Un cartel de la drogue institutionnalisé : Comment Big Pharma a rendu les Américains dépendants aux opiacés
Pour ceux qui croiraient encore à la bonne foi des compagnies pharmaceutiques, un rappel : ce sont des entreprises fondées sur le profit, exactement comme les autres. Or, comme l’a signalé à plusieurs reprises Jean-Claude Michéa, le capitalisme est (selon ses mots précis) « axiologiquement neutre », c’est-à-dire que les notions de bien et de mal, d’éthique et d’immoralité sont étrangères à sa dynamique de rentabilité. En l’absence d’une régulation indépendante et inaccessible à la corruption (les aujourd’hui célèbres « conflits d’intérêt »), elles peuvent donc devenir dangereuses.
Illustration avec le cas des USA, où elles ont déclenché à travers tout le pays une crise majeure d’addictions souvent mortelles aux opiacés, tout comme leurs congénères de l’industrie du tabac l’avaient fait avant avec la cigarette.
Par Ashley Frawley
Paru sur RT sous le titre A glorified drug cartel whose dealers wore lab coats, suits and ties: how Big Pharma made Americans addicted to opioids
Un nouveau documentaire de HBO intitulé « The Crime of the Century » (« Le crime du siècle ») montre comment des entreprises comme Purdue Pharma ont eu recours à la corruption, à un marketing douteux et à des accords politiques louches pour faire fortune en rendant des millions de personnes dépendantes d’analgésiques puissants.
À quoi cela ressemblerait-il si un cartel international de la drogue était autorisé à faire de la publicité ? Peut-être cela prendrait-il la forme de clips musicaux bien ficelés et de publicités sur papier glacé promettant la « fin de la douleur » ? Il est certain qu’ils minimiseraient les effets négatifs de leurs drogues sur votre vie, votre avenir et vos proches. Si on les interrogeait sur leurs actes, on les voit d’ici reprocher la prise de leurs drogues à ceux qui les consomment, et non pas à eux-mêmes, les fournisseurs.
Cela semble fou – et il est encore plus fou que quelqu’un les croie – mais c’est exactement ce que l’on a laissé faire avec les grandes entreprises pharmaceutiques et leur commercialisation de médicaments opiacés hautement addictifs.
C’est du moins l’argument avancé dans une nouvelle série documentaire en deux parties diffusée cette semaine par HBO et intitulée « Le crime du siècle ». Pendant près de quatre heures, le réalisateur Alex Gibney met à nu les pots-de-vin, les tactiques perfides de marketing et les tractations politiques louches qui ont permis la surproduction et la sur-distribution dévastatrices d’opiacés de synthèse. Avec une minutie dévastatrice, le documentaire dépeint les sociétés pharmaceutiques américaines et les médecins qui délivrent imprudemment des ordonnances comme les éléments d’un cartel de la drogue institutionnalisé – des dealers en blouse blanche et costumes-cravate.
Après avoir couvert la façon dont elles vantaient systématiquement les avantages des opiacés de synthèse et en minimisaient les risques de dépendance, le documentaire montre comment les entreprises pharmaceutiques recherchent des nouveaux médicaments toujours plus actifs, à mesure que les brevets des anciens traitements expirent et que leurs profits s’épuisent. À bien des égards, il couvre un territoire déjà bien connu, mais il n’en est pas moins utile pour mettre en lumière, avec des détails choquants, à quel point ces entreprises sont devenues un risque majeur pour la santé publique.
C’est particulièrement vrai pour leur propension à « découvrir » et à traiter des maladies de plus en plus chroniques. Si l’efficacité des opiacés pour le traitement de la douleur aiguë et les soins palliatifs est bien connue, il n’y a guère d’intérêt à développer et à fournir des médicaments uniquement pour ces patients, qui sont peu nombreux et dont les besoins sont souvent de court terme. Non, l’argent véritable réside dans une utilisation à long terme et sur en plus grand nombre de patients. Et c’est là que les dangers d’engager à la prise de ces médicaments pour des patients souffrant de tous types de douleur sont devenus de plus en plus évidents.
À travers des histoires déchirantes de souffrance et de deuils, Gibney montre comment un cocktail mortel d’incitations commerciales à la sur-prescription, de dépendances entraînées par ces médicaments et, dans certains cas, de communautés confrontées au désespoir économique, s’est combiné pour produire la « parfaite tempête » qu’est devenue la crise des opiacés.
