Theodore Kaczynski, « Sursocialisation »

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Theodore Kaczynski

Sursocialisation

Extrait de La Société industrielle et son avenir,
édité et traduit par l’Encyclopédie des Nuisances en 1998

[Arrêté en 1996 et condamné à la prison à vie en 1998,
Ted Kaczynski s’est suicidé dans sa cellule le 10 juin 2023.]

Note de l’éditeur

Le 22 janvier 1998, Theodore Kaczynski a reconnu devant un tribunal californien être le terroriste que la police avait dénommé « Unabomber » ; et par là même être l’auteur du manifeste – Industrial Society and Its Future – dont « Unabomber » avait obtenu la publication dans la presse, en assurant qu’il cesserait en échange les attentats à la bombe qu’il commettait depuis dix-sept ans. Ces attentats, destinés selon leur auteur à frapper des individus liés à la recherche scientifique ou diversement impliqués dans la promotion du progrès technique, avaient fait trois morts – le propriétaire d’un magasin d’ordinateurs, un cadre d’une compagnie de publicité et le président de la corporation des exploitants forestiers de Californie –, ainsi qu’une vingtaine de blessés. Dénoncé par son frère, qui l’avait reconnu grâce aux indices fournis par le texte du manifeste, Kaczynski avait été arrêté le 3 avril 1996. Lors de son procès, commencé en novembre 1997, le droit d’assurer lui-même sa défense lui fut refusé, le juge invoquant sa « schizophrénie paranoïde » et sa volonté de « manipuler le procès » ; il finit donc par accepter de plaider coupable et fut condamné à la prison à vie.

Dans la lettre que, juste après un dernier attentat, il adressait en avril 1995 au New York Times pour proposer d’abandonner le terrorisme si l’on publiait son texte, Kaczynski écrivait : « Au cours des années, nous avons consacré autant de soin à la mise au point de nos idées qu’à celle de nos bombes, et nous avons maintenant quelque chose d’important à dire. » Après sa démission de l’Université en 1969 (il était maître assistant de mathématiques à Berkeley), il avait commencé par formuler sa critique de la technologie sur un mode naïvement réformiste : cherchant à susciter une campagne pour l’arrêt total de la recherche scientifique, il proposait en 1971 de réclamer l’adoption de lois en interdisant le financement tant public que privé et, pour commencer, de créer une organisation qui défendrait ce programme. On peut trouver un souvenir de cette naïveté dans la critique lucide qu’il en fait, bien revenu de telles illusions, en 1995. Mais si les moyens qu’il a ensuite choisis pour poursuivre les mêmes buts ont assuré à son manifeste la publicité qu’il désirait, ils l’ont également affecté d’un certain nombre de défauts qui sont comme le pendant conspiratif de l’irréalisme réformiste-légaliste de sa position antérieure : les perspectives qu’il trace à son espèce de blanquisme (ou bakouninisme) imaginaire sont évidemment d’autant plus floues qu’il n’est pas lui-même parvenu au moindre début d’activité organisée avec d’autres, malgré le sigle pseudo-collectif (« FC ») qu’il utilise comme signature. Quant aux attentats proprement dits, outre qu’en règle générale ils atteignent rarement ceux qui mériteraient d’en être les victimes et que de toute façon le recours au terrorisme est encore plus inefficace contre la société industrielle qu’il ne l’a jamais été auparavant, on voit que ceux de Kaczynski servent maintenant surtout à occulter le contenu et l’existence même de son texte, auquel il n’a plus du tout été fait allusion pendant la durée du procès, ou seulement au passage, comme à une preuve supplémentaire des obsessions paranoïaques de son auteur.

Si nous avons voulu publier une nouvelle version de Industrial Society and Its Future, après celle qui est déjà parue en français (1), c’est qu’il nous a semblé que ce texte méritait une traduction moins hâtive et sensationnelle. À qui voudra le lire avec attention, il apparaîtra que l’analyse de Kaczynski va, par son chemin singulier, droit à l’essentiel, et atteint ce qui est bien le centre du système universel de la dépossession : l’extinction de toute liberté individuelle dans la dépendance de chacun vis-à-vis d’une machinerie technique devenue nécessité vitale. Il fallait donc que ce document puisse rester, et c’est ce que notre édition lui assurera.

Remarques sur la présente traduction :

Nous avons traduit leftism et leftist par « progressisme » et « progressiste » : les termes « gauchisme » et « gauchiste » auraient été inexacts, « gauche » et « homme de gauche », d’un maniement pesant, et d’un sens trop réducteur. « Progressisme » est historiquement justifié, plus général en même temps que spécifique : c’est bien de cela qu’il s’agit. (N.d.T.)

En américain power process : littéralement « processus de pouvoir », qui n’a guère de sens en français. En fait le concept sur lequel Kaczynski fonde son anthropologie et sa critique de l’aliénation évoque l’exercice de soi à la manière de Thoreau, l’activité vitale comme Mumford en parle, et aussi l’instinct de puissance distingué par Hesnard. On peut également y discerner quelque chose de l’égoïsme affirmé par Stirner. Tout cela étant, « processus d’auto-accomplissement » a paru la traduction la plus convenable. (N.d.T.)

