La Grande-Bretagne connaît sa plus grande vague de grèves depuis une génération
L’année dernière, les travailleurs britanniques ont connu le plus haut niveau d’actions de grève de ces trente dernières années. Les travailleurs prennent conscience de leur force collective : ils doivent maintenant convertir cette force en victoires tangibles.
Source : Jacobin Mag, Ewan Gibbs
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
La Grande-Bretagne connaît les niveaux les plus élevés d’action syndicale jamais enregistrés du vivant de nombreux travailleurs qui ont pris part aux récentes grèves. L’Office of National Statistics a récemment indiqué qu’en 2022, le nombre de jours perdus pour cause d’action syndicale a dépassé le total de tous les chiffres enregistrés au cours des années 1990, 2000 et 2010.
Plus de 2,4 millions de jours ouvrables ont été enregistrés comme perdus en raison de grèves en 2022. Il s’agit du total le plus élevé depuis 1989, alors que le nombre de syndicalistes britanniques était nettement plus important et représentait une proportion bien plus élevée de la main-d’œuvre.
Les grèves ne se sont pas limitées à un petit nombre d’industries. Les conflits se sont étendus à des pans de plus en plus importants des secteurs public et privé, allant de conflits locaux à des conflits nationaux. S’agit-il d’un tournant décisif dans les relations de classe britanniques après des décennies de recul des syndicats ?
Le prix du travail
La vague actuelle d’actions syndicales a débuté en juin 2022, alors que l’inflation commençait à grimper. Le syndicat national des travailleurs du Transport ferroviaire et maritime (RMT) a entamé son premier conflit ferroviaire national depuis la privatisation des chemins de fer au début des années 1990.
Les niveaux de salaire sont devenus le sujet de la politique courante en Grande-Bretagne d depuis des décennies.
Mick Lynch, le secrétaire général du RMT, est devenu une célébrité inattendue au cours de l’été. Son insistance sur le fait que « nous ne voulons plus être pauvres » est devenue une sorte de slogan informel qui s’est répandu dans les conflits et a été répété par les orateurs des piquets de grève dans tout le pays.
Cependant, le commentaire le plus incisif de Lynch était son affirmation que « le prix du travail » est trop faible. Les niveaux de salaire sont devenus un sujet de politique quotidienne en Grande-Bretagne, ce qui n’était pas le cas depuis des décennies. L’action syndicale a créé un espace pour discuter des récompenses économiques (ou de leur absence) dont bénéficient les travailleurs, avec un important potentiel de démocratisation.
Le contexte de la nouvelle popularité de la mobilisation syndicale a été l’érosion de la valeur des salaires réels par des taux d’inflation record. La Grande-Bretagne connaît actuellement une spirale des prix d’un niveau jamais atteint depuis le début des années 1980. Les travailleurs en font l’expérience chaque fois qu’ils vont au supermarché et constatent que leur argent leur permet d’acheter moins que la semaine précédente.
Les prix des produits de première nécessité augmentent beaucoup plus vite que les salaires, les factures alimentaires et énergétiques apparaissant comme les principaux facteurs de hausse. Le logement est un autre sujet de préoccupation en raison de la forte hausse des loyers et de l’augmentation imminente des prêts hypothécaires suite à la décision de la Banque d’Angleterre de relever les taux d’intérêt.
Les tendances du marché
La contraction du marché du travail britannique est un autre facteur important qui explique la confiance croissante des travailleurs dans leur propre force. Les taux de chômage sont faibles, se situant autour de 3,7 %, tandis que le taux d’emploi officiel est élevé, à plus de 75 %.
Un autre facteur important derrière la confiance croissante des travailleurs dans leur propre force est la contraction du marché du travail britannique.
Au lendemain du Brexit, des pénuries de main-d’œuvre ont été constatées dans des secteurs qui avaient été caractérisés par de fortes concentrations de travailleurs migrants, comme les chauffeurs routiers, qui sont souvent rentrés chez eux en grand nombre. Les pénuries se sont depuis étendues à d’autres domaines du marché du travail. Les entreprises de secteurs tels que l’hôtellerie et les services sociaux font régulièrement état de problèmes majeurs pour trouver des travailleurs. Les pubs et les restaurants ont souvent rouvert après la fermeture liée au Covid-19 avec des horaires réduits.
L’impact global de cette dynamique a alimenté une tendance plus large à la hausse des salaires dans le secteur privé, qui a toujours été nettement supérieure à celle du secteur public, atteignant un pic de 11,5 % en mars dernier, alors que le taux du secteur public n’était que de 1,5 %.
Le pouvoir des travailleurs dans une société vieillissante n’a pas été un sujet de discussion dans les débats sur les tendances démographiques de la Grande-Bretagne. Cependant, à mesure que des secteurs tels que la santé et les services sociaux se développent et que le nombre de personnes en âge de travailler diminue, tant en termes relatifs qu’absolus, par rapport à celles qui ont l’âge de la retraite, le potentiel des travailleurs à exiger davantage de leurs employeurs pourrait augmenter en proportion.
Des travailleurs essentiels
Des myriades de conflits ont animé les travailleurs des syndicats professionnels, sectoriels et généraux dans les écoles, les hôpitaux, les universités, les chemins de fer, les bureaux et les usines. Ce qui les unit, c’est le sentiment partagé que le niveau de vie des travailleurs ne doit pas tomber en dessous de leur niveau déjà souvent maigre.
Les grands conflits nationaux ont tendance à faire la une des journaux. Suivant le modèle établi par les chemins de fer, ils se sont étendus à la partie anglaise et galloise du National Health Service (NHS), y compris la première grève des membres du Royal College of Nurses. Les enseignants du primaire et du secondaire ont débrayé lors de conflits distincts en Angleterre et en Écosse.
