«Émeutes urbaines à Grenoble ou gilets jaunes: l’indignation politique à géométrie variable»

FIGAROVOX/TRIBUNE – Anne-Sophie Chazaud dénonce le décalage entre la condamnation virulente des violences commises par les «gilets jaunes», et le relatif silence de l’exécutif sur les émeutes urbaines à Grenoble, qui font suite au décès accidentel de deux délinquants poursuivis par la police.


Anne-Sophie Chazaud est philosophe, haut-fonctionnaire et auteur d’un livre à paraître consacré à la liberté d’expression.


Selon un scénario désormais bien huilé, le quartier du Mistral à Grenoble est en proie à de violentes émeutes depuis une huitaine de jours. Le point de départ est, comme à l’accoutumée, la mort accidentelle de deux jeunes délinquants, Adam Soli et Fatih Karakuss, le samedi 2 mars. Ceux-ci, qui roulaient dangereusement à travers la ville en dégradant des véhicules et mettant en péril des piétons et usagers de la route, roulant notamment sur des trottoirs à vive allure, au volant d’un scooter de grosse cylindrée, volé, dépourvu de plaques d’immatriculation et sans casques, sont pris en chasse par la police qui souhaite assez logiquement les interpeller. Ils tentent comme de bien entendu d’échapper au contrôle et se retrouvent malencontreusement coincés par un autocar empli de footballeurs qui passait par là. L’accident leur sera hélas fatal, ce qui est tout à fait regrettable mais qui est un des risques que l’on prend lorsqu’on fait n’importe quoi sans protection au volant d’un puissant deux roues. Quels que soient le profil des individus et leur indéniable responsabilité dans ce tragique dénouement, on ne peut que compatir humainement à la tristesse et au deuil des familles.

Aussitôt pourtant, comme par une sorte de rituel, la cité s’embrase. Des appels circulent pour se retrouver le soir, dénoncés notamment par le syndicat France Police-Policiers en colère, et dans lesquels on comprend -malgré l’orthographe et le français très approximatifs dans lesquels ils sont rédigés – qu’il s’agit de déclarer la guerre à la police, de lui tendre un guet-apens et de blesser des agents, afin de venger la mort des deux jeunes. Car, bien sûr, ce sont les policiers qui sont montrés du doigt: le fait de tenter d’interpeller des délinquants contrevenant de diverses manières aux règles élémentaires de la sécurité routière et du Code de la Route est perçu en soi comme une provocation voire une agression, ce qui est significatif quant au niveau de civisme ambiant.

Les habitants, eux, sont pris en otage de cette situation.

Pour mémoire, c’est déjà dans ce quartier que de violents affrontements avaient opposé des jeunes de la cité aux forces de l’ordre lors de l’arrestation, quelques semaines plus tôt, d’un dealer de cannabis que ses congénères décidément zélés et dotés d’un sens fraternel tout particulier, tentaient de protéger dans sa fuite. Plusieurs policiers avaient été blessés. Le Mistral, comme en témoignent de nombreux riverains à la fois engagés, empathiques et nostalgiques, c’est ce quartier qui peu à peu s’est replié sur un communautarisme oppressant, en proie à l’omniprésent trafic de drogue et à l’islamisation de plus en plus radicale des mœurs. C’est ce quartier très populaire où, dans les années 1970, hommes et femmes dansaient ensemble et buvaient quelques bières lors des moments festifs et où, désormais, la ville n’ose même plus servir d’alcool lorsqu’elle y organise un événement, de peur de froisser les islamistes rigoristes dont la doxa règne et face auxquels le courage municipal n’est pas de mise. Les habitants, eux, sont pris en otage de cette situation, entièrement gangrenée, sur son versant «business» par le trafic de drogue. La Ville de Grenoble et ses faubourgs, d’une manière générale et depuis des décennies, font face à une montée endémique de la violence (où le jeune Adrien Perez a par exemple été assassiné cet été par Younes et Yanis El-Habib), aux trafics en tous genres, à l’omniprésence de la drogue, aux pratiques mafieuses, à la délinquance du quotidien. On se souvient déjà de l’époque Carignon et de ses cartels douteux. Le gauchisme à la fois naïf et délétère de l’actuel maire EELV n’est pas pour arranger les choses, lui qui est surnommé le «Khmer Vert» et qui semble plus motivé à faire la guerre aux voitures qu’à la délinquance dans une ville dont le procureur Jean-Yves Coquillat lui-même (qui n’est pas réputé pour être un boutefeu) déclarait en 2017 qu’il n’avait «jamais vu une ville de cette taille aussi pourrie et gangrenée par la drogue». Les forces de l’ordre, désemparées et dépassées par la situation, régulièrement assiégées, dénoncent l’absence de soutien municipal dans le combat qu’elles mènent pour tenter de protéger les habitants: pas de police municipale armée, une vidéosurveillance totalement insuffisante et que le maire s’était engagé à supprimer lors de sa campagne électorale (riche idée).

On n’a pas entendu parler d’arrestations préventives comme dans le cas des milliers d’arrestations dont les « gilets jaunes » ont été la cible.