1. Unabomber, Manifeste : l’avenir de la société industrielle, traduit et présenté par J.-M. Apostolidès, préface d’Annie Le Brun, Jean-Jacques Pauvert aux éditions du Rocher, Paris, 1996.

Sursocialisation

24. Les psychologues utilisent le terme de « socialisation » pour désigner le processus d’apprentissage par lequel on fait passer les enfants, afin qu’ils pensent et qu’ils agissent comme l’exige la société. Une personne est dite bien socialisée, lorsqu’elle adhère au code moral de cette société et s’y intègre efficacement. Il peut paraître insensé de parler de sursocialisation dans le cas de nombreux progressistes de gauche, puisqu’ils sont perçus comme des rebelles. Cela est pourtant justifié ; de nombreux progressistes ne sont pas aussi révoltés qu’ils le paraissent.

25. Le code moral de notre société est tellement exigeant que personne ne peut penser, ressentir ou agir de manière entièrement morale. Par exemple, nous sommes supposés ne haïr personne, et pourtant chacun de nous en vient à haïr quelqu’un à un moment ou à un autre, qu’il se l’avoue ou non. Certains sont tellement socialisés que l’effort pour penser, ressentir et agir selon les règles morales leur pèse continuellement. Pour échapper aux sentiments de culpabilité, ils doivent se leurrer sans cesse sur leurs propres mobiles et trouver des explications morales à des sentiments et à des actions qui, en réalité, ont une autre origine. Nous définissons ces gens comme sursocialisés (2).

26. La sursocialisation peut conduire à l’autodépréciation, à un sentiment d’impuissance, au défaitisme, à la culpabilité, etc. Un des moyens les plus efficaces pour socialiser un enfant est de l’amener à avoir honte d’actions ou de paroles allant contre les attentes de la société. Si cela est poussé trop loin, ou si un enfant est particulièrement impressionnable, il finira par avoir honte de lui-même. En outre, la pensée et le comportement d’une personne sursocialisée sont plus inhibés par les contraintes sociales que ceux d’un individu moins conditionné. La plupart des gens ont fréquemment des comportements répréhensibles : ils mentent, commettent de petits larcins, enfreignent le code de la route, tirent au flanc au travail, détestent un voisin, déblatèrent sur les autres ou manœuvrent pour supplanter un collègue. Un individu sursocialisé ne peut pas se le permettre, ou alors cela provoque chez lui un sentiment de honte et de haine de lui-même. Il ne peut même pas avoir, sans culpabilité, d’idées ou de sentiments contraires à la morale dominante ; il ne peut pas se laisser aller à des pensées « malpropres ». Et la socialisation n’est pas seulement affaire de morale ; nous sommes socialisés pour nous conformer à de nombreuses normes de conduite ne relevant pas de la morale. La personne sursocialisée est ainsi tenue psychologiquement en laisse et passe toute sa vie à suivre le chemin tracé par la société ; il en résulte une sensation de contrainte et d’impuissance qui pèse sur elle comme un fardeau. Nous affirmons que la sursocialisation est l’une des plus cruelles tortures que les hommes s’infligent mutuellement.

27. Une partie très importante et influente du progressisme moderne est sursocialisée, et cette sursocialisation détermine à bien des égards ses orientations. Les progressistes sursocialisés sont en général des intellectuels ou des individus appartenant à la « bourgeoisie ». Notez que les intellectuels universitaires (3) constituent à la fois le secteur le plus fortement socialisé et le plus progressiste de notre société.

28. Le progressiste sursocialisé cherche à se débarrasser de sa laisse psychologique et à affirmer son autonomie en se rebellant. Mais il est en général trop faible pour s’opposer aux valeurs fondamentales de la société. D’une manière générale, ses buts n’entrent pas en conflit avec la morale dominante. Au contraire, le progressiste s’empare d’un grand principe moral, en fait son cheval de bataille, et accuse ensuite l’ensemble de la société de le bafouer : égalité des races, des sexes, aide aux démunis, pacifisme, non-violence, liberté d’expression, protection des animaux et, plus profondément, devoir individuel de servir la société, et devoir de la société de prendre l’individu en charge. Toutes ces valeurs sont depuis longtemps enracinées dans notre société ou du moins dans les classes moyenne et supérieure (4). Elles sont explicitement ou implicitement exprimées ou présupposées par les médias ou dans le système éducatif. Les progressistes, surtout ceux de type sursocialisé, ne les remettent généralement pas en cause, mais expliquent leur hostilité envers la société en affirmant, à plus ou moins juste titre, qu’elle ne respecte pas ces principes.

29. Voici une illustration de la manière dont le progressiste sursocialisé montre son attachement réel aux conventions dominantes, alors qu’il prétend s’y opposer.

