Il y a 100 ans, jour pour jour: Kronstadt 1921 – 13 Mars

La Commune de Kronstadt fut une insurrection prolétarienne révolutionnaire contre la dictature anti-communiste du parti bolchevik. Cette véritable manifestation de l’auto-mouvement anti-étatique du prolétariat profondément radicale dans ses aspirations, porte également les limites de son temps et des conditions dans lesquelles elle dut se produire, elle dénonce ses ennemis, les bolchéviks, tels qu’ils sont connus et se dénomment eux-mêmes, bien qu’ils en soient l’anti-thèse, c’est à dire “communistes”. C’est parce que la contre-révolution prend toujours le masque de la révolution véritable, que les bolchéviks se proclament “communistes”, et c’est parce que l’auto-mouvement véridique du prolétariat se produit contre toutes les impostures cheffistes qu’il sait les combattre au nom du communisme véritable.

La solidarité avec Kronstadt : ouvriers de Pétrograd et mutineries dans l’armée

Le 8 mars, s’appuyant sur le rapport de Sévey, un responsable tchékiste qui lui est tout dévoué, Trotsky se plaint au chef tchékiste Menjinsky du comportement de son subordonné, le chef de la Tchéka de Pétrograd Komarov, lequel considère les événements de Kronstadt comme spontanés et serait d’accord avec le menchévik Dan sur les causes les ayant provoqués. Il appuie la demande de Sévey pour que Komarov ne préside pas la commission de cinq membres chargée d’analyser ces événements, car il paralyserait son activité1. Trotsky ne rate pas une occasion pour jeter une pierre dans le jardin de son rival Zinoviev, maître tout-puissant de la Commune du Nord englobant Pétrograd et sa région, l’ancien lieutenant de Lénine qu’il avait supplanté dans ce rôle. Pourtant, la Tchéka de la province fait arrêter ce jour une délégation d’ouvriers de l’usine Arsenal, élue lors d’une assemblée générale pour établir une liaison avec Kronstadt2 et composée d’un menchévik, d’un SR et d’un anarchiste, afin d’interrompre les hostilités et de mener des pourparlers de paix. Les ouvriers voulaient prévenir un conflit sanglant et avaient publié un tract dans ce sens :

On ne peut plus se taire.

Nous devons parler non seulement lorsque nous avons faim, mais aussi lorsque se décide le destin de 25 000 marins. Les autorités nous disent que les Kronstadiens restaurent les généraux d’antan, c’est une CALOMNIE. Les marins révolutionnaires se sont soulevés contre les nouveaux généraux, aussi ce n’est pas la peine de mentionner les anciens. Comme nous, ils trouvent mauvais et répugnants les nouveaux tyrans, aussi il est inutile de mentir effrontément. Qui est l’ennemi véritable ? Est-ce que nous allons faire preuve d’une aussi grande lâcheté envers nos frères les matelots, lesquels ont défendu et défendront toujours les intérêts des travailleurs. Est-ce que nous allons travailler tranquillement pendant tout ce temps. Non, nous ne commettrons pas ce crime. Si nous ne pouvons sortir et manifester dans la rue, nous arrêterons le travail et démontrerons ainsi notre solidarité avec les insurgés.

VIVE L’UNITÉ DES MARINS, OUVRIERS ET SOLDATS ROUGES.

À BAS LES SEIGNEURS ET LES TYRANS !

VIVE LE POUVOIR DES SOVIETS !

À BAS LA DICTATURE DES PARTIS !

Chers camarades,

Les ouvriers de l’Arsenal ne travaillent pas et vous prient de soutenir les Kronstadiens et les ouvriers de Vyborg, sinon nous trahirons nos camarades par notre manque de solidarité. Cessez de travailler !

Ceux de l’Arsenal3 .

Avec les ouvriers des usines Nobel et Oboukhov, ils ne travaillent toujours pas le 10 mars. Les plénipotentiaires de l’Assemblée des délégués des fabriques et usines de Pétrograd qui s’étaient manifestés en 1918 réapparaissent et diffusent un appel :

L’Assemblée des délégués des fabriques et usines de Pétrograd adresse un appel aux ouvriers, militaires et citoyens pour entamer une grève générale et renverser le pouvoir des communistes.

Pétrograd, le 14 mars.4

Adresse à tous les citoyens, ouvriers, soldats rouges et marins « N’économisez pas les balles », le général tsariste Trépov.

« Nous vous tirerons comme des perdrix », le président du Soviet de Pétrograd, Zinoviev.

Tous ont lu les appels du gouvernement. Tous les ont compris. Aux demandes légales du peuple, il répond à coups de canon qui tonne dans le ciel de Pétrograd. On ne peut plus attendre. Le temps d’agir est arrivé. Le peuple doit décider lui-même de son destin. Il doit renverser le joug du bolchevisme. Tous sans exception sont obligés de participer à cette lutte.

Les ouvriers se sont soulevés. En Sibérie, sur la Volga, en Ukraine, dans les régions centrales, les villages brûlent. Kronstadt s’est soulevée pour soutenir les ouvriers de Pétrograd. À son tour, Pétrograd se doit de soutenir les Kronstadiens. Il les soutiendra par une manifestation unanime et fraternelle.

Nous, représentants des fabriques et des usines, nous appelons à cette manifestation tous les ouvriers, citoyens et militaires. Nous appelons à UNE GRÈVE GÉNÉRALE. Que les fabriques et les usines se soulèvent ! Que les employés abandonnent leurs activités ! Que les soldats rouges, marins et koursantis s’unissent en ces jours avec le peuple !

Nous savons qu’un seul coup ne décidera pas de la bataille. Mais le premier coup doit être porté, et plus vite ce sera, mieux ce sera, ouvriers, citoyens et militaires ! Vous devez porter ce coup vous-mêmes. IL VAUT MIEUX MOURIR AUJOURD’HUI EN LUTTANT QUE DEMAIN DE FAIM.

Ça suffit d’être des esclaves affamés, ça suffit de supporter l’oppression et la honte.

Nos mots d’ordre sont : « TOUT LE POUVOIR AU PEUPLE », « LE DROIT DE VOTE POUR TOUS, à bulletin secret et égal pour tous », « LA LIBÉRATION IMMÉDIATE DE TOUS LES ARRÊTÉS ».

À bas le sanguinaire pouvoir communiste ! VIVE LA GRÈVE GÉNÉRALE !

