Régression sociale programmée : le laboratoire grec

Le destin des États est désormais d’être surendettés. La crise du capitalisme planétarisé, avec l’hypertrophie financière chargée de la contenir, exige cet endettement. On le constate partout et particulièrement aux Etats-Unis où cette dette est explosive mais répercutée sur les autres nations, au sein de l’UE ou encore au Japon.

Organisé pour alimenter les marchés financiers, dans une parfaite complicité entre les Etats et les oligarchies capitalistes, l’endettement est une arme pour tenter de masquer la crise aux détenteurs de capitaux en jouant sur les bulles financières spéculatives chargées de compenser la baisse du taux de profit. Le poison de l’économie virtuelle se substitue toujours plus violemment à l’économie réelle dont les retours sur investissement sont insuffisants à apaiser la voracité des kleptocrates mais doit aussi permettre sur le plan systémique la poursuite de la logique d’accumulation. C’est aussi une arme particulièrement efficace pour écraser un peu plus les peuples en les contraignant à financer cette bulle spéculative redistribuée à la classe capitaliste. Ce financement se fera par leur travail, leurs impôts ou encore la dégradation irrésistible de leurs conditions de vie. La culpabilisation par la dette est censée avoir raison de toutes les défenses pour la préservation d’une protection sociale et inhiber toute résistance à la pression sur les salaires. Ainsi, la ritournelle du « on vit au-dessus de nos moyens » s’impose à l’esprit du citoyen sidéré.

Le choix de la Grèce

Dans les années 80, nous avons connu le problème de la dette du Tiers-monde, notamment africaine. Sont alors intervenus les ajustements structurels du FMI qui ont toujours consisté à privatiser le peu de production industrielle ou agricole nationale subventionnée, à détruire l’emploi public qui pouvait tant bien que mal perdurer, à assécher les comptes sociaux en détruisant le peu de protection sociale qui pouvait se maintenir. Le principal des dettes n’est jamais réglé mais ce n’est pas l’objectif de la prédation capitalistique et financière à la manœuvre. Car même si le service de la dette est lui-même mal assuré, le mouvement d’agression passe immanquablement par un accaparement de la production du pays, de ses ressources naturelles et de ses hommes. Le capital étranger peut acquérir à bon compte des biens bradés au nom de l’urgence d’une rationalisation économique suicidaire et au nom de la nécessité de rembourser les bailleurs de fonds venus « secourir » le pays pour mieux le mettre en coupe réglée.

Ce scénario à l’africaine s’exerce désormais au cœur même de l’Europe, en Grèce. Il ne s’agit pas là du fruit du hasard. Au sein des pays membres de l’Union Européenne ayant adopté l’euro, la Grèce était incontestablement le plus fragile économiquement.

En premier lieu, il convient de souligner l’absence de presque toute production industrielle dans ce pays. Or, lorsque tous les biens consommés doivent être importés, surgit toujours le moment du règlement de la facture et le revenu national ne peut y pourvoir indéfiniment, même et surtout à crédit. Les Grecs sont en quelque sorte dans une situation assez similaire à celle des pauvres aux Etats-Unis qui n’avaient pas les moyens de devenir propriétaires de leur résidence du fait de l’extrême faiblesse de leurs revenus. Des margoulins ont néanmoins su les appâter avec des crédits à taux d’intérêt variable jusqu’à ce que la titrisation de ces dettes pourries devenues ingérables, anéantisse la vie de familles entières piégées par l’endettement et initie une crise économique majeure en 2008. Il est également intéressant de noter que le phénomène massif de délocalisation de l’emploi industriel dans les pays de l’Ouest de l’Europe, n’a nullement entraîné un essor de l’industrialisation de la Grèce. En effet, les délocalisations ayant pour but de casser le coût du travail, les entreprises allemandes ou françaises qui délocalisent n’iront pas s’installer en Grèce où il leur faudrait payer des salaires en euros avec une vague protection sociale, mais plutôt en Turquie ou au Maghreb.

De plus, la Grèce possède une activité agricole encore arriérée ne lui permettant qu’une petite ouverture à l’exportation sur des produits peu transformés.

Enfin, le secteur des services y est essentiellement porté par une industrie touristique à faible intensité capitalistique et encore fréquemment organisée de manière très locale.

