Basta ! : Votre ouvrage commence par un épisode clé dans l’histoire des charcuteries : en octobre 2015, elles sont déclarées « cancérogènes pour l’homme » par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ). Ce qui rend nombre de charcuteries industrielles cancérogènes, c’est l’addition de nitrite de sodium (E 250) ou de nitrate de potassium (E252). De quand date l’utilisation massive de ces additifs ?
Guillaume Coudray [1] : Ces additifs se sont surtout développés et imposés aux États-Unis, dans la seconde moitié du 19ème siècle, à mesure que se mettait en place l’industrie des charcuteries, l’une des premières du pays. Les quantités de cochons abattus transformés deviennent peu à peu gigantesques. Les additifs « nitrités » [contenant du nitrite de sodium, ndlr] disposent d’un grand avantage : ils donnent systématiquement une coloration homogène et uniforme à la charcuterie – un joli rouge rosé. Ils permettent ainsi d’obtenir des jambons visuellement satisfaisants à partir de cochons jeunes et peu exercés, idéal pour l’élevage industriel.
Les additifs permettent aussi d’accélérer la fabrication de charcuteries, qui demandent normalement de longues périodes de maturation, et de conserver la viande plus longtemps. Bref : ils diminuent les pertes, accroissent les volumes et font baisser les prix. Ils sont tellement avantageux que leur usage est devenu, partout ou presque, la norme. En France, où 70 % du porc consommé l’est sous forme de charcuterie, les sels nitrités ont été autorisés en 1964.
Au début du 19ème, on ne connaît que le nitrate de potassium, c’est-à-dire le salpêtre. Puis on commence à utiliser le nitrate de sodium qui provient d’immenses gisements découverts dans les déserts d’Amérique latine, au pied des Andes. Permettant un rougissement plus rapide, il recueille la faveur des charcutiers industriels américains. Au début du 20ème, un produit encore plus actif fait son apparition : le nitrite de sodium. Pendant la première Guerre mondiale, des chimistes allemands mettent au point des procédés qui permettent la synthèse du nitrite de sodium afin d’alimenter l’industrie et l’armement, en particulier les usines métallurgiques. Le nitrite de sodium devient abondant et peu coûteux. Au départ interdit par les services sanitaires, car considéré comme un poison – il est mortel à partir de 2g/kg –, le nitrite est progressivement autorisé partout, sous forme de sels nitrités, de sorte que la dose susceptible d’entraîner une intoxication directe n’est jamais atteinte.
Comment découvre-t-on que ces nitrites peuvent entraîner des cancers colorectaux ?
À la cuisson, lors de la digestion ou dès la fabrication, les nitrites font apparaître d’autres substances : les nitrosamines et les nitrosamides, qui sont cancérogènes : elles font apparaître des tumeurs. C’est ce risque qui a été dénoncé par le Centre international de recherche sur le cancer en 2015. Mais dès 1968, le journal médical anglais The Lancet expose ce problème, déjà étudié par des chercheurs. Deux ans plus tard, les cancérologues disposent de preuves suffisantes pour accuser les charcuteries d’être responsables d’un nombre considérable de cancers.
L’autre risque des nitrites, c’est qu’ils activent le pouvoir cancérogène du fer et le transforment en puissant promoteur des tumeurs, via un phénomène appelé la nitrosylation du fer. Ce risque-là, très grave, n’est pas encore pris en compte par les autorités sanitaires. Malheureusement, les scientifiques qui travaillent sur le sujet sont assez timides et ne disent pas assez fort ce qu’ils savent, ou bien on préfère ne pas les entendre.
Combien de personnes sont concernées par le cancer colorectal ?
Le cancer colorectal est l’un des plus répandus et des plus meurtriers. En France, 42 000 cas sont découverts chaque année et 42 % des personnes atteintes de ce cancer en meurent, soit 17 700 décès par an. En Europe, ce sont 152 000 personnes qui en meurent chaque année, et dans le monde, près de 700 000. Entre 5 et 10 % de ces cancers sont d’origine génétiques. Les plus touchés par le cancer colorectal sont les pauvres. Or ce sont eux qui consomment les produits les plus nitrités : rillettes, jambon, saucisson. Ce sont les produits les moins chers qui en contiennent le plus. Au rayon libre-service des supermarchés, un ménage modeste achète deux fois plus de charcuteries qu’un ménage aisé. Les plus grands consommateurs sont les agriculteurs et les ouvriers. Précision importante : les charcuteries « bios » ne sont pas nécessairement sans nitrites. En France, seuls deux labels privés, Déméter et Nature et Progrès, garantissent l’absence de nitrites. La seule solution, c’est d’inspecter les listes d’ingrédients et de bannir les charcuteries bio colorées au nitrite.