Les anarchistes, longtemps partenaires loyaux des communistes, sont mis au pied du mur et sont obligés de réagir pour ne pas abdiquer de leurs convictions. Alors que certains d’entre eux, “collaborationnistes” (Alexandre Berkman, Emma Goldman, Perkus…), essaient d’intercéder en faveur des Kronstadiens auprès des autorités, d’autres, moins préoccupés de complaire aux bolchéviks, lancent un appel à l’action directe :

Que se passe-t-il à Kronstadt ? Révolution ou contre-révolution ? Insurrection libertaire ou rébellion de gardes blancs ? Les dirigeants bolchéviks déclarent : « Les Kronstadiens se sont soulevés contre nous, ils ont quitté notre route. Leur nouvelle voie ne peut les mener que dans le camp des blancs et de la contre-révolution ; ils n’ont pas d’autre issue. »… Un pouvoir fort a besoin d’une obéissance docile ; cela signifie qu’il a besoin d’une discipline de fer, d’une armée répressive ; il lui est plus facile de gouverner lorsque le peuple est bâillonné et enchaîné. Nous en avons vu les résultats : les réquisitions obligatoires pour les paysans et le travail forcé pour les ouvriers. Un tel pouvoir n’hésite pas, sous prétexte de concessions, à vendre aux capitalistes étrangers, non seulement le labeur de l’ouvrier, mais aussi sa liberté, s’il peut affermir ainsi son autorité…

À propos de la seconde voie, tout le monde se tait. Tous les gouvernements la dissimulent soigneusement, car c’est la fin de toute Autorité : la société Libertaire. Là, il n’y a plus de maîtres, plus d’esclaves, de mercenaires du travail, ni de contraintes. Chacun participe à sa propre vie. L’armée régulière, instrument d’oppression, cède la place aux détachements libres de partisans. Au lieu du travail forcé, c’est le travail créateur et libre pour tous. Les ouvriers s’occupent eux-mêmes de la production et de la répartition des produits. Ils se passent de l’État, et organisent un libre-échange avec les paysans. Les questions et problèmes de la vie économique et sociale se résolvent au cours de libres assemblées des ateliers, usines et communes paysannes…

Mais alors vous, Pétrogradois, jusqu’à quand allez-vous vous taire et ne rien faire. La Révolution est là qui vous attend impatiemment. Elle vous appelle à la suite de Kronstadt. Il y a quelques jours encore, vous pouviez hésiter, vous pouviez ignorer la vérité sur les événements ; pour sauver sa peau, le pouvoir vous avait impudemment trompés. Pour rester en place, il lui faut écraser Kronstadt. Mais qui irait combattre les matelots de Kronstadt pour défendre le pouvoir ? Le pouvoir a imaginé une fable vieille et rebattue : celle de la contre-révolution. Il veut tromper Pétrograd, il veut tromper à nouveau toute la Russie.

Ceux qui connaissent Kronstadt et son amour de la liberté, ne peuvent croire que les marins se soient entendus avec l’« Entente ». Seule, une faible partie de la jeunesse s’est laissé prendre à cette fable. On l’a flattée, l’appelant les « vaillants défenseurs de Pétrograd » ; et, sous le commandement de gredins conscients, elle a été envoyée canonner la Révolution. Voilà la vérité de ces derniers jours.

Sachant cela, Pétrogradois, vous vous taisez tout de même. Nuit et jour, vous entendez le grondement des canons, et malgré cela vous ne vous décidez pas à intervenir ouvertement contre le gouvernement, pour détourner ainsi ses forces de Kronstadt. L’affaire de Kronstadt est vôtre. Non moins que les Kronstadiens, vous avez souffert du pouvoir bolchévik ces trois dernières années ; il a tué en vous tout ce qui était vivant, toute pensée, tout espoir en la possibilité en une nouvelle révolution, même en la possibilité d’une lointaine émancipation.

Les Kronstadiens ont toujours été les premiers dans la révolte ; maintenant aussi, ils viennent de débarrasser leur cou des mains qui les étranglaient avec des chaînes. C’est pour cela qu’à Kronstadt, par-delà la canonnade, étincelle maintenant votre liberté.

C’est votre tour ! Après la révolte de Kronstadt, doit venir la révolte de Pétrograd !

Marins, soldats rouges, ouvriers, levez-vous à côté des Kronstadiens, et que le pouvoir amène ses bandes de koursantis, nous verrons alors pour qui sera la victoire et la Révolution.

Pétrogradois, votre première tâche est de supprimer ce gouvernement, et ensuite de ne pas laisser s’en instaurer un autre. Tout Etat apporte avec lui, dès le premier jour, la loi, les décrets et les interdictions. Seule, la société anti-autoritaire ne vous enchaînera pas…

Marins, soldats, ouvriers, organisez entre vous une liaison, entendez- vous et mettez au point votre action. Attaquez tous les centres bureaucratiques, tous les dépôts d’armes. Vous serez reçus à coups de fusils : c’est ainsi que tout pouvoir rencontre la Révolution. Et comme toujours cela sera son chant de cygne5 .

