C’est la corruption qui perpétue le conflit catalan

Mariano Rajoy a vu validée sa stratégie perverse sur la Catalogne tout au long de cette semaine. Le Premier ministre a dû éclater de rire en constatant que ce qui aurait dû être la nouvelle de l’année (l’implication du PP [1] dans l’affaire Gürte [2]) a été complètement éclipsée par la crise catalane.

Carlos Hernández | 26/10/2017

Ce n’en est pas l’unique cause, ne vous hâtez pas de jeter à la corbeille ce modeste article en raison de son titre, mais permettez-moi de poser une simple question, en ces heures tendues, surréalistes et pathétiques, alors que nous sommes sous la menace d’une catastrophe d’une ampleur imprévisible : serions-nous dans cette situation dramatique si le PP et le défunt parti « Convergencia i Unió [3]» n’avaient pas été deux formations politiques gangrénées par la corruption? En serions-nous à retenir notre souffle, que nous nous sentions espagnols ou catalans,  si Jordi Pujol, Artur Mas, Esperanza Aguirre [4] et Mariano Rajoy n’avaient pas été éclaboussés par de graves accusations de financement irrégulier et même d’enrichissement illicite? Mon impression, qui s’appuie sur les événements de ces dernières années, est … un « Non ! » catégorique.

Si nous examinons le déroulement du processus, depuis ses origines, nous trouvons les acteurs indépendantistes convaincus, l’ERC, la CUP [5] et différents mouvements citoyens qui, d’une manière ou d’une autre, ont toujours été présents, brandissant fièrement l’estelada [6]. Le dernier élément, celui qui a rompu l’équilibre, a été le défunt parti « Convergència i Unió » : ce parti des affaires et de la bourgeoisie catalane a abandonné du jour au lendemain  sa position, certes nationaliste, mais favorable à l’union (avec l’Espagne), au profit du séparatisme. Est-ce vraiment dû au hasard si cette surprenante transformation de la force politique que dirigeait Artur Mas a coïncidé avec le flot des révélations médiatiques et des affaires judiciaires pour corruption dans lesquelles étaient impliqués les dirigeants de Convergencia ? L’estelada a d’abord constitué  pour Convergencia un rempart contre ses ennuis judiciaires; puis, petit à petit, ses dirigeants ont été dépassés par les événements qu’ils avaient eux-mêmes déclenchés et par la pression de leurs compagnons de route.

Les locataires du numéro 13 de la Calle de Génova [7]  et de la Moncloa [8] ont sûrement dû sauter de joie quand a surgi ce qu’ils ont eux-mêmes défini comme « le défi souverainiste ».La Catalogne avait déjà rendu service au Parti Populaire quand celui-ci était dans l’opposition, en lui permettant de grapiller des voix à Madrid, en Galice, dans la Région de Murcie, dans les deux Castilles, en Estrémadure et en Andalousie, en  « criminalisant » l’Estatut [9]  générant ainsi un profond sentiment de catalanophobie. Si Cristobal Montoro [10] a déclaré, en plein milieu de la débâcle économique du gouvernement de Zapatero, « que l’Espagne fasse naufrage, nous la redresserons »,  Rajoy a dû penser quelque chose d’approchant quand il a décidé d’allumer la flamme dangereuse de la haine entre les communautés. Il est très probable que le chef de l’opposition d’alors avait prévu d’éteindre le feu qu’il avait lui-même allumé une fois arrivé à la Moncloa ; cependant, sa présidence a été dès le début menacée par le tsunami de corruption qui submergeait son parti, depuis les municipalités et les chefs-lieux des régions, jusqu’au siège national du parti, au n° 13 de la Calle de Génova. Dans ce contexte, la menace indépendantiste était l’ennemi idéal dont avait besoin celui qui était maintenant le chef du gouvernement. Il ne leur suffisait déjà plus d’agiter le spectre exsangue de l’ ETA pour rallier leurs électeurs, dont certains commençaient à être dégoûtés par les innombrables combines ourdies par des filous et que des juges, des policiers, des journalistes et des citoyens incorruptibles dévoilaient au grand jour. C’était le moment d’agiter frénétiquement le drapeau espagnol, la « rojigualda » (sang et or), pour détourner le regard des Espagnols de ces colonies de grenouilles qui peuplaient le gigantesque marigot qu’était le Parti Populaire.