Après des nuits d’émeutes, qui se sont tout de même progressivement calmées, le bilan est calamiteux bien que les autorités restent, comme de bien entendu, particulièrement discrètes sur le sujet, ce qui n’est pas sans contraster avec l’excessive théâtralisation à laquelle elles se livrent semaine après semaine au sujet des «gilets jaunes». Depuis quelques jours, on recense plus d’une centaine de véhicules détruits et incendiés, une caserne de CRS attaquée, des pompiers pris pour cibles, des attaques aux cocktails Molotov contre les forces de l’ordre, une école d’infirmières détruite, une pépinière d’entreprises détruite, des policiers pris pour cibles d’armes par destination depuis les toits des immeubles de la cité, des riverains comme d’habitude pris en otage par les délinquants et politiquement abandonnés à leur sort…

Ce scandale d’une intolérable violence urbaine dont, rappelons-le, les habitants de ces quartiers populaires sont les premières victimes, n’a pas fait la Une des journaux télévisés. Il n’a pas non plus fait l’objet des dénonciations dramaturgiques de l’exécutif, des petites phrases stigmatisantes et provocatrices du pouvoir, lesquelles n’ont pourtant pas manqué tout au long du conflit des «gilets jaunes» afin de souffler sur les braises. Il faut croire que s’en prendre aux «Gaulois réfractaires» est moins risqué. On n’a pas entendu parler de territoires perdus de la République, eux qui devaient prétendument être récupérés centimètre par centimètre. On n’a même pas entendu parler de la République du tout, d’ailleurs. Ni des formes contemporaines de l’antisémitisme qui règnent dans ces quartiers, alors qu’on avait été si prompt à en accuser les «gilets jaunes» sans craindre de pratiquer les amalgames hâtifs et propagandistes les plus douteux. On n’a pas entendu parler en cette semaine des droits de la femme, de la condition de vie des femmes qui oseraient encore s’aventurer dans certains de ces quartiers sans revêtir la nouvelle tenue imposée sans laquelle elles seront considérées comme des prostituées impudiques. On n’a pas entendu parler du sort réservé aux jeunes homosexuels dans ces quartiers. On n’y a pas vu, non plus, de blindés de la gendarmerie, comme ceux qui ont été utilisés contre les «gilets jaunes». On n’a pas vu de canons à eau utilisés contre les populations. On n’a pas vu de bataillons pléthoriques de forces de l’ordre. On n’a pas assisté à des interpellations massives, tout juste sait-on avec certitude que deux individus ont été interpellés, le préfet se refusant pour l’heure à en dire davantage. On n’a pas entendu parler d’arrestations préventives comme dans le cas des milliers d’arrestations dont les «gilets jaunes» ont été la cible.

On avait cru comprendre que la doctrine du maintien de l’ordre avait changé, qu’elle était désormais plus offensive.

C’est donc le deux-poids, deux-mesures qui règne, et l’arbitraire idéologique qui l’accompagne en permanence. Jeter de l’huile sur le feu contre le peuple, c’est sans risque. Jeter de l’huile sur le feu des banlieues: courage, fuyons! Tout au plus Monsieur Castaner a-t-il commis cette semaine, lors de sa visite marseillaise, un tweet invraisemblable dans lequel il énonce que «dans les quartiers de reconquête républicaine [quelle reconquête? Quelle République? Où?], si les patrons (sic) de collèges et lycées ne sont pas mobilisés, si les associations sportives et culturelles ainsi que les mairies et départements ne sont pas mobilisés, c’est comme si je rajoutais des effectifs dans des sables mouvants». Où l’on apprend incidemment que pour le ministre, les cadres du service public scolaire sont des «patrons»… pourquoi pas des PDG dans la start-up nation ou même carrément des caïds? Monsieur Castaner aurait-il osé dire aux habitants et commerçants de l’Avenue des Champs-Élysées victimes des violences urbaines depuis des semaines que s’ils ne se retroussaient pas un peu les manches, leur apporter le soutien de la police revenait à verser une goutte d’eau dans l’océan? Où diable est passée sa belle et provocatrice détermination, lui qui déclarait aux «gilets jaunes», histoire de bien apaiser le climat social: «à l’ultra-violence, nous opposerons l’ultra-fermeté»?

On avait cru comprendre que la doctrine du maintien de l’ordre avait changé, qu’elle était désormais plus offensive. Est-ce à dire que le changement de doctrine sécuritaire ne vaut que dans les métropoles et les hyper-centres cossus? Que les quartiers populaires n’ont pas le droit de bénéficier de la même protection? Ou alors, est-ce à dire que le seul but de ce raidissement doctrinaire et répressif était de faire taire le peuple français révolté en l’accusant de tous les maux, ce dont les quartiers hyper-communautarisés ne feront pas l’objet? Est-ce à dire qu’on préfère s’attaquer au peuple lui-même plutôt qu’à ce qui le mine, le détruit et le gangrène tout comme à ce qui sape la République dans toutes ses valeurs fondamentales?

Le mystère de cette hémiplégie dans l’indignation reste entier.

 

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