La Tchéka tient à garder l’exclusivité sur l’affaire, et cela, malgré la solidarité affichée par plusieurs autres usines du quartier de Vyborg à l’égard de celle de l’Arsenal. L’état-major du groupe Nord de l’offensive bolchevique communique que plusieurs forts avancés de Kronstadt auraient l’intention de se rendre. C’est prendre ses désirs pour des réalités, car il n’en est rien et les insurgés sont plus soudés que jamais ; les membres du parti communiste continuent à en démissionner en masse ; d’autres sont arrêtés et emprisonnés pour avoir commis des actes hostiles au Revkom. Ainsi, il y aura au total, au 13 mars, 424 emprisonnés dans les bâtiments prévus à cet effet, sans compter ceux qui sont mis aux arrêts sur les cuirassés, les forts et différentes unités militaires. Il faut y ajouter les soldats du 561e régiment de Kronstadt et les koursantis qui se sont rendus lors de l’offensive ratée, soit 900 à 2 000 bouches supplémentaires à surveiller et à nourrir, ce qui réduit encore plus les réserves d’alimentation et entrave l’activité des défenseurs. L’ex-commissaire de la Baltique Kouzmine n’hésite pas à réclamer de l’huile de table pour ses repas, ayant des problèmes d’estomac et ne supportant pas le menu ordinaire. D’ailleurs, les commissaires et responsables communistes emprisonnés se plaignent de tout, en particulier de l’exiguïté de leur lieu de détention, prévu pour 21 prisonniers alors qu’ils sont 70 et qu’ils tiennent malgré cela des assemblées quotidiennes pour discuter de la situation.
N’ayant que des bottes de feutre adaptées aux navires, les marins ne peuvent marcher avec sur la neige, aussi le Revkom réquisitionne 280 paires de chaussures des communistes emprisonnés pour les en munir. Les commissaires n’hésiteront pas à élever des protestations indignées contre cet acte et à tout propos, à tel point que le Revkom donnera l’ordre au nouveau directeur de l’établissement Léon Schoustov d’enfermer 23 d’entre eux dans des cellules disciplinaires individuelles6 .
Plus grave et ayant des conséquences tragiques pour les insurgés, les simples membres du Parti sont laissés en liberté et se déplacent librement sur les cuirassés et dans la ville, aptes à espionner et saboter la défense. Le 14 mars, 11 d’entre eux seront ainsi arrêtés. Le 10 mars, notre jeune héros commandant de la ville de Kronstadt, Viatcheslav Zemskov, publie un ordre dans le n° 8 des Izvestia, donnant aux communistes se trouvant à Kronstadt un délai de deux jours pour venir déposer à son bureau toutes les armes dont ils disposent, à savoir revolvers, fusils avec leurs cartouches, sabres, baïonnettes et dagues, ainsi que les batteries d’accumulateurs (pour les lampes torches et émetteurs). Les contrevenants s’exposeront à être mis « sévèrement devant leurs responsabilités7 ».
Surmenés par leurs tâches défensives, les matelots se déchargent sur les ouvriers pour patrouiller dans l’île ; le bureau des syndicats demande à ceux-ci de former une compagnie de fantassins. L’aviation bolchevique effectue 10 raids pendant la journée du 9, en jetant 525 livres de bombes, principalement sur les cuirassés ; les batteries antiaériennes de Kronstadt abattent un avion et en endommagent deux autres. Le 10, Toukhatchevsky calcule le nombre de pièces d’artillerie lourde nécessaires pour bombarder les forts et navires de Kronstadt : plus de 150 de différents calibres pour envoyer plus de 50 000 obus. De quoi ne pas y laisser âme qui vive ! C’est le moindre souci de ce soudard sanguinaire, ex-élève du corps des pages impérial, n’ayant en tête que l’aspiration de se distinguer aux yeux de ses nouveaux maîtres. Son supérieur, du même acabit, l’ex-colonel tsariste Serge Kaménev, ordonne un bombardement continu jour et nuit de Kronstadt8 et fait venir en renfort de Carélie et du Caucase 6 divisions d’artillerie lourde, 3 trains blindés avec de l’artillerie lourde. Le pilonnage incessant par l’artillerie, jour et nuit, sera une tactique payante de l’Armée rouge, car elle épuise la capacité de résistance physique des insurgés. Ceux qui rentrent se reposer chez eux sont épuisés au point de ne plus revenir combattre. Des troupes d’élite sont appelées également en renfort : la 32e brigade de la 11e division, la 80e brigade, la 167e brigade de la 56e division, ainsi que la 27e division provenant du front de l’ouest. Tout cela, sans compter les nombreux détachements de koursantis dont on bat le rappel à travers tout le pays.
Cela n’empêche pas certaines unités de renâcler : le commandant de brigade Fedko ordonne la “purge” de la 167e brigade de tous les “criards” et “provocateurs”, tout comme les commandants de compagnie, arrêtés et traduits devant le tribunal militaire révolutionnaire. On sait ce que cela signifie : la seule sentence est le poteau. Le même sort est réservé aux koursantis des 5e et 6e compagnies de Pétrograd qui ont non seulement refusé d’attaquer à partir de Sestroretsk mais ont aussi empêché le 35e bataillon d’artillerie d’ouvrir le feu sur Kronstadt9 . D’ailleurs, lors de l’offensive du 8, l’artillerie du fort Krasnoflotsky (de la Flotte rouge, ex-la Colline rouge), a également mal fonctionné, des canons s’étant révélés défectueux (probablement sabotés).
Toukhatchevsky écrit à Lénine au sujet du “système de la milice” qui l’effraie tant « du point de vue théorique que surtout pratique, avec toutes les conséquences que cela pourrait entraîner ». Ce qui l’inquiète, c’est le point du programme du parti soumis au Xe Congrès, où il est question de mettre la milice ouvrière au même rang que l’Armée rouge. S’il s’agissait « seulement des marins de Kronstadt, tout serait simple, mais cela se complique avec les ouvriers de Pétrograd qui ne sont absolument pas sûrs. A Kronstadt, les ouvriers se sont joints aux marins. Il en a été de même sur le front ouest, où les ouvriers ne se sont pas révélés sûrs ». Si on instaurait une milice à Pétrograd, « personne ne pourrait garantir qu’au moment décisif elle ne se soulèverait pas contre le pouvoir soviétique ». Mettre en pratique cette conception “fantaisiste” pourrait amener à «dresser l’Armée rouge contre la milice ouvrière avec toutes les conséquences que cela entraînerait10 ». On peut s’interroger ici sur la véritable nature d’un pouvoir qui s’intitule “ouvrier” et qui s’effraie d’avoir une milice “ouvrière” ? Toukhatchevsky brûlait d’envie de se racheter aux yeux de Lénine pour effacer l’échec lamentable de son offensive sur Varsovie en 1920. À noter son ton obséquieux envers le « très estimé Vladimir Illitch ».
Jugeant toutes les mesures prises insuffisantes, Trotsky sonne le tocsin et adresse au bureau politique du Comité central du parti communiste un message pressant :

Le 10 mars.

Top secret. Aux membres du Politburo du Comité central.

On ne peut s’emparer de Kronstadt qu’avant le dégel. Dès que le golfe deviendra navigable, Kronstadt pourra communiquer avec l’étranger. En même temps, l’île deviendra inaccessible pour nous. Les espoirs d’une reddition à cause d’un manque d’approvisionnement ne sont pas fondés car, jusqu’à l’ouverture de la navigation, il y en a suffisamment. En outre, les insurgés en reçoivent actuellement de Finlande – on sait que 7 traîneaux y sont parvenus. Toukhatchevsky vient de me faire savoir que le dégel a commencé à Pétrograd. Il faut à tout prix liquider Kronstadt ces prochains jours. Cela ne peut être atteint qu’au moyen de la mobilisation d’un nombre considérable de communistes et d’actifs militants responsables à Pétrograd.

Il faut prendre des mesures extraordinaires. Je crains que ni le Parti, ni les membres du Comité central ne se rendent pas compte suffisamment du caractère extraordinairement critique de la question de Kronstadt.

Trotsky11 .

