La Bolivie n’existe pas

Pour bien comprendre ce qu’est en réalité le capitalisme dit « vert » sous ses apparences de vertu, cet article est à mettre en parallèle avec ceux de Cory Morningstar. Vous trouverez des liens sur les six volets de son enquête dans l’introduction de son premier article : La fabrication de Greta Thunberg – pour consentement, acte I : l’économie politique du complexe industriel à but non lucratif

Parce qu’il est indispensable à la nouvelle économie « verte », le lithium est un nouvel or noir, et la Bolivie est en train d’en faire les frais.


Par Vijay Prashad
Paru sur Tricontinental : Institute for Social Research et Consortium News sous le titre Bolivia Does Not Exist


Les tactiques utilisées pour lutter contre la décolonisation sont ce que nous appelons une « guerre hybride », écrit Vijay Prashad. Les généraux font le sale boulot, et les objectifs du capital international sont finalement atteints.

Le 10 novembre dernier, le président bolivien Evo Morales Ayma a été démis de ses fonctions. Techniquement, Morales a démissionné, mais les conditions de sa démission avaient été fixées par l’oligarchie bolivienne (encouragée pendant 13 ans par le gouvernement américain, comme Noam Chomsky et moi-même l’avons écrit dans cette déclaration publiée la veille du coup d’État).

Réélu pour la quatrième fois, Morales a dû faire face à une insurrection ouverte de la part de son adversaire, l’ancien président Carlos Mesa, qui avait largement perdu les élections. Une équipe de l’Organisation des États américains (OEA), une entité ouvertement hostile à Morales, est arrivée et a légitimé le coup d’État en présentant un rapport sur les élections qui était lourd sur les accusations et léger quant aux faits. Utilisant ce rapport – entièrement soutenu par les États-Unis – de l’OEA comme justification, la police s’est soulevée, puis l’armée (qui était restée neutre) a dit à Morales qu’il devait démissionner. Il n’avait pas le choix.

Un coup d’État est une chose curieuse. Ceux qui font le coup d’État ne l’admettent jamais. Ils prétendent qu’ils restaurent la démocratie, ou qu’ils emploient les grands moyens pour créer – à terme – les conditions de la démocratie. C’est précisément la raison pour laquelle la définition des événements est si délicate. Mais tous les coups d’État ne se valent pas. Il y a au moins deux types de coups d’État militaires : appelons-les coup d’État du général et coup d’État du colonel.

Il y a longtemps que nous n’avons pas vu un coup d’État classique du colonel, dont la dernière peut-être grande réussite a eu lieu en Haute-Volta (appelée plus tard Burkina Faso) en 1983, lorsque le capitaine Thomas Sankara a pris ses fonctions. Ces coups d’État, depuis celui de l’Égypte en 1952, sont menés par des sous-officiers proches de la classe ouvrière, de la paysannerie et des pauvres des villes ; leurs coups d’État visent souvent l’oligarchie et favorisent une variété ou une autre de socialisme (la révolution nationale bolivienne de 1952 entre dans cette catégorie).

Coups d’État contre-révolutionnaires

Le coup d’État du général, au contraire, est mené par des officiers supérieurs qui viennent de l’oligarchie, ou dont les intérêts sont étroitement liés à l’oligarchie. Ces coups d’État contre-révolutionnaires sont les plus courants (et ont été très fréquents en Bolivie – 1964, 1970, 1980 et 2019). Le général Williams Kaliman, qui a appelé Morales à démissionner et qui a été formé par les États-Unis dans sa célèbre École militaire des Amériques, a effectivement mené un coup d’État du général contre le gouvernement du Mouvement pour le socialisme (MAS).

Des événements tels qu’un coup d’État ne sont que des épiphénomènes d’une structure de plus long terme, une longue lutte entre les forces de l’impérialisme et de la décolonisation.

En 1941, le Council on Foreign Relations (CFR), dont le siège est aux États-Unis, avait produit un document-clé pour le Département d’État américain, intitulé « Methods of Economic Collaboration : The Role of the Grand Area in American Economic Policy » (« Méthodes de collaboration économique: le rôle de la Grande Région dans la politique économique américaine »).