Pour justifier l’usage des nitrites, les industriels brandissent les risques de botulisme. Cette maladie mortelle est due à une bactérie qui se développe à cause du manque d’hygiène, quand les produits sont mal cuits, mal fumés ou conservés dans de mauvaises conditions. Vous dites qu’il s’agit là d’une « mise en scène ». Pourquoi ?
Ce risque « botulisme » apparaît dans les discours et documents des charcutiers industriels américains à la fin des années 1960, avant d’arriver en en France. C’est une réponse à la problématique des cancers qui émerge. Ils brandissent le botulisme comme un épouvantail pour faire avaler la pilule des nitrites : on fait croire aux gens que les nitrites servent à les protéger des risques de botulisme alors que c’est pour la couleur, pour le goût et prolonger la date limite de consommation. Il y a une tromperie fondamentale. Toutes les études et les experts le disent : les causes de cette maladie, c’est l’absence de soins et la viande avariée, pas l’absence de nitrites. La plupart des industriels le savent parfaitement. Pour ne rien changer au système qui a fait leur fortune, certains industriels de la charcuterie vont s’enfoncer dans le mensonge.
Comment se présente ce mensonge ?
On retrouve dans leurs stratégies les mêmes ficelles que dans les affaires de l’amiante, du tabac ou des pesticides. Ils utilisent tous le même « guide de voyage du truqueur en santé publique ». Ainsi, depuis le début des années 1970, un petit groupe de chercheurs financés par l’industrie américaine de la charcuterie a produit une quantité considérable de publications destinées à mettre en doute l’effet cancérogène des viandes nitrées. Ils expliquent que les cancers sont des maladies complexes, qu’elles ont toutes sortes de causes, ils exagèrent la responsabilité individuelle…
Les industriels n’hésitent pas non plus à réinventer l’histoire. Peu après la diffusion d’une émission de Cash investigation sur les dangers des nitrites, des industriels français ont ainsi mis en ligne une vidéo qui prétend qu’on utilise des nitrites depuis la nuit des temps. C’est exactement ce que racontent les industriels américains, ce qu’ils répètent en permanence. Ils nous font croire que la pratique du nitritage est aussi vieille que l’invention des jambons et des saucissons, alors qu’il n’en est rien. Les recettes anciennes montrent que les charcuteries ont longtemps été fabriquées avec du sel et du poivre, rien de plus. Longtemps, le salpêtre puis les nitrites étaient considérées comme des curiosités et utilisés de manière anecdotique.
L’Agence sanitaire européenne (European food safety authority, EFSA), habilitée à réguler les additifs dans les charcuteries consommées dans les pays membres, contribue à brouiller les cartes…
L’EFSA, connue pour les conflits d’intérêt qui règnent en son sein, pourrit le débat scientifique. Elle créée des comités bidons qui ne servent qu’à semer le doute et obtenir des délais pour ne rien changer. En alliée fidèle des charcutiers industriels, l’EFSA fixe des « taux maximum » de nitrite tout en reconnaissant qu’ils ne tiennent pas compte des effets cancérogènes des métabolites du nitrite. À l’image des charcutiers, elle est intarissable sur les dangers du botulisme de façon à justifier son inaction.
Produire autrement de la charcuterie propre à la consommation est-il possible ?
La seule vraie solution, pour écarter ce risque de cancer, c’est de fabriquer des charcuteries sans nitrites ni nitrates. C’est possible, les fabricants des jambons de Parme l’ont prouvé, en renonçant dès 1993 à l’usage de nitrites et de nitrates. Ils sortent 9 millions de jambons par an et n’ont pas eu un cas de botulisme en 25 ans ! Leur processus prend plus de temps et demande plus de soins. Il faut respecter des règles d’hygiène strictes et mettre en place de longues périodes de réfrigération et de maturation. Cela oblige à adapter l’outil de production : changement des machines et des équipements de réfrigération, révision des processus de fabrication. Tout cela aurait un coût, bien sûr.
Il faudrait aussi revoir la filière en prenant des viandes de meilleure qualité, plus mûres. Les fabricants qui renoncent aux additifs nitrés utilisent généralement du cochon qui a entre 12 à 18 mois, contre 6 mois dans les grandes industries charcutières. Il s’agit de transformer les modes de fabrication pour aller vers des productions plus locales, plus raisonnables, plus vertueuses. Ce que ne permettent pas les nitrites : des cochons de mauvaise qualité, il faut produire vite ; les conditions de travail des producteurs de cochon sont difficiles ; celles des ouvrières et ouvriers dans les usines de transformation sont infernales… Il s’agit en fait de remettre à l’endroit un système pourri où tout marche à l’envers.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Photo : CC Rene Schwietzke
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