Pas de patrons, pas de managers : la vérité derrière la façade de la « hiérarchie horizontale »

Ils promettent au personnel l’expérience la plus enrichissante de leurs vies. Mais, depuis la haute technologie jusqu’à Hollywood, il s’agit d’une culture néo-féodale basée sur le favoritisme et la peur.

Par André Spicer

Source : The Guardian, André Spicer, 30-07-2018

Imaginez-vous travaillant pour une entreprise sans patron. Le premier jour, on vous remet un manuel à l’attention des nouveaux arrivants. Vous pouvez y lire que cela sera « la plus formidable expérience professionnelle de votre vie ». « Nous n’avons pas de hiérarchie et personne ne rend compte à personne ». Vous pouvez décider sur quels projets vous travaillez. Si vous détestez votre voisin, vous pouvez simplement aller plus loin – il y a des roues sous votre bureau pour vous y aider. L’entreprise affiche quelques curiosités intéressantes comme un salon de massage, la présence d’un économiste des plus radicaux et des voyages où tous les employés partent en vacances ensemble.

« Les secteurs qui ont le moins de règles et de règlements officiels sont souvent le théâtre de harcèlement sexuel. »

Ce n’est pas du fantasme. Cela se passe dans une société de développement de jeux vidéo appelée Valve. Basée dans une banlieue de Seattle, Valve a produit des jeux bien connus tels que Half-Life, ainsi qu’une plateforme de distribution numérique au succès colossal appelée Steam. Elle a récemment commencé à développer du matériel pour les développeurs de jeux vidéo.

En 2012, le manuel d’accueil des nouveaux employés de Valve fuite. Des articles flagorneurs sur cette entreprise unique et étonnante paraissent partout, de la BBC à la Harvard Business Review. L’économiste « maison » de Valve – Yanis Varoufakis, l’ancien ministre grec des finances – est apparu dans un podcast décrivant un système unique de gratification des employés de l’entreprise.

Depuis, l’aura chatoyante de la culture « sans patron » de Valve a commencé à pâlir. En 2013, une ex-employée a décrit l’entreprise comme ayant une « structure pseudo-horizontale ». « Il y a en fait dans l’entreprise une strate invisible constituée d’une puissante hiérarchie », disait-elle, ce qui « ressemble beaucoup au lycée ».

Aujourd’hui, cinq ans plus tard, un autre ex-employé a partagé sur Twitter ses réflexions sur une entreprise, sans la nommer, qui ressemble beaucoup à Valve. Rich Geldreich a présenté comment l’entreprise embauchait des employés, leur faisait de formidables promesses, puis les congédiait dès qu’ils n’étaient plus utiles. Il a décrit l’entreprise comme étant dirigée par des « barons » – et conseille aux nouveaux employés de s’acoquiner/faire allégeance à un de ces barons afin « d’augmenter rapidement votre niveau d’immunité vis-à-vis des purges avant le cycle de licenciement suivant ».

La description de Geldreich concorde avec certaines critiques de Valve sur le site web Glassdoor, sur lequel les employés évaluent anonymement leurs employeurs (ceci dit, beaucoup de salariés aiment cette culture de Valve). On y décrit la culture sans patron comme « seulement une façade » : « Pour réussir chez Valve, vous devez appartenir au groupe qui a le plus de pouvoir de décision et, même lorsque vous y réussissez un temps, soyez certain que vous avez une date de péremption. Peu importe à quel point vous travaillez dur, peu importe à quel point vous êtes original et productif, si vos patrons et les gens qui comptent ne vous aiment pas, vous serez bientôt viré ou poussé à partir ».

Geldreich décrit une culture de travail néo-féodale où de puissants barons exercent impitoyablement leurs caprices sur des favoris éphémères avant de s’en détourner à l’occasion de la prochaine phase de « réduction des effectifs ».

Cette incertitude endémique n’est pas propre à l’industrie du jeu vidéo. Jeffrey Pfeffer, de l’Université Stanford, souligne que de nombreux jeunes employés du secteur des hautes technologies pensent qu’il n’y a pas de hiérarchie, que leur patron est leur pote et que le travail est un plaisir. C’est de la fiction, dit Pfeffer. L’absence de règles formelles et de hiérarchie masque une structure de pouvoir informelle vicieuse. Mais contrairement aux bonnes vieilles hiérarchies, il y a peu de mécanismes de contrôle et de contre-pouvoirs dans les entreprises « horizontales ». Les « barons » influents peuvent satisfaire leurs caprices quasiment sans limites.

Les industries qui ont le moins de règles et de règlements officiels sont souvent le lieu de harcèlement sexuel. Dans un livre à paraître, Peter Fleming, professeur dans une école de commerce, souligne que la vague de scandales déclenchée par les révélations sur la prédation présumée d’Harvey Weinstein est en grande partie liée aux structures organisationnelles très souples qui régissent le fonctionnement d’Hollywood.

Tout comme les entreprises privées, le secteur public, célèbre pour sa bureaucratie, verse dans « l’horizontalité ». En lieu et place des règles, de la réglementation et des preuves, de nombreux organismes publics ont commencé à rechercher la « passion », « l’enthousiasme » et la « flexibilité ». Cela peut sembler génial, mais l’universitaire et auteur Paul du Gay prévient que cela peut mener à des résultats dangereux, voire désastreux. Par exemple, les mésaventures militaires du début du XXIe siècle ont souvent été dues à la passion et à l’enthousiasme des élus, prenant le pas sur les règles formelles et l’expertise offerte par les fonctionnaires et le personnel militaire.

L’élimination des hiérarchies formelles s’est également révélée dangereuse dans les mouvements sociaux. Après avoir passé des années dans le mouvement de libération des femmes des années 1960, la politologue américaine Jo Freeman a mis en garde contre la « tyrannie de l’absence de structure ». Bien que les structures égalitaires et démocratiques présentent de nombreux avantages, a-t-elle souligné, l’absence de structure « devient vite un écran de fumée pour les forts ou les chanceux, qui établissent sans conteste une hégémonie sur les autres ». En mettant en place des règles et des structures, vous rendez clair et transparent le fonctionnement du groupe ou de l’organisation. La leçon que Freeman a apprise au début des années 1970 a été oubliée à maintes reprises.

Les illusions d’absence de règles, de patrons et de hiérarchies sont séduisantes. Les hiérarchies peuvent être répressives, les règles peuvent être absurdes et les patrons peuvent être toxiques. Mais leur absence peut être pire.

André Spicer, professeur à la Cass Business School de Londres, est l’auteur de Business Bullshit

Source : The Guardian, André Spicer, 30-07-2018

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 

 

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