Le CFR avait défini la « Grande Région » comme englobant tout l’hémisphère occidental, une grande partie de l’Europe, l’Empire britannique, les Indes orientales néerlandaises et le littoral du Pacifique (Chine et Japon compris). Les pays de l’hémisphère occidental, y compris l’ensemble des Caraïbes et de l’Amérique latine, allaient devenir une « source de matières premières et un marché pour les producteurs ». C’était la version du 20ème siècle de la Doctrine Monroe de 1823.

Quelques années plus tard, le Département d’État américain affirmait que « avoir un but moindre que la prépondérance serait opter pour la défaite. Le pouvoir prépondérant doit être l’objet de la politique des USA. »

Mais il était essentiel que les États-Unis recherchent ce genre de pouvoir sans les apparences visibles du colonialisme. En 1962, l’administration Kennedy a insisté sur ce point. « Il est important que les États-Unis restent à l’arrière-plan et, dans la mesure du possible, qu’ils limitent leur soutien à la formation, au conseil et au matériel, de peur de nuire aux efforts des gouvernements locaux et d’exposer inutilement les États-Unis à des accusations d’interventionnisme et de colonialisme. »

Les tactiques utilisées pour lutter contre la décolonisation sont ce que nous appelons une guerre hybride. Mieux vaut laisser les généraux – d’Augusto Pinochet au Chili à Kaliman maintenant en Bolivie – faire le sale boulot, tandis que l’ambassade des États-Unis reste sans tache, et que les objectifs du capital international sont finalement atteints.

Depuis que Morales a été élu pour la première fois en 2006, il a veillé à l’amélioration des moyens de subsistance du peuple bolivien. Les deux tiers des Boliviens sont – comme Evo Morales – d’origine autochtone. Parce qu’il plaçait le bien-être de la majorité indigène au premier rang, il irritait l’ancienne oligarchie.

Le monde avec Evo

« Nous avons nationalisé nos ressources naturelles »

Dans un discours aux Nations-Unies cette année, Evo Morales a déclaré que, depuis 2006, la Bolivie a réduit son taux de pauvreté de 38,2 % à 15,2 %, augmenté son espérance de vie de neuf ans, développé un système universel de soins de santé et s’est assuré que plus d’un million de femmes bénéficient de titres de propriété de terres. Aujourd’hui, le pays est alphabétisé à 100% et dispose d’un parlement où plus de 50% des élus sont des femmes. Comment la Bolivie a-t-elle réussi cela ? « Nous avons nationalisé nos ressources naturelles et nos entreprises stratégiques. Nous avons pris le contrôle de notre destin. »

« La Bolivie », a dit Morales, « a un avenir. » Cet avenir est aujourd’hui incertain.

Morales et ses plus proches collaborateurs se sont réfugiés au Mexique. Alors que le régime du coup d’État commençait à consolider le pouvoir, le MAS a déclaré que le peuple bolivien « commence le long chemin de la résistance pour défendre les réalisations historiques du premier gouvernement indigène ».

Alors qu’ils rédigeaient ce texte, le régime du coup d’État arrachait le drapeau des indigènes – la Wiphala – des bâtiments, les brûlait et les remplaçait par le drapeau national bolivien.

La Wiphala

« Dans les jours à venir, » dit le MAS, « la chasse à nos camarades va se poursuivre. Notre responsabilité est de nous protéger les uns les autres comme une famille, de reconstruire le tissu social, de prendre soin de nos dirigeants persécutés et de les protéger. Aujourd’hui, c’est le moment de la solidarité. Demain sera l’heure de la réorganisation. »

La profonde humanité de Morales s’est manifestée dans sa déclaration – même pas un jour après le coup d’État – selon laquelle « en tant qu’être humain », il implorait les agents de santé et les enseignants de remplir leurs devoirs envers la population avec « chaleur et solidarité ».