Telle est  la pièce qu’on nous a jouée avec quelques variations au cours des six dernières années, et dont le dernier acte, par hasard ou peut-être pour d’autres circonstances moins accidentelles, menace de mettre en scène une Déclaration Unilatérale d’Indépendance(DUI), l’application de l’Article 155 [11] et le dénouement de la première partie du procès Gürtel. Nous n’aurions pas pu assister à un scénario plus dangereux, mais aussi plus révélateur de la tragédie qu’on nous a contraints à vivre. Pendant que sur la scène Rajoy et Puigdemont poursuivaient leur grotesque et irresponsable guerre des drapeaux,  la Procureure Concepción Sabadell se voyait condamnée à  faire part de ses conclusions dévastatrices en coulisses. L’efficace procureure  de l’ Audiencia Nacional [12] ne laissait planer aucun doute : Le Parti Populaire avait bénéficié d’activités criminelles, et l’existence au siège du parti d’une caisse noire, alimentée par des  commissions occultes versées par des entrepreneurs en échange de la concession de contrats publics, illégalement accordés par les administrations dirigées… par le Parti Populaire, a été « de manière accablante et constante, pleinement établie » »

Le banc des accusés du procès  Gürtel 

Il y a seulement un mois, tous les journaux (sans compter les tracts, évidemment), ainsi que les bulletins d’information de la radio et de la télévision (je ne compte pas non plus ce NO-DO [13] est conçu dans les bureaux de la Moncloa et transmis par la télévision espagnole) auraient ouvert leurs éditions en citant les mots de Sabadell Concepción, qui assurait que « Luis El  Cabrón » (Lulu l’Enfoiré) n’était autre que Luis Bárcenas [14] et que, selon les notes documentaires parvenues  aux dirigeants de la chaîne figuraient les initiales de l’ancien député « populaire » Jesús Merino. Il est évident qu’au fur et à mesure des nouvelles, nous nous serions tous rappelés que les éléments mentionnés dans ce qu’on appelle les « papiers de Bárcenas » ─ des documents dans lesquels était nommé un certain « M. Rajoy » comme  destinataire de milliers d’euros de primes payées avec de l’argent sale─ se voyaient corroborés  point par point.

S’il avait le moindre doute, et je ne pense pas qu’il y en avait, Mariano Rajoy a vu validée sa stratégie perverse sur la question de la Catalogne tout au long de cette semaine. Le chef du gouvernement a dû éclater de rire  en constatant que ce qui devrait être la nouvelle de l’année a été complètement éclipsé par la crise catalane. Dans les bars et les bureaux de Madrid, Séville et Barcelone, les victimes de l’affaire Gürtel, que nous sommes tous, ignoraient  que le Ministère Public était en train de les  informer que le PP les avait détroussés; entre deux cafés ou entre deux bières, elles préféraient passer leur temps à maudire les radicaux indépendantistes ou les méchants espagnolistes.

Tant que Mariano Rajoy et un PP corrompu jusqu’à l’os resteront au pouvoir, la crise catalane durera à perpétuité ou, tout au moins,  jusqu’à ce que surgisse un nouvel ennemi grâce auquel on pourra intimider et exaspérer l’électorat. Il est possible que le Premier ministre ait évité d’affronter politiquement le problème  au cours des six années à la Moncloa, par pure négligence, arrogance et paresse ; oui, mais pas seulement. Rien ne protège mieux des papiers de Bárcenas qu’un bon vieux drapeau espagnol. Rien ne détourne plus l’attention du financement irrégulier de son parti que d’unir les citoyens contre un démoniaque ennemi commun armé d’une estelada. J’espère que je me trompe, mais je suis convaincu que ce sont Rajoy et les siens qui tirent les ficelles dans ces heures critiques pour l’avenir de l’Espagne et de la Catalogne, et qu’ils continueront à le faire à l’avenir, comme ils l’ont fait jusqu’à présent, dans le seul but de faire durer un conflit politique qui leur profite politiquement.