Il arrive en personne le même jour à Moscou et provoque une réunion pour proposer l’envoi de délégués du congrès en soutien moral et politique des troupes soumises au doute. Dans la soirée, la décision est prise et la mobilisation commence immédiatement. Elle va concerner le quart des congressistes, soit environ 300 délégués sur 1135. Le nombre exact n’a jamais pu être établi, les historiens soviétiques ont donné une fourchette de 279 à 320 délégués, en comptant ceux avec voix délibérative ou consultative, ou même de simples militants présents à ce moment-là12. La décision a donc été prise par le présidium et non par le congrès, et c’est lui, composé de Lénine, Trotsky et de leurs fidèles, qui a sélectionné les délégués à envoyer ; probablement, parce qu’une grande partie des congressistes devait sympathiser avec les Kronstadiens et que leur accord n’était pas acquis d’avance. Certes, mais ils suivirent malgré tout les décisions de leurs guides, y compris l’Opposition ouvrière, pourtant bien placée pour comprendre la situation et se solidariser avec Kronstadt, mais qui poussa le masochisme jusqu’à aller la combattre, et ainsi consacrer sa propre perte. Bref, c’est à ce moment décisif qu’elle choisit la direction du Parti, montrant à l’évidence les limites de sa critique.
Le train de ces délégués, “baptisé” Vorochilov, du nom du commissaire du front sud de l’offensive, a démarré le 13 mars. Sitôt arrivés, ces délégués ont été répartis parmi les unités assaillantes. La principale arme qu’ils apportaient était l’annonce d’un changement de la politique du Parti dans le domaine économique : sa libéralisation et, pour les paysans, le remplacement des réquisitions forcées de leurs récoltes par un impôt en nature, c’est-à-dire le prélèvement d’une seule partie d’entre elles. C’est la NEP – la Nouvelle Politique économique, que ses opposants s’empressent de surnommer “Nouvelle Exploitation du Prolétariat” ! -, officiellement adoptée au congrès le 15 mars, et qui ne sera annoncée qu’oralement par les délégués aux soldats de l’Armée rouge. L’adoption de la NEP permet ainsi à Lénine de réaliser une pirouette dont il est coutumier : il affirme, sans rire ni rougir, que la loi sur l’impôt en nature avait “de fait” déjà été adoptée le 30 octobre 1918, mais que, n’étant pas entrée en pratique, elle avait été remplacée par les réquisitions13 ! Fidèle à sa dialectique où un grand mensonge se substitue à un plus petit, il retourne toujours en sa faveur la situation, quitte à forcer cyniquement les faits. Étant parvenu à interdire toute opposition interne, personne n’osera plus le critiquer ouvertement.
Lors de l’offensive du 8 mars, le membre du Revkom de Kronstadt S. Verchinine, trompé par un drapeau blanc agité par des koursantis, s’est avancé vers eux pour parlementer. Mal lui en a pris, car ils l’ont immédiatement appréhendé. Toukhatchevsky se vante de l’avoir fait prisonnier pendant l’attaque à l’intérieur de Kronstadt. Il n’en est rien comme le révèlent ses interrogatoires subis, le jour de son arrestation, devant les tchékistes Znamensky et Feldman. Il confirme avoir été retenu à mi-chemin vers Oranienbourg par des koursantis, alors qu’il leur apportait des exemplaires des trois premiers numéros des Izvestia du Revkom et de la Résolution du 1er mars, dans le but d’entamer des pourparlers avec le pouvoir soviétique, ce dont il avait été chargé par le Revkom, mais sans pouvoir présenter son mandat car il avait été inopportunément conservé par son accompagnateur Govorov qui avait réussi à échapper au piège. Il affirme n’être membre d’aucune organisation et être sûr qu’aucune n’a joué un rôle dans les événements. Le mécontentement des masses serait apparu après le retour de la délégation des Kronstadiens à Pétrograd, où lui-même ne s’était pas rendu. À l’insistance de l’interrogateur tchékiste sur l’existence d’une organisation à l’origine de l’insurrection, il répond que le Revkom compte uniquement sur l’état d’esprit des masses ouvrières. A la question portant sur la politique du Revkom envers la Russie soviétique, il se dérobe en déclarant qu’il est peu féru en politique mais que lors d’une assemblée générale de la garnison de Kronstadt, la Résolution de “vaincre ou mourir” avait été adoptée. Là, il omet de dire que c’était sur sa proposition.
Il déclare que la volonté du Revkom est toujours de mener des pourparlers avec le pouvoir soviétique sur la base de la Résolution du 1er mars, qu’un avion est d’ailleurs en train d’être remis en état de voler afin de pouvoir diffuser par les airs les résolutions et journaux, que le Revkom dirige Kronstadt, toutes les institutions soviétiques continuant de fonctionner sous le contrôle de troïkas élues, que tout l’appareil judiciaire et policier a été supprimé, qu’une commission a été mise sur pied pour réexaminer le cas de tous les emprisonnés, que lui-même est nécessaire pour l’état-major. Il termine en exprimant le souhait que des pourparlers entre le Revkom et le pouvoir soviétique puissent avoir lieu.
