Le faux « scoop du siècle » diffusé par la télévision italienne le 5 février fera probablement date dans l’histoire des médias. Ce jour-là, Gianni Minoli présentateur à la RAI-2 du magazine « Mixer », un hebdomadaire d’informations, annonça la diffusion d’un « document majeur » : la confession du juge Sansovino, qui avouait avoir truqué, avec l’accord des autres membres du tribunal électoral, les résultats du référendum de 1946 qui permit à l’Italie d’abolir la monarchie et de devenir une république. A la fin de la projection, et alors que le pays était sous le choc, Minoli dévoila la supercherie : le juge était un comédien, les « documents anciens », en noir et blanc, avaient été tournés en studio, avec des figurants ; bref, tout était faux, sauf l’émotion profonde ressentie par des millions de téléspectateurs. « Nous avons voulu montrer, disait en conclusion Gianni Minoli, comment on peut manipuler l’information télévisée. Il faut apprendre à se méfier de la télévision et des images qui nous sont présentées. »
Une telle leçon de morale devenait en effet nécessaire après la révélation fin janvier, que les images atroces du charnier de Timisoara, en Roumanie étaient le résultat d’une mise en scène (1) ; que les cadavres alignés sur des draps blancs n’étaient pas les victimes des massacres du 17 décembre, mais des morts déterrés du cimetière des pauvres et offerts complaisamment à la nécrophilie de la télévision.
Le faux charnier de Timisoara est sans doute la plus importante tromperie depuis l’invention de la télévision. Ces images ont eu un formidable impact sur les téléspectateurs qui suivaient depuis plusieurs jours avec passion les événements de la « révolution roumaine ». La « guerre des rues » se poursuivait alors à Bucarest, et le pays paraissait pouvoir retomber dans les mains des hommes de la Securitate quand ce « charnier » est venu soudain confirmer l’horreur de la répression.
Ces corps déformés s’ajoutaient dans notre esprit à ceux que nous avions déjà vus, gisant, entassés, dans les morgues des hôpitaux, et corroboraient le chiffre de « 4 000 » victimes des massacres de Timisoara. « 4 630 » précisait, par ailleurs, un « envoyé spécial » de Libération ; et certains articles de la presse écrite intensifiaient le dramatisme : « On a parlé de bennes à ordures transportant d’innombrables cadavres vers des endroits secrets pour y être enterrés ou brûlés », rapportait une journaliste du Nouvel Observateur (28 décembre 1989) ; « Comment savoir le nombre de morts ? Les chauffeurs de camions qui transportaient des mètres cubes de corps étaient abattus d’une balle dans la nuque par la police secrète pour éliminer tout témoin », écrivait l’envoyé spécial de l’AFP (Libération, 23 décembre 1989).
En voyant les cadavres de Timisoara sur le petit écran, on ne pouvait mettre en doute le chiffre de « 60 000 morts », certains parlaient même de 70 000, qu’aurait provoqués en quelques jours l’insurrection roumaine (2). Les images de ce charnier donnaient du crédit aux affirmations les plus délirantes.
Diffusées le samedi 23 décembre à 20 heures, elles contrastaient avec l’atmosphère de la plupart des foyers où l’on préparait les fêtes de Noël. Comment ne pas être bouleversé par l’image de ce « témoin », en chemise à carreaux, tirant à l’aide d’un fil et soulevant par les chevilles les jambes d’une victime que l’on imaginait morte sous d’horribles tortures (3). D’autant que d’autres témoignages écrits le confirmaient, en ajoutant des détails épouvantables : « A Timisoara, racontait par exemple l’envoyé spécial d’El Pais, l’armée a découvert des chambres de torture où, systématiquement, on défigurait à l’acide les visages des dissidents et des leaders ouvriers pour éviter que leurs cadavres ne soient identifiés (4). »
Devant cet alignement de corps nus suppliciés, devant certaines expressions lues – « des mètres cubes de corps », « des bennes à ordures transportant des cadavres »… – d’autres images venaient inévitablement à la mémoire : celles des documentaires sur les horreurs des camps nazis. C’était insoutenable et nous regardions tout de même comme par devoir, en pensant à la phrase de Robert Capa, le grand photographe de guerre : « Ces morts auraient péri en vain si les vivants refusent de les voir. »