Les infirmières en grève ont scandé « Les applaudissements ne paieront pas les factures » en référence aux manifestations publiques de soutien au personnel du NHS au printemps 2020.
Le langage contesté du « travailleur essentiel » qui a été introduit lors de la pandémie du Covid-19 a animé ces conflits. Les infirmières en grève ont scandé « Les applaudissements ne paieront pas les factures » en référence aux manifestations publiques de soutien au personnel du NHS au printemps 2020. Les syndicats ont utilisé le concept de « travailleur essentiel » pour réclamer des augmentations de salaire et protéger les services des coupes budgétaires. Les membres du syndicat Communication Workers’ Union sont en grève chez Royal Mail contre la menace qui pèse sur un service postal national dans sa totalité.
Le gouvernement conservateur et les médias hostiles ont dépeint les infirmières et les enseignants comme des égoïstes. Les conservateurs ont également préparé une nouvelle législation, le projet de loi 2022-23 sur les grèves (niveaux de service minimum), afin d’atténuer l’impact de l’action syndicale en établissant des niveaux légalement obligatoires de couverture minimum dans les secteurs essentiels. Pourtant, cette législation semble peu susceptible d’avoir un impact direct sur les conflits actuels et pourrait s’avérer peu efficace en pratique. Par exemple, elle pourrait être mise à mal si les employés tenus d’assurer un service minimum se mettent massivement en arrêt maladie.
L’impression d’une vague de grève avec un objectif unifié s’est renforcée avec une journée d’action le 1er février 2023. Plus d’un demi-million d’enseignants, de fonctionnaires, de personnel universitaire, de travailleurs du rail et de conducteurs de bus se sont mis en grève le même jour. Des rassemblements ont été organisés dans les villes de Grande-Bretagne pour s’opposer à la législation sur le service minimum.
Sources de force
Néanmoins, il est important de faire la distinction entre un sentiment partagé et une cause commune dans le paysage industriel actuel. Les travailleurs sont engagés dans des conflits sur une base sectorielle et, dans certains cas, sur le lieu de travail.
Le gouvernement britannique est fermement résolu à faire en sorte que le RMT ne soit pas considéré comme gagnant dans son combat.
Des circonstances économiques largement partagées peuvent rapprocher les travailleurs des entrepôts d’Amazon, qui ont débrayé à Coventry au début de l’année, des chauffeurs de bus d’Aviva, qui ont fait grève l’année dernière. Les travailleurs gallois des services de santé peuvent être motivés par des mécontentements similaires à ceux des enseignants écossais. Cependant, ces groupes professionnels ont des syndicats séparés et des accords de branche distincts.
Pourtant, l’intervention du gouvernement dans les conflits, notamment dans les chemins de fer, a renforcé le sentiment d’un objectif commun. Le gouvernement britannique est fermement résolu à faire en sorte que le RMT ne soit pas perçu comme ayant gagné son conflit. Il est très préoccupé par le fait que si c’est le cas, cela servira d’exemple et entraînera une contagion des attentes aux autres travailleurs.
Par conséquent, le conflit ferroviaire n’en finit pas de durer, tout comme la grève de plus en plus dure de Royal Mail. Dans le premier cas, le RMT et ses partisans accusent l’ingérence du gouvernement d’avoir fait échouer un éventuel accord. Le soutien de l’opinion publique à lui seul ne semble pas pouvoir garantir des augmentations de salaire pour les infirmières ou d’autres travailleurs engagés dans des conflits populaires.
Si les grèves sont assurément devenues un sujet dominant dans la couverture médiatique britannique, l’analphabétisme syndical massif a également obscurci les reportages. Il y a une forte tendance à supposer que le principal objectif des syndicats est de gagner le soutien du public, comme si c’était là qu’ils puisaient leur force, plutôt que dans leur capacité de perturbation et leur capacité à nuire aux profits ou à la prestation de services et aux objectifs politiques du gouvernement.
Perspectives
Le gouvernement conservateur a subi un effondrement de ses propres scores dans les sondages au cours de l’année dernière. Pourtant, il part toujours du principe que l’électorat est hostile aux syndicats et qu’il les rendra responsables des arrêts de travail au lieu de tenir le gouvernement pour responsable de son incapacité à gérer correctement les relations syndicales.
Bien qu’il n’y ait aucun signe d’apaisement de la vague de grèves, ses participants doivent être en mesure de raconter des histoires positives de victoires locales et nationales. Il ne suffit pas que les travailleurs se mobilisent et s’organisent : ils doivent aussi gagner et changer les choses en le faisant.
Il y a eu des exemples importants, comme les gains obtenus par les travailleurs des télécommunications du groupe BT, qui ont obtenu une augmentation de salaire à la suite de leur première grève en trente-cinq ans, dans un conflit qui a vu le personnel des centres d’appels et de la maintenance participer à une action syndicale massive pour la première fois. Au fur et à mesure que l’action se poursuit, il y aura d’autres BT, et sans doute d’autres histoires moins positives dans un tableau mitigé de victoires, de défaites et, inévitablement, de résultats moins concluants.
Au cours des derniers mois, les travailleurs britanniques ont commencé à rétablir les salaires et les conditions de travail comme une question de négociation plutôt que d’imposition. Par leurs actions par centaines de milliers, ils ont eu un aperçu de leur propre pouvoir et de leur potentiel pour agir collectivement et refuser d’être pauvres (ou de s’appauvrir).
Ce faisant, ils ont démontré que le prix du travail peut être augmenté. Mais la réalisation de cet objectif sera plus probablement le résultat de milliers de débats et de batailles qu’un petit nombre de confrontations décisives.
Ewan Gibbs enseigne l’histoire à l’université de Glasgow.
Source : Jacobin Mag, Ewan Gibbs, 18-02-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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