The conceptual penis as a social construct
L’ETUDE est intitulée « Le pénis conceptuel en tant que construction sociale » et, étant donné qu’il ne signifie pas grand chose, son seul titre aurait dû alerter les responsables de Cogent Social Sciences, la revue qui l’a publiée le 19 mai. Pourquoi ? Parce que cet article n’est qu’un grossier canular, ainsi que l’ont révélé non sans une certaine jubilation ses deux auteurs, les Américains Peter Boghossian et James Lindsay, dans le magazine Skeptic. Le premier est professeur de philosophie à l’université d’Etat de Portland (Oregon), et le second, doté d’un doctorat en mathématiques, s’est tourné vers l’écriture de livres. Pour leur étude bidon, ils ont respectivement pris les pseudonymes de Peter Boyle et de Jamie Lindsay, et se sont présentés comme des chercheurs du Groupe indépendant de recherche sociale du Sud-Est, à Knoxville (Tennessee), un organisme scientifique entièrement fictif !
Il est assez difficile de décrire cette étude étant donné que, de l’aveu-même de ses auteurs, il s’agit d’« un “papier” de 3 000 mots d’inepties totales se faisant passer pour de l’érudition universitaire ». On peut toutefois résumer la « thèse » de cet article en disant qu’il s’agit de montrer que le pénis ne doit pas être pensé comme l’organe masculin de la reproduction mais comme une construction sociale. Les pseudo-auteurs ont décidé de caricaturer certaines études de genre en affichant clairement que, pour eux, la masculinité était intrinsèquement mauvaise. Etant la manifestation la plus évidente de cette masculinité, le pénis s’avère donc l’origine de bien des malheurs, la source d’une culture du viol, que ce soit le viol de l’espace environnant quand un homme s’assied jambes écartées ou le viol de la nature. De ce point de vue, le sexe masculin serait donc en grande partie responsable… du réchauffement climatique.
On l’aura compris, Peter Boghossian et James Lindsay se sont bien amusés. Ainsi qu’ils le racontent, ils n’ont en aucune manière tenté de rendre leur article cohérent mais ils l’ont truffé de jargon et d’expressions absconses (comme par exemple « société pré-post-patriarcale ») afin de faire passer leurs absurdités pour la production d’un esprit profond. « Après avoir terminé le papier, écrivent-ils, nous l’avons relu attentivement pour nous assurer qu’il ne contenait rien qui ait du sens, et comme aucun de nous deux n’était capable de déterminer de quoi il parlait, nous l’avons considéré comme réussi. » Ayant donné quelques exemples de leur prose, ils ajoutent : « Si vous avez du mal à déterminer ce que cela signifie, il vous faut prendre en compte deux points importants : primo, nous ne le comprenons pas non plus. Personne ne le comprend. (…) Secundo, ces extraits sont remarquablement limpides si on les compare à la plupart des choses que l’on trouve dans le reste du papier »…
Du grand n’importe quoi
Pour les deux auteurs, ils ne suffisait pas d’avoir écrit du grand n’importe quoi. Il fallait aussi trouver des références capables de le justifier, au moins en apparence. Peter Boghossian et James Lindsay ont donc sélectionné pour leurs références des études réelles dont ils n’avaient pas lu la moindre ligne. Et ils ont ajouté à cette liste cinq articles complètement faux – et censés être parus dans des revues… qui n’ont jamais existé –, créés par un outil fort amusant, le Générateur de postmodernisme. Cet algorithme fabrique, en une fraction de seconde et de manière aléatoire, des études sans aucun sens mais ayant les dehors du sérieux. A ce jour, plus de 16,6 millions de textes ont ainsi été générés, comme celui intitulé « Foucaultist power relations and neodialectic cultural theory », par Thomas K. Long, que j’ai fait rédiger à l’instant en appuyant sur un simple bouton…
Une fois que leur « bébé » a été prêt, Peter Boghossian et James Lindsay l’ont envoyé à une revue spécialisée dans les études de genre, NORMA: International Journal for Masculinity Studies. Propriété de Taylor and Francis, ce journal n’en a pas voulu mais a conseillé aux deux auteurs de le proposer à une autre revue liée au même groupe, Cogent Social Sciences. Cette dernière se présente comme « un journal multidisciplinaire en libre accès, qui offre du peer review de grande qualité dans le champ des sciences sociales ». Du « peer review de grande qualité », vraiment ? La pseudo-étude a bel et bien été soumise à des relecteurs qui n’y ont pas vu grand chose à redire et ont accepté de passer le texte sur le pénis conceptuel moyennant des frais de publication de 625 dollars…
Ce canular s’inspire ouvertement du célèbre précédent de l’affaire Sokal. Pour dénoncer le peu de sérieux de certaines revues qui publieraient sans sourciller des articles flattant « les préconceptions idéologiques des éditeurs » et recycleraient dans le champ des sciences humaines – mais sans les comprendre – des termes et des concepts venus des sciences dures, le physicien américain Alan Sokal a, en 1996, soumis avec succès à Social Text un texte absurde intitulé « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique ». Une grosse controverse s’en était suivie, tant sur les disciplines que les revues ainsi critiquées. Force est de constater que, plus de vingt ans après, la question n’est résolue ni pour les unes ni pour les autres.
Exigence de rentabilité
Elle se pose peut-être de manière encore plus aiguë si l’on considère le boom récent des journaux en libre accès qui demandent aux scientifiques une participation aux frais de publication. N’y a-t-il pas, disent Peter Boghossian et James Lindsay, un conflit entre l’exigence de qualité – normalement garantie par le peer review – et l’exigence de rentabilité de ces titres ? Pour le dire autrement, les relecteurs ne sont-ils pas incités à accepter tout et n’importe quoi à partir du moment où les auteurs sont prêts à sortir le carnet de chèques pour être publiés ? Les deux pères du « pénis conceptuels » se demandent également si leur article n’a pas été facilement accepté parce que, en fustigeant la masculinité (« la racine de tout mal » pour les études de genre, caricaturent-ils), il flattait a priori les positions morales de ceux qui allaient le relire.
La dernière et la plus amusante de leurs interrogations est la suivante : n’ont-ils pas produit sans le savoir une étude d’une portée insoupçonnée sur la symbolique de la quéquette ? Les spécialistes des études de genre ne vont-ils pas clamer que leur histoire de « pénis conceptuel » a vraiment du sens ? Sans doute pas : leur article a été retiré par Cogent Social Sciences. Dans un communiqué mis en ligne le 24 mai, la revue a reconnu que l’expertise des deux relecteurs qu’elle avait choisis pour évaluer l’étude n’était pas « totalement au niveau » du sujet. C’est le moins que l’on puisse dire.
Pierre Barthélémy (suivez-moi ici sur Twitter ou bien là sur Facebook)
via Une revue scientifique prise au piège d’un canular sur le pénis | Passeur de sciences