Les téléspectateurs éprouvaient une profonde compassion pour ces morts : « Beaucoup ont pleuré en voyant les images du charnier de Timisoara », constate un journaliste (5). D’autres ont senti naître en eux un irrésistible sentiment de révolte et de solidarité : « J’ai vu toutes ces horreurs à la télé, raconte un témoin, alors que je préparais le réveillon ; j’étais pratiquement obligé de faire quelque chose (6) « Electrisé par la Cinq et France-Info, avoue un journaliste, j’enrageais ; allions-nous abandonner un peuple entier aux bouchers de la Securitate ? (7). »
Les esprits s’enflammaient ; Gérard Carreyrou, après avoir vu de telles images, lançait sur TF1 un véritable appel à la formation de brigades internationales pour partir « mourir à Bucarest ». Jean Daniel, constatant « le divorce entre l’intensité dramatique des faits rapportés par la télévision et le ton des gouvernants », se demandait « si nos gouvernants n’auraient pas intérêt de temps à autre à puiser leur inspiration dans la rue (8). » Et M. Roland Dumas, ministre des affaires étrangères, semblait lui donner raison en déclarant : « On ne peut assister en spectateur à un tel massacre. »
Le Panama moins palpitant que la Roumanie
Ainsi, à partir d’images dont personne n’avait songé à vérifier l’authenticité, on en était arrivé à envisager une action guerrière, on parlait de droit d’ingérence et certains réclamaient même une intervention militaire soviétique pour écraser les partisans de Ceausescu…
On avait oublié qu’aujourd’hui l’information télévisée est essentiellement un divertissement, un spectacle. Qu’elle se nourrit fondamentalement de sang, de violence et de mort. En outre, la concurrence effrénée que se livrent les chaînes incite le journaliste à rechercher le sensationnel à tout prix, à vouloir être le premier sur le terrain et à envoyer sur le champ des images fortes, même s’il est matériellement impossible de vérifier que l’on n’est pas victime d’une manipulation ; et sans avoir le temps d’analyser sérieusement la situation (cela avait été le cas lors des événements de Pékin au printemps 1989). Ce rythme frénétique, insensé, la télévision l’impose aussi à la presse écrite, contrainte de renchérir sur le sensationnel au risque de s’engager dans les mêmes travers (9).
Les pouvoirs politiques, en revanche, n’ignorent pas cette perversion nécrophilique de la télévision, ni ses redoutables effets sur les spectateurs. En cas de conflit armé, on le sait, ils contrôlent strictement le parcours des caméras et ne laissent pas filmer librement. Un exemple récent : l’invasion américaine du Panama, contemporaine des événements de Bucarest. Alors que le nombre de morts y a été deux fois supérieur (environ 2 000, civils pour la plupart), personne n’a parlé de « génocide panaméen », ni de « charniers ». Parce que l’armée américaine n’a pas permis aux journalistes de filmer les scènes de guerre. Et une guerre « invisible » n’impressionne pas, ne révolte pas l’opinion publique. « Pas d’images de combats, constate un critique de télévision, déçu par les reportages sur le Panama, si ce n’est quelques plans confus de soldats braquant leurs armes vers une poignée de résistants dans le hall d’un immeuble (10). »
Le Panama était infiniment moins palpitant que la Roumanie, devenue, comme l’ensemble des pays de l’Est depuis quelques mois, une sorte de territoire sauvage où n’existe aucune réglementation en matière de tournage. Tout y est filmable. C’est pourquoi les caméras, bridées par de multiples interdits à l’Ouest (11), s’enivraient soudain de liberté et s’abandonnaient à leurs pires penchants, à leur fascination morbide pour le scabreux, le sordide, le nauséeux.
La Roumanie était un pays fermé et secret. Peu de spécialistes en connaissaient les réalités. Et voilà que, à la faveur des événements, des centaines de journalistes (12) se retrouvaient au cœur d’une situation confuse, et devaient, en quelques heures, sans le secours des habituels attachés de presse, expliquer ce qui se passait à des millions de téléspectateurs. L’analyse montre qu’ils se sont bornés le plus souvent à reprendre des rumeurs insistantes, qu’ils ont reproduit, inconsciemment, de vieux mythes politiques ; et ont, paresseusement, raisonné par simple analogie.
