Ce lucratif chaos moyen-oriental : l’exemple de Raytheon

Par Maxime Chaix

Accumulant les revers à Washington, Donald Trump a ordonné une frappe de missiles Tomahawk de marque Raytheon sur une base des forces syriennes près de Homs, court-circuitant le Congrès des États-Unis et le Conseil de Sécurité de l’ONU. Dans la foulée de cette attaque-surprise – qui a offert au Président américain une stature de commandant en chef à peu de frais –, la valeur de l’action Raytheon a grimpé en flèche avant l’ouverture de Wall Street. Cette progression fut ensuite limitée par les chiffres décevants des créations d’emploi en mars dernier aux États-Unis. Or, un journaliste du Boston Herald souligna que cette cotation avait tout de même gagné « 1,5 % [le jour des frappes américaines,] alors que les marchés étaient en légère baisse ». Comme il l’a observé dans ce même article, « la décision de l’administration Trump d’utiliser contre la Syrie des missiles Tomahawk à longue portée indique que l’armée des États-Unis continuera de favoriser le géant de la défense (…) Raytheon », qui voit dans le golfe Persique une source croissante de profits depuis plus d’un demi-siècle. Poids lourd historique du complexe militaro-industriel américain, Raytheon a signé son premier contrat avec un pays du Moyen-Orient en 1966, lorsque cette firme vendit au royaume saoudien son système de défense antiaérienne MIM-23 Hawk. Depuis, sa « clientèle dans la région du Golfe s’est élargie, pour inclure Bahreïn, l’Égypte, la Jordanie, le Koweït, Oman, le Qatar, les Émirats Arabes Unis et d’autres États ». Parmi ces acheteurs, les pétromonarchies sunnites sont directement impliquées dans la guerre secrète de la CIA en Syrie.

En 2013, sous couvert d’équiper sa garde nationale et son armée de terre, le royaume saoudien acheta plus de 15 000 missiles TOW à Raytheon – un investissement de 1,1 milliard de dollars. Manifestement, plusieurs milliers de ces missiles antichars ont été livrés par la CIA et ses alliés locaux aux milices hostiles à Bachar el-Assad. Or, il s’avère que ces missiles TOW ont soutenu dès 2013 les opérations du Front al-Nosra en Syrie, et furent même directement utilisés par ce réseau ou par son rival, le malnommé « État Islamique » (EI). Soucieuses de renverser Bachar el-Assad, du moins sous la présidence Obama, les autorités américaines se sont montrées peu regardantes quant au respect de leur propre législation, qui impose de connaître les destinataires ultimes de tout armement exporté par les États-Unis. Elles ont donc permis à la CIA et à ses partenaires de livrer des missiles TOW à des rebelles bien souvent liés ou affiliés à al-Nosra, qui est la branche syrienne d’al-Qaïda. Nous avons pu le constater durant la prise d’Idleb par l’« Armée de la Conquête » au premier trimestre 2015, ou pendant les opérations de cette même coalition islamiste à Alep en octobre dernier. À cette occasion, le New York Times révéla que, « sur la vingtaine de groupes rebelles conduisant l’offensive [pour briser le siège d’Alep-Est], 11 ont été approuvés par la CIA et ont reçu des armes de l’Agence, y compris des missiles antichars [TOW] (…) Monsieur [Charles] Lister et d’autres spécialistes ont déclaré que la grande majorité des factions rebelles soutenues par les États-Unis se battaient dans cette ville et menaient d’intenses bombardements contre les troupes syriennes en appui des combattants affiliés à al-Qaïda, qui se chargent de la majeure partie des opérations sur la ligne de front. »

Soulignons néanmoins que l’« ex- » Front al-Nosra et Daech ont parfois simplement acheté ou réquisitionné de force ces missiles TOW, dans le contexte du désordre qui s’est imposé ces dernières années entre l’Irak et la Syrie. D’après Amnesty International, « des analyses de photos et de vidéos indiquent que les forces de l’EI ont employé une vaste gamme d’armes antichars (…) sophistiquées. Cette organisation a [notamment] capturé des systèmes TOW 2A fabriqués aux États-Unis, qui sont massivement utilisés à travers la Syrie par des groupes de l’opposition armée. » Comme me l’avait confirmé le chercheur britannique Christopher Davidson, la réquisition ou l’achat de telles armes par Daech ou al-Qaïda n’ont aucunement dissuadé la CIA et ses partenaires d’équiper lourdement des factions rebelles décrites comme « modérées », mais organiquement liées à la mouvance jihadiste. Puisque les clients wahhabites de Raytheon approvisionnent généreusement ces groupes anti-Assad en missiles TOW – avec le « feu orange » de Washington –, la guerre en Syrie est une source non négligeable de profits pour cette firme. Selon le Washington Post, les dommages infligés à l’armée syrienne par ces missiles antichars seraient même la principale cause de l’intervention directe de la Russie dans ce conflit à partir de septembre 2015. Toutefois, les récents bénéfices de Raytheon liés au Moyen-Orient ne découlent pas seulement des politiques agressives de Trump, des systèmes de missiles Patriot déployés dans la région et des achats massifs de TOW pour combattre el-Assad.

Depuis 2014, dans un contexte international particulièrement tendu, la menace représentée par Daech a contribué au doublement de l’action Raytheon. En effet, cette entreprise a vu « sa cotation boursière passer de 75 dollars – au moment où l’État Islamique commençait à gagner du terrain en Syrie –, à 125 dollars à la fin de l’année 2015 [, pour atteindre aujourd’hui plus de 150 dollars]. (…) Expliquant mieux ce phénomène, [début] 2015, le PDG de Lockheed Martin informa un expert de la Deutsche Bank que toute réduction dans les ventes d’armes n’était “vraiment pas prête d’arriver” du fait de l’“instabilité [au Moyen-Orient]” et des opportunités d’affaires correspondantes – [cette région] restant une “zone de croissance” pour » les multinationales de l’armement. À l’instar des autres firmes de ce secteur, Raytheon a donc un intérêt majeur dans la poursuite des guerres occidentales au Moyen-Orient, voire dans leur intensification. En effet, une « plus vaste attaque contre le gouvernement syrien pourrait nécessiter entre 400 et 500 missiles », sur un total d’environ « 3 à 4 000 Tomahawk » recensés dans les stocks de l’armée américaine. Or, le Pentagone en a commandé 4 000 nouveaux modèles pour les cinq prochaines années, ce qui est loin d’augurer des lendemains plus pacifiques.

Si l’administration Trump semble encore réticente à renverser el-Assad – comme un porte-parole du Pentagone l’a récemment confirmé –, il n’est pas exclu qu’une vague d’attaques chimiques meurtrières attribuée « trop vite » au gouvernement syrien ne contraigne le Président des États-Unis à reconsidérer sa position. Le cas échéant, les faucons et les multinationales de l’armement remporteraient une victoire décisive, au détriment de la paix mondiale et d’une solution politique dangereusement torpillée par cette frappe chimique de Khan Cheikhoun ; un massacre de civils qui, en l’absence d’enquête prouvant la responsabilité des autorités syriennes dans ce crime, reste éminemment suspect – comme l’a souligné la parlementaire démocrate Tulsi Gabbard.

via Ce lucratif chaos moyen-oriental : l’exemple de Raytheon | Le Club de Mediapart

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