DetteGreque

Par conséquent, la Grèce s’est révélée être la proie idéale pour déclencher une crise majeure au niveau de sa soi-disant dette souveraine. Toute la contradiction destructrice du système capitaliste se trouve là. La Grèce n’a même pas eu le temps de connaître la phase de délocalisation de l’emploi que nous connaissons car il n’y a jamais eu vraiment de localisation de l’emploi industriel. Le capital étranger n’y investit pas car le coût du travail est trop élevé, mais par contre ne voit pas pourquoi il ne vendrait pas sa camelote à 10 millions de personnes qui doivent devenir de gré ou de force des consommateurs même en cas de revenus insuffisants. S’enclenche alors le mécanisme habituel du crédit aux particuliers, aux entreprises et à l’Etat. La mise en esclavage peut débuter. Les Grecs pourront peut-être continuer à utiliser leur iPhone, à rouler dans des voitures étrangères, à acheter des T-shirts fabriqués en Chine, à organiser des Jeux Olympiques ruineux, à aller voir des matchs de foot de niveau international. Ils le paieront alors au prix fort notamment en termes d’éducation, de soins hospitaliers et de protection sociale avec un système de retraites détruit.

Vers la catastrophe

Pour sortir des poncifs éculés repris en boucle par les médias du Système, revenons à quelques données chiffrées qui nous permettent de mieux appréhender la lente mais inexorable descente aux enfers de la Grèce.

Tout d’abord, l’endettement de la Grèce n’est pas dû au déficit budgétaire mais au paiement d’intérêts élevés (« effet boule de neige »), avec une politique qui tolère un taux d’intérêt apparent sur la dette plus élevé que la croissance nominale du PIB. Les dépenses publiques sont d’ailleurs inférieures (en % du PIB) à celles des autres pays de la zone euro, sauf étonnamment sur le poste des dépenses militaires (3% du PIB au lieu de 1,4 % en moyenne dans les autres pays de l’UE). Ces dernières représentent une  contribution de 40 Md€ à la dette générale entre 1995 et 2009.  Les prix se sont bien souvent révélés largement excessifs et la livraison de matériel parfois défectueux n’était pas rare, en lien avec de nombreux scandales de corruption. N’oublions pas que les préteurs actuels ont conditionné le sauvetage de 2010 à la confirmation des commandes en suspens alors qu’une partie de ces dépenses devrait normalement relever d’objectifs de défense communs à l’UE.

Le déficit primaire de la Grèce est, quant à lui, dû à un faible rendement de l’impôt sur le revenu et des cotisations sociales patronales. Du fait de la responsabilité du seul patronat, 75 Md€ font ainsi défaut sur la période 1995-2009. Ce faible rendement s’explique par une fraude fiscale délirante couplée à des flux de capitaux illicites ne profitant qu’à une minorité de la population. Ainsi, le produit des taxes et des contributions sociales collectées après 1999 a chuté à des niveaux proches de 34 % du PIB, parfois même inférieurs, alors que dans les autres pays de la zone euro, ce produit est en moyenne de 40 %.  Le montant des impôts et contributions impayés est estimé à 29,4 Md€ fin 2009, et la dette contractée pour compenser l’insuffisante collecte de l’impôt sur le revenu représente 88 Md€ entre 1995 et 2009. Seule la minorité capitaliste profite d’un tel système, car la majorité des contribuables sont de bons payeurs. De plus, le taux d’imposition sur les sociétés a été ramené de 40 % à 25 % sur la même période.

L’entrée dans la zone euro a produit une augmentation considérable de la dette privée grecque, passée de 74,1 % du PIB en 2001 à 129,7 % en 2009, et jusqu’à 177 % du PIB en 2014, d’où une très forte exposition des principales banques européennes et grecques expliquant l’ampleur de la crise. A la même période, avec une inflation plus élevée en Grèce qu’ailleurs, les emprunteurs grecs publics et privés ont pu offrir des taux d’intérêt nominaux attractifs aux préteurs internationaux, entraînant des flux de capitaux étrangers dans les secteurs public et privé. D’importantes banques, surtout allemandes et françaises, ont participé activement à l’énorme augmentation des dettes privées en Grèce y compris avec des prises de participation directe dans les banques grecques (Geniki/Société générale et Emporiki/Crédit agricole). Avec l’entrée en récession en 2009, le risque des banques sur les prêts privés non performants s’est considérablement accru.

Il est alors caractéristique de constater que les banques grecques et étrangères couraient plus de risques que l’Etat grec avec sa dette « souveraine ». Le mensonger « sauvetage » de l’économie grecque avec de l’argent public sans restructuration de la dette publique, n’est avantageux que pour les banques étrangères et grecques qui ont réduit leur exposition dans le secteur public de 45,4 Md€ au 2ème trimestre de 2009 à 23,9 Md€ au 4ème trimestre de 2011. Il s’agit d’une arnaque majeure et classique.

