L’attitude initiale ambigüe des États-Unis envers l’État Islamique (1/5) : “Une guerre aérienne non sérieuse contre Daech”
Le rôle des États-Unis dans la guerre de Syrie et d’Irak prête régulièrement à controverse, au point que des analystes occidentaux ont mis en cause l’attitude ambiguë avant 2016 des Américains dans le combat contre le terrorisme de l’État Islamique.
Nous allons vous présenter dans ce billet certains faits qui vont dans le sens de cette thèse, tout en insistant sur la nécessité de rester méthodiques et rigoureux, afin de ne pas tomber dans des explications conspirationnistes simplistes, facilement encouragées par la complexité et le manque de clarté de ces sujets.
Voici le plan de notre étude :
Billet 1 :
- “Une guerre aérienne non sérieuse contre Daech”
- De lourds soupçons sur l’attitude américaine au cours des premiers mois
- Les bombardements initiaux limités de la coalition ont pu être contreproductifs
Billet 2 :
- IV. La Russie se met à combattre sérieusement les milices
- V. Une stratégie de bombardements de la coalition peu efficace
Billet 3 : VI. Des livraisons (involontaires ?) d’armes à l’ennemi
Billet 4 : VII. Un embarrassant rapport de renseignement
Billet 5 : VIII. Le rôle (initial) de Daech : « atout stratégique » des États-Unis ?
I. “Une guerre aérienne non sérieuse contre Daech”
À l’été 2014, les victoires et les massacres de l’État islamique en Irak et en Syrie ont finalement poussé la communauté internationale à intervenir. À cet effet, sera créée une nouvelle coalition arabo-occidentale se donnant pour objectif d’affronter l’État islamique. À ses débuts, elle rassemble vingt-deux pays, parmi lesquels les États-Unis, les grandes armées de l’Union Européenne, le Canada, l’Arabie saoudite, la Jordanie, le Qatar, le Bahreïn, les Émirats arabes unis…
Les premières frappes de cette opération (baptisée Inherent Resolve – “Détermination absolue”) contre des positions de l’État Islamique débutent le 8 août 2014 en Irak et le 23 septembre en Syrie.
Les premiers mois, les bombardements sont effectués en nombre ridiculement faible : 7 frappes par jour en moyenne, ce que déplore rapidement le Wall Street Journal (Sources : ici et là) :
“Une guerre aérienne non sérieuse contre Daech
La campagne contre la Serbie en 1999 a utilisé en moyenne 138 frappes aériennes par jour. Celle contre l’État islamique en Irak et en Syrie en a utilisé 7.
[…] Au cours des deux derniers mois, les avions américains et un petit nombre de forces partenaires ont effectué 412 frappes au total en Irak et en Syrie, soit une moyenne de 7 frappes par jour. L’État islamique contrôlant une superficie de près de 130 000 kilomètres carrés, il est facile de comprendre pourquoi ce niveau d’effort n’a pas eu beaucoup d’impact sur ses opérations. […]
En fin de compte, et quelle qu’en soit la raison, il est peu probable qu’une utilisation aussi timide de la puissance aérienne contre les combattants islamiques en Irak et en Syrie réduise le territoire sous leur contrôle, freine l’assassinat brutal de civils innocents ou empêche la création d’un sanctuaire pour un ennemi qui a juré de poursuivre sa lutte à l’échelle mondiale.” [Wall Street Journal, 14/10/2014]
Plus précisément, voici un comparatif de l’intensité des frappes aériennes au cours de 7 interventions occidentales dans les 25 dernières années (on a scindé la dernière d’Irak/Syrie en deux, avec la première année de frappes de 08/2014 à 08/2015, et la période suivante, qui court encore) :
Voici un zoom pour mieux voir – en s’arrêtant en 2015 (avec cette fois le bilan des 2 premiers et 12 premiers mois de la campagne de frappes actuelle) :
Avec 7 puis 11 frappes quotidiennes la première année, on peut en effet affirmer que la campagne de lutte contre Daech n’était “pas sérieuse” – la “Détermination absolue” de la coalition était donc elle aussi particulièrement “modérée”.