Interrogé de nouveau le lendemain par Feldman, il déclare être un marin du Sébastopol, avoir été élu le 2 mars par l’assemblée générale et être devenu membre du Revkom. Il présente la composition de celui-ci, dont les plus actifs sont Yakovenko, responsable de la défense et qui contrôle l’État-major de la forteresse, Pétritchenko, Arkhipov et Romanenko, chargés des questions civiles, puis viennent les spécialistes militaires de la défense. Il brosse un tableau positif de la situation de la forteresse et réaffirme avoir été chargé de négocier au nom du Revkom pour la cessation des opérations militaires, afin d’éviter d’inutiles pertes humaines et la ruine. À cette fin, il avait emporté la Résolution adoptée par la garnison pour expliquer ce que veulent les habitants de Kronstadt, mais on ne l’a pas laissé mener ces pourparlers en l’arrêtant tout de suite. Interrogé une dernière fois le 21 mars, il réitère ses explications, en ajoutant qu’il avait été chargé d’aller sur les forts Rif et Chants pour les informer sur la situation, comme en font foi quelques autres mandats trouvés sur lui. Il atténue le plus possible son rôle en se réfugiant derrière sa méconnaissance de la politique et son peu d’instruction, mais reconnaît avoir été influencé par Pétritchenko, lequel disait qu’en Octobre on avait versé son sang pour rien, car on en était revenu à l’ancien état de choses. Il était particulièrement remonté contre les détachements de contrôle routier, dans lesquels il voyait la personnification du pouvoir communiste. On lui avait confisqué à l’un d’eux des provisions et, comme Pétritchenko s’y était opposé, il l’avait suivi. Il ne connaissait aucun programme politique, ni programme d’action, il n’en avait jamais entendu parler et n’y pensait même pas. Questionné sur les forces armées des insurgés, il fournit des chiffres importants mais néanmoins réels, car ils correspondent à ce que les communistes savaient déjà (voir plus haut), probablement pour faire prendre en compte la nécessité de négocier : 2 500 hommes pour les équipages des Sébastopol et Pétropavlovsk, 2 000 fusiliers marins, 900 hommes pour la garnison du Rif, 300-400 pour le fort Totleben, même nombre pour le fort Obroutchev ; le 561e régiment, passé du côté des insurgés, prend une part active à la défense. Pour les autres unités, il ne sait pas. L’approvisionnement alimentaire est suffisant pour un mois ; les insurgés attendent un soulèvement général dans le pays ; ils n’ont pas l’intention de se rendre et ont décidé de se battre jusqu’au bout14. Il veut manifestement incarner la volonté de négocier des insurgés, aspiration noble mais naïve face à des hommes sans scrupules ayant accaparé le pouvoir et ne reculant devant rien pour le conserver, comme le démontrent les ordres du commandant des assaillants du groupe nord, A. Sédiakine. Suite à ce qu’un bataillon de koursantis de Moscou, ayant pénétré le 8 mars dans Kronstadt, avait tenté de désarmer les insurgés par la parole, puis avait lui-même été encerclé et fait prisonnier, sous menace d’être fusillé selon Sédiakine, il ordonne d’interdire au cours de la prochaine offensive tous pourparlers et conversations avec les insurgés. Les récalcitrants devront être amenés à l’obéissance par les armes. Par la même occasion, tous les agitateurs et provocateurs devront être amenés à l’état-major et, à la moindre tentative de fuir ou de résister, fusillés sur place15. À signaler l’étrange analyse du commissaire des forces maritimes de Sibérie (!) appelé en renfort, N.I. Frolov, qui classe les habitants de Kronstadt en 3 catégories : 1) des makhnovistes-voyous – la plupart ayant été réellement chez Makhno, selon lui ; 2) les officiers – des gardes blancs avérés – se dissimulant derrière le masque de “soviets élus” et qui se tiennent pour l’instant dans l’ombre, afin de ne pas être remarqués par la masse ; 3) enfin, tous ceux qui, n’appartenant pas à ces deux catégories, se trouvent entre elles deux16. Remarquons d’abord le démenti sur le rôle prétendument éminent des officiers et l’incohérence du raisonnement: ce commissaire sibérien devait confondre Kronstadt avec une partie de l’Ukraine !
Pendant ce temps, à Kronstadt, l’État-major de la forteresse divise le front de défense en quatre secteurs à partir des forts entourant l’île. La Croix-Rouge américaine décide d’aider les insurgés ; elle leur donne accès à son stock d’Helsingfors. contenant 4 000 tonnes de farine, des boîtes de lait concentré, des conserves, etc. La Finlande fait obstacle, ne voulant pas prendre parti dans le conflit pour ne pas s’attirer les foudres du Kremlin, et il faudra faire passer un premier et seul convoi en traîneau par contrebande pour apporter du ravitaillement à Kronstadt. Ce sera le capitaine Vilken, ancien commandant du Sébastopol, qui le conduira et se montrera dans la forteresse. Il dira à son vieil ami Karpinsky, lui ayant à ce moment succédé comme commandant du Sébastopol, que son action n’avait pour but que de fournir du ravitaillement et des médicaments, et qu’il n y avait rien à espérer pour les insurgés d’une aide armée extérieure, encore moins d’une intervention des pays voisins ; le seul espoir tenait dans une insurrection de Pétrograd, auquel cas les associations russes de Finlande s’efforceraient de lui procurer du ravitaillement pour huit jours17. Sa présence sera néanmoins gênante pour les insurgés, car donnant prise à la propagande bolchevique sur la restauration de l’ancien régime.
Au sujet de l’approvisionnement, les marins vont avoir une surprise de taille en perquisitionnant les spacieux appartements des commissaires bolchéviks : de grandes quantités de nourriture y sont découvertes. Ces “camarades” ne se privaient de rien pendant ce temps de disette générale18. Tout est immédiatement distribué à la population.
À Pétrograd, un témoin oculaire décrit l’atmosphère dans les quartiers ouvriers :