Ce n’est que comme cela que s’explique l’attitude qu’a eue le PP alors que Puigdemont demandait jeudi dernier que Madrid fasse un geste, même minime,  avant de « s’immoler » personnellement et politiquement en convoquant des élections anticipées ? Dans ces heures critiques, alors que la plus grande prudence et la plus grande sagesse étaient requises de la part des fonctionnaires publics, Albiol et Javier Arenas [15] ont fait des déclarations incendiaires, essayant d’humilier encore plus le président de la Generalitat. Comme par hasard, au même moment, le Ministère public, téléguidé par le ministre Catalá, annonçait son refus de revenir sur la détention provisoire des dirigeants de l’ANC et d’Òmnium [16]. Il semble évident qu’aucun de ces actes n’ait été déterminant pour  pousser Puigdemont à retourner ─définitivement ou non, nous l’ignorons─ sur  la voie de la déclaration unilatérale d’indépendance; mais même dans ce cas, nous avons le droit, et même le devoir, de nous poser une question : si le PP se comportait en public de façon aussi irresponsable et inopportune, comment pouvait-il bien se comporter dans les négociations qu’il tenait en privé avec le gouvernement catalan par divers intermédiaires?

Pour ces raisons, aussi stupides que soient les actes de Puigdemont dans les heures à venir, le PSOE fera une grave erreur s’il  continue à  faire confiance  à un chef de gouvernement auquel on ne peut pas se fier. Les faits  sont têtus, aujourd’hui comme hier, et ils le seront demain, même si la Moncloa donne l’assaut à TV3 [17]  pour en faire un clone de TVE NO-DO. Aussi irresponsables qu’aient été, et demeurent, les dirigeants indépendantistes catalans, les principaux coupables de la situation actuelle, de la perpétuation de ce conflit avec la Catalogne  qui peut aboutir à une véritable tragédie ne s’appellent pas seulement Puigdemont, Junqueras, Gabriel, Rajoy ou Rivera. Nous devons rechercher les principaux coupables derrière des noms aussi originaux que Gürtel, Púnica, Lezo, Palau, Nóos, Acuamed, Millet, Palma Arena, Pokémon, Guateque, Pallerols, Brugal, Auditorio, Imelsa, Andratx, Campeón ou Faycan[18]. Les responsables sont les politiciens, les entrepreneurs et les journalistes impliqués dans ces scandales, complices ou seulement complaisants. Les responsables sont aussi ces millions de citoyens qui ont voté pour des partis et des candidats, tout en sachant qu’ils étaient corrompus, parce que, malgré tout … c’étaient leurs corrompus à eux. Les responsables sont aussi ces partis de gauche qui restent incapables de se mettre d’accord pour expulser «Monsieur X» de la Moncloa. Peut-être, au fond et même si ça fait mal de le dire, nous avons, et nous aurons, ce que nous méritons.

Carlos Hernández | 26/10/2017

Carlos Hernández de Miguel (Madrid, 1969) est un journaliste et expert en communication espagnol. Il a été chroniqueur parlementaire d’ Antena 3 Televisión, correspondant de guerre au Kossovo, en Palestine, en Afghanistan et en Irak. Il a aussi été rédacteur en chef de l’hebdomadaire La Clave, directeur de communication du PSOE et consultant en communication de diverses entreprises.Actuellement il collabore à diverses publications comme eldiario.es, El Mundo et le magazine Viajar (Voyager). En 2015 il a publié Los últimos españoles de Mauthausen [Les derniers Espagnols de Mauthausen] (Ediciones B)

[1]  PP : Partido Popular (Parti Populaire), principal parti de la droite espagnole depuis la Transition, auquel appartient Mariano Rajoy. Ses membres et représentants sont souvent appelés les « populares » (populaires).Notes

[2] L’Affaire ou Cas Gürtel désigne une enquête en cours depuis 2007 sur la corruption dans l’attribution des marchés publics,  affectant tous les niveaux de l’administration espagnole et impliquant essentiellement des membres du PP.