Le gouvernement Papandreou a présenté comme une crise de la dette publique ce qui était en réalité une crise bancaire. Dans ce but, il n’a pas hésité à grossir artificiellement les chiffres du déficit et de la dette publique. Le discours permanent sur la dégradation de la situation économique à l’aide de chiffres truqués de la situation budgétaire, a ensuite permis à la  spéculation sur les CDS (credit default swaps / produits dérivés de crédit présentés comme une protection entre acheteurs et vendeurs) qui portaient sur la dette souveraine grecque, de propulser le coût du refinancement de la dette à des niveaux insurmontables.

La gestion des foules

Face à une telle situation créée de toute pièce par la classe capitaliste euro-américaine avec la complicité de la classe capitaliste grecque, la représentation politique classique joue son rôle d’enfumage, aidée par ses médias. Malgré le dispositif de propagande habituel, les partis en place depuis plusieurs décennies sont obligés de passer la main. A droite, Nouvelle Démocratie perd du terrain mais réussit malgré tout à se maintenir alors que son équivalent à gauche, le Pasok, disparaît presque du Parlement, décrédibilisé par des années de mensonges.

C’est à ce stade de déréliction de la représentation politique classique qu’intervient l’escroquerie de la « gauche de la gauche », parfois aussi appelée « gauche radicale » ou encore « extrême gauche ». Les promesses énoncées par ces groupes, en l’occurrence principalement le parti Syriza, viennent combler la béance du discours politique officiel. Les médias ne leur sont d’ailleurs pas réellement hostiles, signe qui ne trompe pas. Le spectacle de la fausse critique se met en place. Il n’est pas même du niveau du « réformisme » auquel les peuples européens ont été habitués à la fin du XXème siècle, à l’image par exemple du rôle du Parti communiste français pour freiner le mouvement de grèves de Mai 68. Syriza a la charge de maintenir le Système en place dans ses fondamentaux lorsque les partis d’alternance habituels sombrent et ne sont plus à même d’exercer leur rôle.

Ainsi, Alexis Tsipras endosse les oripeaux de la résistance populaire face à la malfaisante Troïka et promet qu’il n’y aura pas obligatoirement de sortie de l’euro mais qu’il fera néanmoins front face à l’austérité. De nombreux Grecs vont le croire, ne voyant d’ailleurs pas la contradiction entre le maintien dans l’euro et le refus de l’austérité. L’euro, monnaie de rentiers, implique pourtant une politique d’austérité plus ou moins violente selon le niveau économique du pays. Mais en Grèce, l’Histoire, comme la dette, s’accélère et les masques vont vite tomber. Moins d’un an sera nécessaire pour que la supercherie apparaisse dans toute son étendue.

Dans un premier temps, on assiste à un ballet incessant de rencontres au niveau européen avec l’oligarchie constituée. Mais le rideau tombe rapidement sur la vacuité d’un tel spectacle. Tsipras organise alors un référendum pour consulter la population grecque sur sa volonté ou non de s’opposer à l’austérité. Le référendum est une victoire du « non » à l’austérité. Pourtant, un ou deux jours plus tard, le même Tsipras reprend les contacts avec la Troïka pour conforter le maintien dans l’euro et de fait aller dans le sens d’une austérité encore plus forte, donnant ainsi le coup de grâce à l’économie grecque. Si en France, il a fallu attendre près d’un an pour que le « non » à la Constitution européenne soit balayé par la convocation du Congrès et le Traité de Lisbonne, quelques jours auront suffi dans le cas du peuple grec pour remettre totalement en question le résultat d’un référendum pourtant présenté comme une victoire de la « démocratie ».

Devant ce complet renversement de perspective, d’une atmosphère politico-médiatique pseudo résistante à une réalité objective collaborationniste, les Grecs se trouvent tétanisés, hantés par un sentiment d’impuissance bien plus important que s’ils étaient restés aux prises avec un gouvernement de facture classique « droite / gauche ». On ne soulignera jamais assez le danger de la fausse critique, du spectacle de la défense des « citoyens » de base, que cela soit au niveau d’une bureaucratie syndicale d’entreprise ou au niveau de partis estampillés « gauche de la gauche » quand il s’agit du niveau national. Une fraction du parti Syriza (25 députés) a scissionné, se démarquant de cette arnaque par trop criante, pour former Unité populaire. Parmi eux Zoe Konstantoupoulou, présidente du Parlement grec jusqu’en octobre 2015. Cette dernière a pu dénoncer avec un certain courage la manipulation et s’engager dans les travaux de la Commission pour la vérité sur la dette grecque. Néanmoins, le recul est complet et aux élections législatives de septembre 2015 avec 2,87 % des voix, ce parti n’obtient aucun député. Cocus de l’affaire, ils se retrouveront bien vite réduits au silence en interne et au niveau médiatique.