Les quartiers ouvriers sont complètement déserts. Des passants isolés marchent en longeant les murs, la tête baissée, vêtus d’habits rapiécés. On sent instinctivement que la conscience de leur impuissance et de l’impossibilité d’aider les Kronstadiens pèse lourdement sur leur âme. Les coups de canon les frappent comme des coups de fouet, l’on voit des poings se serrer involontairement et des visages se crisper. Brusquement, les visages changent d’expression…, une des patrouilles à qui Zinoviev a donné le droit de fusiller sur place tout « attroupement » vient d’apparaître…

« Qu’il n’y ait pas d’attroupement de plus d’une personne ! » Avec quelle haine les regards accompagnent ces esclaves de l’État bolchévik. Tout le Pétrograd socialiste et anarchiste s’est trouvé décimé. Les équipes de la Tchéka arrêtaient tout le monde, les légalistes comme les illégaux, les militants actifs et les passifs, même ceux qui avaient milité il y a déjà pas mal de temps, durant les journées printanières de la Révolution, ainsi que ceux dont le seul tort était d’être en relation avec des anarchistes ou des socialistes : tous ont trouvé un refuge sûr et durable dans les caves de la Gorokhovaya19 [siège de la Tchéka de Pétrograd].

Le koursant Stépanov note de son côté que les unités de koursantis étaient accompagnées de cris hostiles lorsqu’elles s’embarquaient à Pétrograd pour aller combattre Kronstadt : « Les junkers de Trotsky vont fusiller la classe ouvrière ! », et il remarque qu’il n’était pas bon pour eux de circuler seuls en ville20.
Toukhatchevsky ordonne le 11 mars d’effectuer en permanence un « bombardement systématique de Kronstadt », à raison de 100 obus par 24 heures, c’est-à-dire un tous les quarts d’heure. Toutefois, son ordre ne sera pas suffisamment suivi et il lui faudra le répéter deux jours après, en demandant une enquête sur cette non-application et la traduction devant le tribunal des éventuels responsables21.
Le 12 mars, présidée par Kouzmine, une assemblée de 52 commissaires, de communistes et 3 sans-parti emprisonnés, s’adresse au Revkom pour que Zossimov soit autorisé à aller participer à la session du 15 mars du CEC des soviets, dont il est membre, pour exposer la situation à Kronstadt. Il s’engage, tout comme tous les autres emprisonnés, à revenir juste après. La ficelle est un peu trop grosse : soupçonnant une manœuvre et estimant que le parti communiste est suffisamment informé sur les buts de l’insurrection, le Revkom s’y oppose. Il trouve par ailleurs que ces commissaires prennent bien des libertés en confectionnant un journal manuscrit ouvertement provocateur à son égard. Par conséquent, il décide de leur confisquer les crayons et le papier, et de remplacer le permissif Toussov, communiste non repenti, et qui va jouer les jours suivants un rôle fatal pour la cause des insurgés, par l’anarchiste Schoustov22.
Le mouvement de solidarité ne se limite pas aux ouvriers, les militants menchéviks et SR, restés encore en liberté, réussissent à publier et faire circuler des tracts dénonçant les manœuvres du pouvoir bolchévik (voir leur traduction dans les annexes). Le dirigeant bolchévik du Soviet des syndicats Dénissov envoie un message à tous les syndicats de Pétrograd et signale que, selon des proclamations et appels propagés, un signal par sirène sera donné pour déclencher la grève générale ; il leur recommande en conséquence de surveiller et protéger les sirènes de toutes les fabriques et usines23 .
Le chef tchékiste A.P. Nikolaiev envoie un message, secret et devant être brûlé par son destinataire N. Egorov, sous le pseudonyme de “l’homme d’affaires” ; il signale les dégâts importants occasionnés par l’artillerie des insurgés à Oranienbaum. En conséquence, par crainte de l’ouragan du feu ennemi, une partie de l’état-major a été évacuée dans les villages environnants ; lui, a la possibilité de se réfugier dans une cave. En revanche, il constate que les obus tirés par l’artillerie des assiégeants n’atteignent pas leurs cibles ; des batteries supplémentaires sont amenées mais, étant donné le peu de loyauté de leurs servants, il faut les encadrer avec trois tchékistes par batterie24 . Deux soldats du fort n° 6, Dimitri Prokofiev et Ivan Gavrilov, qui s’étaient volontairement proposés pour reconnaître les dispositions du rivage nord, sont accusés d’espionnage et condamnés à être fusillés immédiatement par la Tchéka25. On apprendra ensuite par le commandant du fort Bourlakov, qu’ils avaient été envoyés par les communistes pour prendre contact avec les troupes de Sestroretsk.
L’assaut est prévu pour la nuit du 12 au 13 ; les renforts arrivent, mais leur état d’esprit laisse à désirer. Dans la 32e brigade, 7 soldats ont été arrêtés, pour agitation contre l’attaque et refus d’occuper leurs postes de combat. Le commandant, le médecin-chef et le fourrier-chef du régiment spécial de tirailleurs de Kronstadt ont aussi été arrêtés. Les 17 membres d’un détachement sanitaire, parti recueillir des blessés sur les étendues enneigées devant Kronstadt, appréhendés puis relâchés par les marins, sont arrêtés pour cette raison par la Tchéka. Tous seront emprisonnés, puis relâchés par la Tchéka de Pétrograd, le 17 mars, sauf l’infirmière Makarova, tuberculeuse et enceinte de trois mois, qui devra déclarer une grève de la faim pour être libérée au bout d’un mois d’emprisonnement supplémentaire sans savoir de quoi on l’accusait26. Un constat sur l’état des unités déployées conclut à une grande carence dans l’équipement : au 94e régiment de la 32e brigade, il manque 53 manteaux, 135 paires de chaussures, des quantités d’habits et de sous-vêtements. Cela doit être complété incessamment mais, pour l’instant, chacun reçoit en cadeau de son état-major 13 cigarettes et une boîte d’allumettes (!). Dans le 95e régiment, il en est de même, mais l’état d’esprit s’est amélioré depuis que 8 meneurs contre l’offensive ont été arrêtés et envoyés devant le tribunal. Dans le régiment à destination spéciale, 6 jeunes marins sur 10 désignés pour faire partie d’une patrouille chargée de reconnaître les positions ennemies, se sont enfuis mais ont été rattrapés et envoyés au tribunal – 4 d’entre eux ont des noms ukrainiens. Des renforts continuent d’arriver tous les jours en hommes et en armement. Des militants et des