Tweet : « Non plus comme président, mais en tant qu’être humain, je demande aux travailleurs de la santé et de l’éducation de reprendre leurs services à la population, après tant d’arrêts et de grèves. Au-dessus des positions politiques, ils ont la mission de prendre soin du peuple avec chaleur et solidarité »

En 1868, l’ambassadeur de Grande-Bretagne avait insulté le général Mariano Melgarejo, dictateur bolivien. Melgarejo avait juché l’ambassadeur sur un âne et l’avait paradé dans les rues de La Paz. En entendant cela, la reine Victoria, de Grande-Bretagne, a exigé que la Royal Navy bombarde la ville. Quand on lui a dit que La Paz était située dans les hauteurs des Andes, elle a dit : « La Bolivie n’existe pas. »

La Bolivie avait peut-être été effacée de la carte, mais elle demeurait une source importante d’argent et d’étain pour les entreprises transnationales d’Europe et des États-Unis d’Amérique. Elle demeure une source importante d’étain et abrite aujourd’hui jusqu’à 70 % des réserves mondiales de lithium.

La demande de lithium – utilisé pour les batteries des voitures électriques et les appareils électroniques tels que les téléphones cellulaires – devrait plus que doubler d’ici 2025. Le gouvernement de Morales avait fixé des normes strictes pour ses partenariats miniers : il exigeait qu’au moins la moitié du contrôle des mines reste entre les mains des sociétés minières nationales boliviennes, et que les bénéfices des mines soient utilisés pour le développement social.

Les sociétés transnationales ont poursuivi la Bolivie pour rupture de ses contrats et rejeté les nouvelles normes établies par le gouvernement Morales. Les seules entreprises qui ont accepté la position bolivienne étaient chinoises. Comme le gouvernement de Morales avait conclu des ententes avec des entreprises chinoises, cela exaspérait non seulement les entreprises transnationales, mais aussi leurs gouvernements (les États-Unis, le Canada et l’Union européenne). L’un des aspects du coup d’État est de laisser ces entreprises prendre le contrôle des ressources naturelles de la Bolivie, notamment le lithium essentiel aux voitures électriques.

Lula dans les rues de São Paulo, novembre 2019. (Ricardo Stuckert)

Un autre aspect consiste à supprimer un autre pôle du « virage à gauche » de l’Amérique du Sud, qui comprend la victoire électorale de la gauche en Argentine et la libération de l’ancien président brésilien Luis Inacio Lula da Silva, ou Lula, de prison. Les propos du vice-président bolivien Álvaro García Linera [du gouvernement Morales, NdT] nous rappellent les turbulences de la lutte des classes, qui se retrouvent dans les luttes courageuses du peuple bolivien, dans ses rues, contre ce coup d’État :

Nous avons des temps difficiles devant nous, mais pour un révolutionnaire, les temps difficiles sont notre force. Nous vivons de cela, nous en sommes renforcés, de ces temps difficiles. Ne sommes-nous pas ceux qui sont venus d’en bas ? Ne sommes-nous pas les persécutés, les torturés, les marginalisés de l’époque du néolibéralisme ? Nous avons dans nos corps les traces et les blessures de la lutte des années 1980 et 1990. Et si aujourd’hui, provisoirement, temporairement, nous devons continuer les luttes des années 1980, 1990, 2000, alors allons-y. C’est à cela que servent les révolutionnaires. Lutter, gagner, tomber, se relever, lutter, gagner, tomber, se relever. Jusqu’à ce que nos vies voient leur terme, c’est notre destin.

Pendant ce temps, la présidente autoproclamée de la Bolivie, Jeanine Añez Chavez, a déclaré : « Je rêve d’une Bolivie sans rites indigènes sataniques. La ville n’est pas pour les Indiens, qu’ils retournent dans les hautes terres ou dans le Chaco. » En plus de tout le reste, il s’agissait d’un coup d’État raciste.

Vijay Prashad, historien et journaliste indien, est directeur exécutif du Tricontinental : Institute for Social Research et éditeur en chef de LeftWord Books.

Traduction et note d’introduction Corinne Autey-Roussel pour Entelekheia
Photo : La Paz, Kaniri/Pixabay

via La Bolivie n’existe pas – Entelekheia.fr

Laisser un commentaire