Dans cette affaire roumaine, un mythe domine : celui de la conspiration. Et une analogie : celle qui assimile le communisme au nazisme. Ce mythe et cette analogie structurent presque tout le discours des médias sur la « révolution roumaine ». La conspiration est celle des « hommes de la Securitate », décrits comme innombrables, invisibles, insaisissables ; surgissant la nuit, à l’improviste, de souterrains labyrinthiques et ténébreux, ou de toits inaccessibles ; des hommes surpuissants, surarmés, principalement étrangers (arabes, surtout, palestiniens, syriens, libyens) ou nouveaux janissaires, orphelins élevés et éduqués pour servir aveuglément leur maître ; capables de la plus totale cruauté, d’entrer dans les hôpitaux, par exemple, et de tirer sur tous les malades, d’achever les mourants, d’éventrer les femmes enceintes, d’empoisonner l’eau des villes…
Tous ces aspects horribles que la télévision confirmait sont – on le sait aujourd’hui – faux. Ni souterrains, ni Arabes, ni empoisonnement, ni enfants enlevés à leurs mères… Tout cela était pure invention, rumeur. En revanche, chacun des termes de ces récits – « D’un bunker mystérieux, racontait par exemple une journaliste, Ceausescu et sa femme commandaient la contre-révolution, ces bataillons noirs, chevaliers de la mort, courant, invisibles, dans les souterrains… (13) » correspond exactement au fantasme de la conspiration, un mythe politique classique ayant servi à accuser, en d’autres temps, les jésuites, les juifs et les francs-maçons. « Le souterrain, explique le professeur Raoul Girardet, joue dans le légendaire symbolique de la conspiration un rôle toujours essentiel (…). Jamais ne cesse d’être sentie la présence d’une certaine angoisse, celle des trappes brusquement ouvertes, des labyrinthes sans espoir, des corridors infiniment allongés (…). La victime voit chacun de ses actes surveillé et épié par mille regards clandestins (…). Hommes de l’ombre, les hommes du complot échappent par définition aux règles les plus élémentaires de la normalité sociale (…). Surgis d’autre part ou de nulle part, les séides de la conspiration incarnent l’étranger au sens plein du terme (14). »
Ce mythe de la conspiration est complété par celui du « monstre ». Au pays de Dracula, il était facile de faire de Ceausescu (qui était incontestablement un dictateur et un autocrate) un vampire, un ogre, un satanique prince des ténèbres. Il incarne dans le récit mythique proposé par les médias le mal absolu, « celui qui s’empare des enfants dans la nuit, qui porte en lui le poison et la corruption (15) ». Seul moyen de le combattre : l’exorcisme, ou son équivalent, le procès (en sorcellerie), car alors « expulsé du mystère, exposé en pleine lumière et au regard de tous, il peut enfin être dénoncé, affronté, défié (16) ». Telle fut la fonction, mythique, cathartique (et non politique), du procès du couple Ceausescu qui, jadis, aurait sans doute péri sur un bûcher.
L’autre grande figure du discours sur la Roumanie est l’analogie. Analogie du communisme et du nazisme.
Les événements de Bucarest se sont produits après que tous les autres pays de l’Est – à l’exception de l’Albanie – eurent connu une « révolution démocratique ». Certains journalistes ont senti comme un risque que le communisme, « autre barbarie du vingtième siècle » avec le nazisme, achève son parcours historique sans que sa fin puisse être associée à des images fortes, symboliques de sa « cruelle nature ».
Il fallait donc des images tragiques. Tout au long du dernier trimestre de 1989, l’effondrement du communisme s’était fait dans la joie (images festives de Berlin, images joyeuses des Tchèques place Venceslas…). Ce qui avait été une « tragédie » pour des millions d’hommes ne pouvait s’achever sur des images euphoriques. « Il était trop terriblement absurde, écrit par exemple un éditorialiste, que le communisme se dissolve sans bruit et sans éclat dans le seul reniement de ses acteurs. Le communisme, ce rêve immense de l’humanité, pouvait-il s’écrouler sans un fracas rappelant sa monstrueuse puissance (17) ? » C’est cette logique qui, par avance, fait accepter les images du charnier de Timisoara. Ce charnier venait enfin confirmer l’analogie que beaucoup avaient à l’esprit. « J’aurai donc vu cela, s’exclame une journaliste devant les images du charnier, la fin du nazisme et aujourd’hui la fin du communisme (18). »
Images nécessaires en quelque sorte. Aucun scepticisme, aucun sens critique ne pouvait les récuser, elles tombaient juste et arrivaient à point. Elles clôturaient la guerre froide et condamnaient à jamais le communisme dans l’esprit des hommes, comme les images des camps d’extermination avaient, en 1945, définitivement condamné le nazisme.
Mensongères, ces images étaient vraiment logiques. Et venaient ratifier la fonction de la télévision dans un monde où l’on tend à remplacer la réalité par sa mise en scène.
Ignacio Ramonet
Directeur du Monde diplomatique de 1990 à 2008.