délégués du Xe Congrès du parti communiste arrivés en nombre sont répartis entre toutes les unités pour relever le moral des combattants et leur expliquer le sens du combat. Cependant, trois régiments d’élite de la 27e division de tirailleurs – le 234e d’Orcha, le 235e de Nével et le 237e de Minsk, comptant au total 8 000 hommes -, s’avèrent rebelles aux ordres, lorsqu’ils apprennent qu’ils devront combattre les marins de Kronstadt. Un espion tchékiste, Nasonov, se présente à un soldat d’une compagnie du régiment de Nével comme transfuge de Kronstadt pour le faire parler ; il apprend ainsi que ce régiment a décidé, lors d’une assemblée générale, de ne pas combattre contre Kronstadt et de s’y rallier si l’occasion s’y prête27. Le dirigeant du groupe fractionnel du Centralisme démocratique du parti communiste, A. Boubnov, détaché auprès du département politique du groupe Sud, recommande au commissaire politique Vorochilov de dénoncer à la section spéciale de la Tchéka les “nuisibles chuchoteurs et criards” pour leur élimination immédiate28.
Dans la nuit du 13 au 14 mars, ces régiments tentent de gagner Pétrograd, afin “d’aider les ouvriers de Pétrograd’’. Le régiment d’Orcha, stationné à proximité est gagné par le mouvement. Les communistes des régiments n’arrivent pas à les arrêter et il faut faire appel au régiment spécial commandé par Fedko pour les stopper et encercler. Ce sont des régiments d’élite de cette 27e division que Toukhatchevsky présentait à son supérieur S. Kaménev, on l’a vu précédemment, comme la meilleure de l’Armée rouge. Complétée par des Sibériens, elle était commandée par V.K. Poutna, trois fois décoré de l’ordre du Drapeau rouge ; près de 900 de ses soldats et commandants avaient également reçu cette décoration. Elle s’était distinguée sur tous les fronts de la guerre civile et avait reçu pour cela 18 étendards du CEC des soviets. Le 14 mars à 17 heures, un meeting est organisé en présence de tout l’état-major ; Vorochilov et Dybenko annoncent au nom du commandement de la 7e Armée et du front sud que ces régiments, n’ayant pas obéi aux ordres, sont déclarés hors-la-loi, doivent être désarmés, tous leurs drapeaux confisqués, leurs membres privés de leur titre de héros de l’Armée rouge, et les instigateurs de l’insoumission déférés devant le tribunal. Cette sanction produit un effet démoralisateur sur les soldats, qui obéissent sans opposition à l’ordre de Dybenko de déposer leurs armes et de gagner les casernes de cantonnement. De nombreux délégués du Xe Congrès sont dépêchés dans la nuit pour discuter avec eux pour les convaincre de la justesse de leur cause et surtout de repérer les réfractaires, camouflés en « sans-parti influençant la partie instable et arriérée des soldats », et les désigner à la Tchéka, afin de les « isoler de la partie saine des combattants29 ». Le lendemain matin, on installe une tribune et, devant cette “partie saine”, “abattue moralement”, une cérémonie a lieu au cours de laquelle se joue une scène de repentir : Vorochilov commence par insister sur la gravité exceptionnelle de leur faute, mentionne la « magnanimité du pouvoir prolétarien », puis rappelle qu’en vertu des lois de temps de guerre ils sont tout de même requis, mais que les instigateurs seront sévèrement châtiés. Le commandant de la division Poutna demande au nom de ses hommes qu’on leur rende les armes et les drapeaux, afin qu’ils puissent « laver de leur sang le déshonneur subi » en se mettant aux premiers rangs de l’offensive. Des voix se font entendre pour exprimer leur accord pour “expier leur faute” à condition qu’on leur explique comment attaquer sur la glace. Dybenko le leur explique et Vorochilov accepte démonstrativement la demande de Poutna30.
En conséquence, le 14 mars, 41 soldats du régiment de Minsk sont condamnés comme « traîtres à la révolution ouvrière-paysanne » par une troïka composée du toujours même A.P. Nikolaiev et de Gribov, commissaire politique ayant échappé à l’arrestation à Kronstadt. Le lendemain, ce sont 33 soldats du régiment de Nével qui subissent la peine capitale pour le même motifsup>31. Le même jour, le régiment de tirailleurs de Kronstadt est purgé de 450 membres, sans que l’on sache exactement quel est leur sort. Les régiments 499 et 501 de la 167e brigade perdent respectivement, au cours de leur transfert sur le front, 50 et 20 déserteurs, ainsi que 7 officiers. Au groupe Nord, on élimine également tous ceux qui ont tergiversé lors de l’offensive ratée du 8. Deux servants de la batterie 35, Kabanov et Korsounine, sont arrêtés et adressés au tribunal militaire ; ils y sont jugés et fusillés pour avoir voulu empêcher de tirer sur Kronstadt. Le responsable de la commission régionale de lutte contre la désertion signale des groupes de 10-15 déserteurs armés qui parcourent la région et préconise des mesures pour y prévenir un éventuel soulèvement. Toutes les autres unités connaissent également des cas de ce genre, tels les 60 fusillés de la 79e brigade ou bien encore le régiment d’Orel32. Un ordre du jour de Toukhatchevsky conclue l’affaire : « Le pouvoir soviétique a montré que, par le désarmement et l’arrestation de ces régiments, il ne tolérera ni le manque de discipline ni la trahison. Tous les provocateurs et chuchoteurs ont chèrement payé leur activité contre-révolutionnaire. Maintenant que les héros qu’ils avaient trompés demandent qu’on leur donne la possibilité d’expier leur faute devant les ouvriers et paysans de la Russie soviétique, j’ai ordonné qu’on leur rende les armes et drapeaux révolutionnaires. » Une communication de la section politique du 16 mars signale qu’il y a eu 7 arrestations dans le 501e régiment, 70 dans le 235e, 30 dans le 236e régiment et 58, dont 20 candidats-communistes dans le 237e. En tout, on compte 200 arrestations dans les 79e et 80e brigades, 400 soldats des 561e régiment de Kronstadt et du 1er bataillon du 136e régiment d’Orel, considérés comme inutilisables, sont sortis des rangs, sans que l’on sache rien sur leur sort33.
C’est littéralement avec le fusil ou la mitrailleuse dans le dos que les soldats vont être obligés de marcher à l’assaut.
Le plus incroyable, c’est l’appel au meurtre lancé par le commandant de l’offensive Nord, E. Kazansky : dans son ordre top secret du 13 à 13 h 15, il écrit que