[3]  Convergència i Unió (CIU) est une ancienne fédération de partis centristes catalans (2001-2015) dont deux des présidents, Jordi Pujol et Artur Mas, ont été présidents de la Généralité de Catalogne. Le premier a été au centre de scandales fiscaux en série impliquant sa femme et ses enfants et portant sur plusieurs centaines de millions d’euros. Le second a été condamné en 2017 pour avoir organisé en 2014 une  consultation sur l’indépendance catalane qualifiée d’ « illégale » par le Tribunal Constitutionnel de Madrid.

[4] Esperanza Aguirre : ex-ministre, ex-présidente du Sénat, ex présidente de la Communauté de Madrid, impliquée dans une autre affaire de corruption, elle a dû démissionner de ses autres mandats politiques et électifs.

[5] ERC : Esquerra Republicana de Catalunya (Gauche républicaine de Catalogne), et CUP : Candidatura d’Unitat Popular (Candidature d’unité populaire) sont deux partis de la gauche indépendantiste catalane, le premier social-démocrate, le second « radical ».

[6] L’Estelada (L’étoilée) est le drapeau catalann aux bandes jaunes et rouges. Elle est ainsi nommée pour l’étoile qui figure dans un triangle sur la gauche du drapeau (étoile blanche sur fond bleu dans sa version « droitiste », rouge sur fond jaune dans sa version « gauchiste »).

[7] Calle de Génova 13 : adresse du siège madrilène du Parti Populaire depuis 1983, connue comme « Génova 13 ».

[8]  Palais de la Moncloa : résidence officielle de président du gouvernement espagnol (actuellement M.Rajoy) à Madrid.

[9]  Estatut : le Statut d’autonomie de la Catalogne de 2006.

[10] Cristobal Montoro : économiste, membre du PP, ministre de l’Économie d’Aznar de 2000 à 2004 et de Rajoy depuis 2011.

[11]  Article 155 de la Constitution espagnole de 1978 : « 1. Si une Communauté autonome ne remplit pas les obligations que la Constitution ou les autres lois lui imposent ou agit de façon à porter gravement atteinte à l’intérêt général de l’Espagne, le gouvernement, après avoir préalablement mis en demeure le président de la communauté autonome et si cette mise en demeure n’aboutit pas, pourra, avec l’approbation de la majorité absolue des membres du Sénat, prendre les mesures nécessaires pour la contraindre à respecter ces obligations ou pour protéger l’intérêt général mentionné. 2. Pour mener à bien les mesures prévues au paragraphe précédent, le gouvernement pourra donner des instructions à toutes les autorités des communautés autonomes. »

[12]  Audiencia Nacional : Tribunal ayant juridiction sur l’ensemble de l’État espagnol, siégeant à Madrid, chargé de juger les affaires le plus graves (terrorisme, etc.)

[13] Les NO-DO : Acronyme de Noticiarios y Documentales (Actualités et documentaires) étaient des courts-métrages diffusés obligatoirement dans les cinémas espagnols sous la dictature franquiste dans une but de propagande pour le régime.

[14] Luis Bárcenas : trésorier du PP, inculpé dans l’affaire Gürtel en 2009, incarcéré en 2013, libéré contre caution de 200 000 € en 2015.

[15] Xavier García Albiol : président du Parti populaire de Badalona depuis 1990, maire de sa ville natale entre 2011 et 2015. Candidat à la présidence de la Généralité de Catalogne lors des élections régionales de septembre 2015. Javier Arenas: chef de file du PP en Andalousie

[16] Assemblea Nacional Catalana et Òmnium Cultural : deux organisations indépendantistes catalanes.

[17]  TV3 est une chaîne de télévision publique catalane. Son audience a augmenté de 40 % depuis le 1er octobre 2017.

[18] Gürtel, Púnica, etc. sont quelques uns des scandales de corruption dans lesquelles le PP est impliqué.

Article original : http://www.eldiario.es/zonacritica/corrupcion-perpetua-conflicto-catalan_6_701389869.html
Traduit par  
Jacques Boutard
Source: 
http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=21947

 

via C’est la corruption qui perpétue le conflit catalan | Arrêt sur Info

Laisser un commentaire