Ce syndrome du “bombardement paresseux” outrepasse le cas des États-Unis. En effet, la France s’est également illustrée par son manque de volonté, en larguant les premiers mois uniquement “une bombe par jour sur un territoire grand comme le Royaume-Uni” (Source) :
Ceci transparaissait d’ailleurs dans les inquiétants propos de Barack Obama, charitablement rapportés par Le Monde, qui ne trouvait semble-t-il pas de quoi s’en indigner (Source) :
Il est regrettable que les États-Unis ne se soient pas inspirés de la “stratégie” utilisée contre Milosevich ou Saddam Hussein, qui avait d’une certaine manière démontré une efficacité bien supérieure…
Notez d’ailleurs que Le Monde reconnaissait expressément dans son article que l’option “d’écrasement” de Daech faisait débat, tout comme le fait de savoir si les États-Unis pourraient se satisfaire d’un État Islamique “contenu” – et ce malgré le nombre déjà impressionnant de crimes barbares perpétrés.
II. De lourds soupçons sur l’attitude américaine au cours des premiers mois
Au début de l’année 2015, ont surgit des témoignages troublants concernant l’attitude qu’auraient eu certaines troupes américaines.
Certains sont rapportés par l’universitaire Christopher Davidson, grand spécialiste de la région dans son livre phare Shadow Wars – dont Robert Olson (professeur émérite d’histoire et de politique du Moyen-Orient à l’Université du Kentucky) a indiqué qu’il s’agit pour lui “du livre le meilleur et le plus instructif jamais publié sur la lutte pour le pouvoir entre les États-Unis et l’Europe, les régimes autocratiques arabes et les masses appauvries de ces pays. […] Hautement recommandé.” Christopher Davidson, dont le journal The Economist a indiqué qu’il était “un des universitaires les plus compétents sur cette région“, est professeur de Politique du Moyen-Orient à l’Université de Durham en Angleterre et membre de l’Académie de l’enseignement supérieur ; il a également enseigné à l’Université Zayed aux Émirats arabes unis et à l’Université de Kyoto.
“Avec la chute de Ramadi en mai 2015, les critiques [contre les États-Unis] sont devenues plus fortes., surtout après qu’un conseiller du Président du Parlement irakien ait publiquement déclaré à la télévision que “La coalition internationale joue un rôle néfaste […] la population a vu la coalition internationale parachuter des armes pour l’État Islamique […] Ils sont parachuté des armes lourdes aux forces terroristes à Ramadi […] c’est un acte de trahison.” [Dijlah TV (Irak), Interview de Wahda al-Jumaili, 19 mai 2015]
Pour mémoire (Source) :
“Bien joué” pour un groupe “sur la défensive” et bombardé par la coalition…
Le professeur Christopher Davidson signale également ces deux articles :
“Le chef de la milice irakienne affirme que les États-Unis ne sont pas sérieux au sujet de la lutte contre l’État islamique
NAJAF, Irak (Reuters) – Le chef de l’une des milices chiites les plus féroces de l’Irak a qualifié d’inefficace la campagne de la coalition dirigée par les États-Unis contre l’État islamique et accusé Washington de ne pas vouloir déraciner les djihadistes sunnites radicaux qui contrôlent de vastes pans de l’Irak et de la Syrie. […]
“Nous pensons que les États-Unis d’Amérique ne veulent pas résoudre la crise, mais plutôt gérer la crise”, a-t-il déclaré à Reuters dans une interview.
Ils ne veulent pas mettre fin à Daech (État islamique). Ils veulent exploiter Daech pour réaliser leurs projets en Irak et dans la région. Le projet américain en Irak est de repartager la région.”
M. Khazali a déclaré que la coalition dirigée par les États-Unis n’avait pas réussi à augmenter le nombre de frappes aériennes au fil du temps, comme elle l’avait promis.” [Reuters, 28 juillet 2015]
“Les Irakiens pensent que les États-Unis sont de connivence avec l’État islamique, et cela nuit à la guerre…
BAIJI, Irak – En première ligne de la bataille contre l’État islamique, la suspicion envers les États-Unis est profonde. Les combattants irakiens disent qu’ils ont tous vu les vidéos montrant prétendument des hélicoptères américains larguer des armes aux miliciens, et beaucoup affirment qu’ils ont des amis et des parents qui ont été témoins de cas similaires de collusion.
Les gens ordinaires ont également vu les vidéos, entendu les histoires et en sont arrivés à la même conclusion – qui peut sembler absurde aux Américains, mais qui est largement répandue parmi les Irakiens – selon laquelle les États-Unis soutiennent l’État islamique pour diverses raisons pernicieuses visant à l’affirmation du contrôle américain sur l’Irak, le Moyen-Orient élargi et, peut-être, son pétrole.