« lors de la prise des forts, il faudra se débarrasser cruellement des mutins, fusiller sans aucun regret tous ceux qui s’y trouveront et ne pas retarder pour cela les assaillants. |…| dans les combats de rues à Kronstadt, tuer tous ceux qui seront armés, ne pas perdre de temps avec les prisonniers et n’entrer en aucun cas en discussion ou en pourparlers avec les rebelles ».

Deux heures plus tard, nouvel ordre du même style :

« … Fusiller sur place tous les déserteurs et paniqueurs. Le commandant de la rangée de surveillance arrière en répondra. La partie du détachement prévu pour la prise du premier fort devra immédiatement attaquer les forts 4 et 6 et y fusiller tous les rebelles. Il ne doit pas y avoir de prisonniers.34 »

Ces ordres viennent d’en haut, il ne peut en être autrement dans la pyramide du pouvoir, comme on l’a vu avec les ordres et les directives de Trotsky. Mais ici, c’est Lénine lui-même qui a dû ordonner cette répression féroce car, quelques mois plus tard, non seulement il l’approuvera, mais affirmera: « C’est maintenant précisément qu’il faut donner une leçon à ces gens, de façon que pour des décennies ils ne puissent même pas penser à quelque résistance que ce soit.35 » Toukhatchevsky encourage cette “purge cruelle” et loue Dybenko pour avoir rendu combative sa 27e division avec de telles méthodes. Il regrette qu’il ait fallu retarder l’offensive à cause de ces cas d’insoumission et, se fiant à un transfuge de Kronstadt, affirme que les ouvriers ont pris le dessus sur les matelots en assurant la garde de la ville ! Alors que c’est bien au contraire ces derniers qui ont demandé aux premiers de les aider en cela. Il annonce l’arrivée fantaisiste de 100 officiers blancs de Finlande. Ne sachant comment se faire valoir auprès de son chef S. Kaménev, il proposera, le 17 mars, de bombarder les deux cuirassés Sébastopol et Pétropaulovsk avec des obus à gaz asphyxiant36.
Le 13, Victor Tchernov, le président de l’Assemblée constituante, envoie son salut aux camarades matelots, soldats et ouvriers héroïques de Kronstadt qui « renversent pour la troisième fois depuis 1905 le joug de la tyrannie ». Il propose son aide pour acheminer du ravitaillement et se déclare prêt à venir sur place mettre toutes ses forces et son autorité au service de la révolution populaire : il termine en saluant le drapeau de la libération populaire : « A bas le despotisme de droite et de gauche et vive la liberté, le pouvoir du peuple, l’Assemblée constituante ! » Le Revkom lui répond immédiatement par l’intermédiaire de Pétritchenko, en exprimant sa profonde reconnaissance « à tous nos frères qui se trouvent à l’étranger », mais décline provisoirement l’aide proposée par le camarade Tchernov tant que la situation ne sera pas éclaircie37. Le Comité de défense de Pétrograd communique en urgence et sous le sceau du secret que des proclamations et résolutions de Kronstadt sont adressées aux chefs de gare et autres responsables des chemins de fer, appelant à former partout des troïkas révolutionnaires clandestines pour renverser le pouvoir soviétique. Il recommande d’organiser un contrôle de toute correspondance suspecte adressée à ces personnes et de surveiller de près ceux qui seraient susceptibles d’entrer dans ces troïkas38.
Le chef tchékiste Podgaïev recommande d’infiltrer les troupes par 40 communistes sûrs sous couvert de sans-parti, afin que ces “informateurs” puissent repérer les éléments réfractaires. Dans le même ordre d’idées, le 16 mars, afin de stimuler l’ardeur au combat du 561e régiment de Kronstadt, dont une partie s’était rendue lors de l’attaque du 8 mars, ce même service d’espionnage ne trouve rien de mieux que de présenter devant les soldats un prétendu marin transfuge, en lui faisant tenir des propos caricaturaux pour mieux stigmatiser les insurgés : un agent de ce service, Chalnov, est ainsi amené devant la troupe pour être interrogé. De son propre aveu, ayant bien appris son rôle, il y répond de la pire façon afin de dissuader ceux qui voudraient se rendre volontairement. Complétée par des “cadeaux”, cette manœuvre aurait, selon lui, porté ses fruits en suscitant la haine des soldats envers les marins qui « en auraient tellement assez de leur aventure, qu’ils viennent se livrer ». Une autre variante consiste à déguiser des agents du service en officiers tsaristes faits prisonniers, revêtus de leurs anciens uniformes avec les galons dorés, dans le but de prouver la véracité des accusations officielles les désignant comme étant les meneurs de l’insurrection39. Le 14, la section opérationnelle de la Tchéka avait informé Skliansky, l’adjoint de Trotsky, que les soldats du 438e régiment avaient déclaré qu’« ils n’iraient pas réprimer les leurs, et [que] si on les obligeaient à y aller, ils se joindraient alors aux insurgés40 ». Une étude récente signale 1400 victimes de la répression à Oranienbaum, sans donner de détails ; on ne sait donc si les mutins d’avant le 17 mars y sont inclus41.

Les Izvestias (Les nouvelles), journal des marins de Kronstadt.
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Notes

1La tragédie de Kronstadt, op. cit., tome 1″, p. 294.
2Ibid., p. 296.
3Ibid., p. 238.
4Ibid, p. 242 et 251.
5Ibid., p. 254-255.
6Ibid., p. 257-259, et tome 2, p. 404.
7Ibid., tome 1″, p. 432.
8Ibid., p. 263 et 255 ; tome 2, p. 395-396 et 439-440 ; Kronstadt – Documents, op. cit., p. 82.
9La tragédie de Kronstadt, tome 1″, p. 352.
10Ibid., tome 1″, p. 275-276.
11.Ibid., p. 279-280.
12ttd,p. 281-282.
13Lénine, Œuvres, Éditions sociales, Moscou, 1962, tome 32 (traduction sous la responsabilité de Roger Garaudy), p. 190, 191 et 192.
14La tragédie de Kronstadt, op. cit., tome 1″, p. 304-307.
15Ibid., p. 331.
16Ibid., p. 333-334.
17Ibid., tome 2, p. 419.
18Les Izvestia de Kronstadt, n° 12, du 14 mars 1921.
19« Les journées de Kronstadt », in Revolioutsionnaya Rossia (La Russie révolutionnaire), organe des SR publié à l’étranger, n°* 16-18, 1921.
20Kornatovsky, op. cit., p. 93-94.
21La tragédie de Kronstadt, tome 2, p. 397.
22Ibid., tome 1″. p. 403 et 419.
23Ibid., p. 385.
24Ibid., p. 380.
25Ibid., p. 379.
26Ibid., tome 2, p. 60.
27Ibid., tome 1″ , p. 380-384 et 400-401.
28Ibid., p. 412.
29Le krach d’une aventure contre-révolutionnaire, op. cit. ; K.E. Vorochilov, Sur l’écrasement de la rébellion de Kronstadt, p. 31-32, et V.K. Stépanov, Le parti mobilisait les meilleurs, p. 212.
30Ibid., Tiouléniev, p. 152-153, N.P. Rastoptchine, p.188, et Poutna, p. 233-234.
31La tragédie de Kronstadt, tome 1″ , p. 438, 464 et 465.
32Ibid., p. 463-464, et tome 2, p. 411-412. Une autre source parle de 70 soldats du 236e régiment, 30 du 237′, et 58 du 237e jugés les plus actifs et éliminés, p. 457.
33Ibid., tome 1″, p. 401, 424-425, et tome 2, p. 408.
34Ibid., p. 395 et 395-396.
35Cité dans Kronstadt 1921 -Documents, op. cit,. p. 12, et dans Les Izvestia du Comité central du Parti communiste (R), 1990, n° 4, p. 192-193.
36La tragédie de Kronstadt, tome 1″, op. cit., p. 427 et 486.
37Ibid., tome 1″, p. 393-394 et 403.
38Ibid., tome 1″, p. 416.
39Ibid., tome 1″, p. 418-419, 441 et 471-472.
40Ibid., tome 2, p. 408.
41 S.V. Volkov, La tragédie des officiers russes (R), Moscou, 1999, p. 298 ; S. Mel- gounov, op. cit., p. 92.

CEC: Comité exécutif central;
Sovnarkom: Soviets des commissaires du peuple;
CRP ou Revkom: Comité révolutionnaire provisoire ;
SR: Socialistes-révolutionnaires;
SD ou menchéviks: sociaux-démocrates;
Koursantis: élèves officiers des académies militaires de l’Armée Rouge;
Komintern: Internationale Communiste;

Extrait tiré de Kronstadt 1921 : Soviets libres contre dictature de parti – Alexandre Skirda.

Source : Guerre de classe

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