Dans un article, un ancien héroïnomane raconte comment il a été utilisé comme cobaye humain, s’étant vu prescrire une dose quotidienne de pilules équivalente à 200 doses d’héroïne. Dans un autre, une victime dont la famille a dit qu’elle menait une vie heureuse et fonctionnelle en ne consommant que du paracétamol, s’est vu prescrire de fortes doses d’une gamme d’opiacés et de myorelaxants qui la rendaient régulièrement inconsciente. Un jour, son mari l’a trouvée morte près d’un téléphone qu’elle avait tenté d’utiliser pour appeler à l’aide.
Qu’est-ce qui peut bien alimenter une telle imprudence ? La réponse évidente est la cupidité et le profit. En effet, les maigres versements et règlements que des sociétés comme Purdue Pharma ont été condamnées à payer au fil des ans étaient dérisoires par rapport aux profits vertigineux qu’elles réalisaient en présentant leurs médicaments sous un faux jour. Mais l’histoire remonte à plus loin. L’ « épidémie d’opiacés » elle-même a été précédée par des affirmations selon lesquelles la plupart des Américains étaient en fait insuffisamment traités. Ils étaient laissés à leur triste sort dans une « épidémie de douleurs ». Tout au long de la série, des représentants des entreprises et même des responsables politiques font des références répétées à une « épidémie grandissante » de douleur dont souffriraient des millions de personnes.
C’est ce qui a préparé le terrain pour l’épidémie de sur-prescription, avec de plus des affirmations, détaillées dans le documentaire, selon lesquelles « les patients souffrant de douleurs chroniques ne deviennent jamais toxicomanes », [1] et le développement de termes charlatanesques comme « pseudo-dépendance ». Ce dernier terme reflète une tentative d’apaiser les craintes croissantes des médecins prescripteurs de voir la personne devant eux devenir effectivement dépendante des médicaments prescrits. Non, ils ne semblent dépendants que parce qu’ils continuent de souffrir. Vous devez les aider. Prescrivez davantage.
Et ils en ont prescrit davantage.
S’il est facile de mettre cette situation sur le compte de la cupidité d’entreprises comme Purdue Pharma et de sa famille propriétaire, les Sackler, qui vivaient luxueusement dans son ombre, elles n’auraient pas trouvé un marché aussi facile à exploiter si elles n’avaient pas trouvé un terreau fertile : une culture ayant une aversion pour la douleur. En effet, bon nombre des médecins et des cadres commerciaux responsables de la promotion de fortes doses d’analgésiques hautement addictifs justifiaient leurs actions par leur conviction qu’une vie dans la douleur ne vaut pas la peine d’être vécue. Ils s’étaient convaincus que toute douleur est pire que la mort.
A la place de tout ce qui donnait autrefois un sens à la vie, la recherche de la santé, et même de la santé mentale, sont devenues des buts ultimes de la vie. L’idée que l’on puisse tolérer la douleur, qu’elle soit physique ou psychique, est considérée comme inacceptable. Toute douleur, toute expérience négative, sont considérées comme extrêmement dommageable pour la psyché humaine. [2]
Dans une vie dénuée de sens, toute douleur devient insupportable. Nous devenons tous des patients en attente de traitements. Des cibles faciles pour les dealers en costume-cravate.
Ashley Frawley est maître de conférences en sociologie et politique sociale à l’université de Swansea. Elle est l’auteur de Semiotics of Happiness: Rhetorical Beginnings of a Public Problem.
Traduction Corinne Autey-Roussel
Photo Pixabay
Note de la traduction : [1] Cette affirmation charlatanesque, selon laquelle « les gens qui souffrent de réelles douleurs ne développent pas d’addictions aux opiacés » a été enseignée aux médecins français aussi. [2] Dans le documentaire The Trap, le réalisateur de la BBC Adam Curtis démontre que les situations de peine, de tristesse ou de stress autrefois considérées comme mentalement saines, par exemple le deuil, ont été décrétées pathologiques et passibles de traitements médicamenteux. Mais, souffrir de la perte d’un être aimé est tout à fait sain et normal ; c’est l’inverse qui ne le serait pas. Faut-il régler la normalité à coups de chimie ?
Source : entelekheia