On peut donc voir dans ce scénario l’ultime recours du Système pour créer désillusion, impuissance et fatalisme dans les consciences. Cela ne peut être que riche d’enseignement pour nous Français, car nul doute que ce type de manigance politicarde ne manquerait pas de se produire en France si la représentation « gauche / droite » classique s’effondrait. Nous assisterions à une tentative identique de la part du Parti de gauche, du parti « communiste », des écologistes « radicaux » avec leur cortège de Montebourg, Hamon, Mélenchon, Laurent, qui chercheraient à occuper cette fonction de maintien dans l’oppression de la population, en appelant au « réalisme » et à la patience les peuples floués. En outre, en France pour renforcer le contrôle sur les esprits, la « menace » du Front national pourrait être agitée, ce qui représente une arme autrement plus efficace pour effrayer un public candide que la confidentielle Aube dorée, bien peu apte à représenter un risque d’alternance à la tête du pays.

Dès l’origine, un certain nombre d’éléments caractérisaient la complicité totale de Syriza avec le Système, en particulier des choix qui sont en général ceux de l’oligarchie occidentale. Le programme de Syriza est favorable à l’immigration de masse avec l’instauration du regroupement familial, des naturalisations rendues plus aisées et une égalité de droits entre Grecs et immigrés. L’absence totale de réaction à l’afflux d’immigrés dont la Grèce est une porte d’entrée à Lesbos par exemple est significative, loin des réactions de la Hongrie ou de la Slovaquie. Syriza fait aussi preuve d’hostilité à  l’égard de l’Église orthodoxe dont il s’agirait de taxer les revenus alors que cette institution est en première ligne pour secourir les plus démunis. Enfin, le soutien à la Gay Pride d’Athènes et au mouvement LGBT s’est conclu par la légalisation du mariage homosexuel le 23 décembre dernier. Soumis à une fantastique régression sociale et à une oppression politique renforcée les Grecs pourront se réjouir de vivre dans une société multiculturelle sur fond de théorie du genre.

L’avancement de la schizophrénie politique a pu récemment permettre à Syriza de soutenir les manifestations contre l’austérité alors même que les dirigeants de ce parti envoyaient la police réprimer les récalcitrants dans la rue. Nous vivons une époque « formidable » et la Grèce est ainsi devenue une vitrine de la falsification et de la toute-puissance de la marchandise.

En conclusion, il est plaisant de s’attarder un instant sur le cas d’une vedette momentanée de Syriza, icône de la pseudo-radicalité devant les caméras, qui aura concentré en lui seul l’ensemble des contradictions du spectacle de la rébellion convenue. Le cas de Yannis Varoufakis, ancien ministre des Finances démissionnaire, est en effet emblématique de cette mascarade. Présenté comme « marxiste à temps partiel », et spécialiste de la  provocation face aux milieux financiers, ce dernier n’hésite pourtant pas à déclarer qu’il estime beaucoup Macron et qu’il est d’accord à 80 % avec lui en dehors de certaines recettes « libérales » par trop agressives. Lors d’une interview de 22 minutes à la télévision publique italienne RAI, pour laquelle il a reçu 24 000€, il déclare aussi à propos de la politique de Mme Merkel concernant l’invasion migratoire organisée : «En vérité, il s’agit d’une seule et même crise. La façon dont nous trouvons des solutions en tant qu’Européens dans la crise de l’euro et celle des réfugiés est identique. Au lieu de la traiter de manière systématique, nous nationalisons le problème». Questionné sur l’attitude de la chancelière allemande envers les réfugiés, il se dit même «fier, en tant qu’Européen».

La boucle est bouclée, « dans le monde réellement inversé, le vrai est un moment du faux ». Si une minorité n’est sans doute pas dupe des simagrées médiatiques de cette « gauche de la gauche », en Grèce comme ailleurs, il est urgent que l’immense majorité sorte désormais d’une candeur nuisible quant au regard qu’elle porte sur la représentation politique. La « gauche de la gauche » n’est que la roue de secours dénuée de talent de la domination dans ses phases d’épuisement.

Patrick Visconti

Article initialement paru dans le numéro 73 de la revue Rébellion.

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