“Cela ne fait aucun doute”, a déclaré Mustafa Saadi, qui raconte que son ami a vu des hélicoptères américains livrer de l’eau embouteillée aux positions de l’États Islamique. Il est commandant dans l’une des milices chiites qui, le mois dernier, a aidé à expulser les miliciens de la raffinerie de pétrole près de Baiji, dans le nord de l’Irak, aux côtés de l’armée irakienne.
L’État islamique est “presque fini”, a-t-il dit. “Ils sont faibles. Si seulement l’Amérique arrêtait de les soutenir, nous pourrions les vaincre en quelques jours.” [The Washington Post, 1er décembre 2015]
Jean-Pierre Filiu indiquait aussi ceci sur son blog du Monde (Source) :
Christopher Davison indique à propos de tous ces doutes :
“Alors qu’on pourrait être tenté d’écarter de telles déclarations comme une sorte de théorie collective du complot, il est cependant à noter que même les médias du Kurdistan irakien ont commencé à poser de sérieuses questions à propos de Ramadi. Comme en publiant une interview avec un officier de l’armée irakienne, qui commandait une des dernières unités de la ville à battre en retraite après avoir résisté dans un stade avec soixante autres soldats ; l’homme affirma que “Les Américains n’ont jamais été vraiment sérieux en frappant l’État Islamique pour nous aider“. Il a en outre indiqué : “Je ne pense pas que toutes les frappes aériennes et attaques contre l’État Islamique au cours de l’année et demi passée aient diminué la moindre capacité de État Islamique. En fait, l’État Islamique se renforce et il a des armes que nous n’avons pas.” [Rudaw (Kurde), La stupéfiante histoire de la chute de Ramadi, 24 mai 2015]”
Bien entendu, les États-Unis ont démenti en bloc toutes ces accusations – qu’il faut dans tous les cas appréhender avec un œil critique.
Il n’en reste pas moins qu’il a fallu attendre très longtemps pour que les frappes s’intensifient (2016, puis surtout 2017). Elles sont cependant toujours restées à des niveaux très faibles par rapport à des interventions antérieures, tout en sachant que la surface à bombarder est très importante.
En outre, d’autres éléments ont soulevé des questions, parfois en lien avec certains de ces bombardements. Ainsi, les États-Unis ont mené le 17 septembre 2016 de très lourdes frappes contre l’armée syrienne, qu’ils ont ensuite présentés comme une étant une “erreur”. Voici l’analyse de l’expert renommé Gareth Porter (Source) :
La journaliste Lina Kennouche a écrit après cette « bavure » controversée dans le grand journal libanais L’Orient-Le Jour que :
« Une reconquête de cette zone [de l’Est de la Syrie] par les alliés du régime signifierait la réouverture de l’axe stratégique Téhéran-Bagdad-Damas, et donc le rétablissement d’une continuité territoriale et d’une profondeur stratégique ; ce que Washington entend à tout prix éviter. » (Source)
Christopher Davison conclut à ce sujet :
« Ce bombardement, qui a probablement tué jusqu’à cent soldats syriens, n’était pas un acte isolé. En effet, une précédente attaque aérienne “accidentelle” de la coalition à Deir ez-Zor avait engendré la mort de quatre soldats syriens le 6 décembre 2015, alors que l’État Islamique progressait sur le terrain. La foudre frappe-t-elle deux fois au même endroit ? Cela est peu probable. »
III. Les bombardements initiaux limités de la coalition ont pu être contreproductifs
Le très faible niveau des opérations au début du conflit a même eu un effet réellement contreproductif, comme l’explique une autre source reconnue : Robert Baer, ancien chef de région de la CIA pour le Moyen-Orient (c’est lui qui a inspiré le film Syriana) :
“C’était tout simplement une décision idiote [en Irak, sous Bush]. Mais on recommence, en dépensant un milliard de dollars par mois pour la seule campagne aérienne.”
Daech capitalise facilement sur cette idiotie. “Oui, ils ont une stratégie“, dit Baer. “Ils veulent être bombardés. Ils sortent du matériel bien en évidence, vous voyez, pour qu’on puisse tirer dessus. C’est une carte de visite pour eux. ‘Regardez, nous sommes l’ennemi des États-Unis, et regardez ce que nous faisons. Nous combattons les croisés.’ Ils veulent absolument être bombardés.” [Robert Baer, Huffington Post, 09/10/2014]
En conclusion :
Par décence peut-être ? (Source)