Nombreux sont ceux qui militent en faveur de « l’action positive », pour l’accession des Noirs à des métiers prestigieux, pour une meilleure éducation dans des écoles noires mieux financées. Ils considèrent le mode de vie de la « sous-classe » noire comme une injustice et veulent intégrer les Noirs dans le système, en faire des cadres, des juristes, des scientifiques, en tout point semblables aux Blancs de la classe moyenne. Ils répondront que pour rien au monde ils ne veulent faire de l’homme noir une copie de l’homme blanc, qu’ils veulent au contraire préserver la culture afro-américaine. Mais en quoi consiste au juste une telle préservation ? Elle se réduit pour l’essentiel au fait de manger des plats traditionnels noirs, d’écouter de la musique noire, de s’habiller à la mode noire et de fréquenter une église pour Noirs ou une mosquée. En d’autres termes, cette culture ne peut s’exprimer que superficiellement. Sur tous les points essentiels, ils veulent que les Noirs adoptent les idéaux de la classe moyenne blanche. Ils veulent leur faire étudier les disciplines techniques, qu’ils deviennent des cadres ou des scientifiques, qu’ils fassent carrière pour prouver que les Noirs sont aussi performants que les Blancs, que les parents noirs soient « responsables », que les gangs noirs deviennent non violents, etc. Mais ce sont justement là les valeurs du système industriel-technologique, qui se contrefout du genre de musique qu’un homme écoute, du style de vêtements qu’il porte ou de sa religion, aussi longtemps qu’il suit des études, qu’il exerce un métier respectable, qu’il grimpe dans l’échelle sociale, qu’il se comporte en parent « responsable », qu’il est non violent, etc. En réalité, et bien qu’il s’en défende, le progressiste sursocialisé veut que l’homme noir s’intègre au système et qu’il en adopte les valeurs.

30. Nous n’affirmons pas que les progressistes, même sursocialisés, ne se rebellent jamais contre les valeurs fondamentales de notre société. Ils le font évidemment quelquefois. Certains d’entre eux, en s’engageant dans des actions violentes, ont même remis là en cause un des principes fondamentaux de notre société. De leur propre aveu, la violence est pour eux une forme de « libération ». En d’autres termes, en usant de violence, ils brisent le carcan psychologique dans lequel ils furent élevés. Parce qu’ils sont sursocialisés, ils se sentent plus prisonniers que d’autres ; d’où leur désir de se libérer. Mais ils justifient en général leur révolte dans les termes de la morale dominante. S’ils usent de moyens violents, ils disent se battre contre le racisme, ou quelque chose d’approchant.

31. Nous savons que cette description schématique de la psychologie progressiste peut susciter beaucoup d’objections. La réalité est plus complexe, et il faudrait plusieurs volumes pour en faire un inventaire détaillé, à supposer que toutes les données soient disponibles. Nous avons simplement voulu en indiquer les deux tendances principales.

32. Les problèmes du progressiste font comprendre les problèmes de la société dans son ensemble. La dépréciation de soi, les tendances dépressives et le défaitisme ne lui sont pas réservés. Quoique ces traits soient vraiment remarquables chez lui, ils sont également très répandus ailleurs. Et la société actuelle s’efforce de nous socialiser plus qu’aucune autre ne l’avait fait jusque-là. Au point que des experts nous expliquent comment il faut manger, prendre de l’exercice, faire l’amour, élever nos enfants, etc.

Notes

2. À l’époque victorienne, de nombreux individus sursocialisés souffraient de graves problèmes psychologiques dus au refoulement ou aux tentatives de refoulement de leur sexualité, et Freud a fondé ses théories là-dessus. Aujourd’hui, la socialisation ne fait plus porter le refoulement sur la sexualité mais sur l’agressivité.

3. Cela n’inclut pas forcément les spécialistes des sciences « dures ».

4. Nombreux sont les individus de la classe moyenne ou aisée qui refusent, plus ou moins secrètement, certaines de ces valeurs, mais les médias parlent très peu de cette résistance. Dans notre société, la propagande se consacre principalement à la défense des valeurs établies. La raison majeure pour laquelle ces valeurs sont devenues, pour ainsi dire, les valeurs officielles, c’est leur utilité au fonctionnement du système industriel. On condamne la violence parce qu’elle gêne le fonctionnement du système, le racisme parce que les conflits ethniques le perturbent également, et la discrimination parce qu’elle l’empêche d’utiliser le talent de certains membres des groupes minoritaires. La pauvreté doit être « éradiquée » en raison des problèmes que posent les exclus et parce que le fait de les côtoyer démoralise les autres classes. Les femmes sont encouragées à faire carrière : leurs aptitudes se sont révélées utiles et, de plus, en s’y intégrant par un travail régulier, elles deviennent dépendantes du système plutôt que de leur famille. Ce qui contribue à affaiblir la solidarité familiale. (Les dirigeants disent qu’ils souhaitent renforcer la famille, mais tout ce qu’ils veulent c’est qu’elle soit un instrument efficace pour la socialisation des enfants. Le système ne peut pas se permettre – voir paragraphes 51, 52 – de laisser la famille ou d’autres groupes restreints être forts ou autonomes.)

Source : Theodore Kaczynski, « Sursocialisation  | «Les Amis de Bartleby

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