Comment Bernard Arnault, première fortune de France, fait usage de l’offshore

«Le Monde» a reconstitué une partie du puzzle de la fortune offshore du patron du groupe français du luxe LVMH, qui a placé des actifs dans six paradis fiscaux différents.

Sur les plans d’architecte, la demeure est sublime. 4300 m² de luxe et de confort, situés sur un terrain de 129 hectares, au cœur de la ceinture verte, à une trentaine de kilomètres au nord de Londres. Dans cet écrin de verdure, Nyn Park offre terrain de tennis et piscine couverts, salle de gym, hébergements indépendants pour les invités. Depuis l’achat du terrain en 2000 et sa construction, terminée en 2011, le véritable propriétaire de cette «maison familiale», comme la décrit son architecte, était inconnu.

Le cadastre britannique faisait apparaître une simple société enregistrée à Jersey, baptisée Bessington Investments Limited. Les investigations du Monde dans les Paradise Papers, cette gigantesque fuite de données du cabinet offshore Appleby obtenue par la Süddeutsche Zeitung et partagée avec les membres du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), révèlent pour la première fois qui se cache derrière les prête-noms du registre de Jersey. Il s’agit de Bernard Arnault, le patron de LVMH et première fortune française. Son nom apparaît dans un des fichiers clients du gestionnaire de grandes fortunes Coutts, transmis au détour d’une négociation à Appleby.

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Ni Volaw, l’actuel cabinet de Jersey gérant la société Bessington, ni l’ancien gestionnaire, Coutts, n’ont souhaité répondre aux questions du Monde. La valeur du terrain atteignait 10 millions de livres (soit un peu plus de 13 millions de francs au cours actuel) à elle seule, selon l’annonce d’un agent immobilier qui a tenté de revendre le projet à un moment où il a été suspendu… avant d’être finalement réalisé par le milliardaire. L’architecte britannique Julian Bicknell, qui a travaillé au Nyn Park sur le plus gros projet de sa carrière à destination d’un particulier, assure que les coûts de construction sont, eux, «bien supérieurs à 3 millions de livres».

Jersey, havre pour la fiscalité et l’opacité

Pourquoi Bernard Arnault n’a-t-il pas acheté cette propriété en son nom, ou par l’intermédiaire d’une société britannique classique? Sollicité sur la légalité de ce montage et pour savoir s’il était déclaré au fisc, l’homme d’affaires s’est refusé à tout commentaire. Or «Jersey offre une opacité bien plus forte que le Royaume-Uni pour cacher les bénéficiaires effectifs», rappelle Rachel Davies, directrice de campagne pour la branche britannique de Transparency International. Cette ONG a révélé fin 2016 que Jersey faisait partie des juridictions secrètes les plus prisées parmi les 40 000 propriétés londoniennes détenues par des sociétés offshore. Si de tels schémas sont parfois utilisés pour blanchir l’argent de la corruption, Jersey présente aussi d’importants avantages fiscaux. Grâce à ces structures, les détenteurs de propriétés britanniques ont longtemps pu échapper à l’impôt sur les plus-values, aux droits de mutation et même à une partie de la TVA.

Si ces avantages fiscaux se sont réduits depuis 2012, l’opacité de Jersey reste quasiment intacte. Le Royaume-Uni a certes imposé à Jersey de lui communiquer le nom des véritables propriétaires de ses sociétés depuis le printemps 2016, «mais cette transmission ne se fait que sur la base de demandes individuelles, et cette information reste de toute façon inaccessible au public», précise Rachel Davies. Autant dire que, faute de suspicions ayant entraîné une demande d’information, les autorités britanniques ne savent probablement pas que Bernard Arnault se cache derrière Nyn Park.

Des super-yachts au paradis

Jersey n’est pas la seule juridiction offshore dont profite le milliardaire français pour placer ses biens privés. Selon l’enquête du Monde, un luxueux yacht de 101 mètres réputé lui appartenir, le Symphony, est détenu par une société maltaise, Sonata Yachting Limited. Battant pavillon caïmanais, le navire acheté neuf en 2015 comporte notamment un héliport et une piscine de six mètres, à courant inversé et à fond de verre.

Là aussi, ce sont des prête-noms qui dirigent et possèdent officiellement les parts de la société, mais elle appartient en réalité à LVMH, comme le révèle une petite ligne dans le rapport annuel du groupe de luxe. LVMH possède une activité de chantier naval, Royal Van Lent, centrée sur la construction de méga-yachts. Le yacht Symphony y a été construit.

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Le cabinet offshore Dohle Corporate Services Malta, qui gère Sonata Yachting, nous assure que le yacht est régulièrement loué à des tiers pour se conformer à son immatriculation sous statut commercial – qui lui permet de bénéficier à Malte d’un rabais sur l’imposition de sa société et sur la TVA à la location. Si Bernard Arnault souhaite l’utiliser, il doit lui-même verser à LVMH des frais de location. Mais n’étant pas le propriétaire légal, il n’a pas besoin d’intégrer le yacht à sa déclaration d’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) – et échappera grâce à son statut commercial à la nouvelle taxe sur les biens de luxe que souhaite instaurer la majorité macroniste. Le droit maltais dispense aussi cette société de déposer ses comptes, contrairement à une entreprise française.

Quelques années auparavant, Bernard Arnault était déjà passé par les Caïmans pour immatriculer son précédent bateau, l’Amadeus. Mais cette fois, le yacht était détenu par une société de l’île de Man (Symphony Yachting Limited), succursale d’une société éponyme aux îles Vierges britanniques. Un montage élaboré de concert par deux cabinets spécialistes installés à Guernesey et l’île de Man, Sarnia Yacht et Leinster Management, qui pourraient avoir servi à réduire sa facture de TVA. LVMH et Bernard Arnault ont également refusé de s’exprimer sur ces montages.

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Sur la piste de l’offshore, on reconnaît aussi les empreintes du champion du luxe dans un paradis fiscal plus proche de l’Hexagone, mais non moins sulfureux: le Luxembourg. Bernard Arnault y a ouvert en 2010 la holding Middleton, qui aurait été utilisée pour des investissements dans des fonds luxembourgeois. Les comptes de cette société montrent que les 160 millions d’euros (environ 185 millions de francs au cours actuel) de la mise de départ, apportée par sa holding belge Pilinvest, ont bien fructifié: en 2016, ses participations financières étaient évaluées à 240 millions d’euros, soit une augmentation de moitié. Là aussi, le droit luxembourgeois le dispense de publier le détail de ses avoirs.

Frontières de la légalité

Au total, Bernard Arnault a donc fait appel à au moins huit cabinets de conseil différents pour localiser ses actifs dans six paradis fiscaux différents. Ces informations sont révélatrices du double souci qui anime la plupart des grandes fortunes mondiales dont les enquêtes comme les Paradise Papers révèlent les pratiques cachées: l’obsession de la discrétion et la volonté d’optimiser au maximum leur imposition, jusqu’aux frontières de la légalité.

Or, ce n’est pas un souci de légalité qui a poussé Bernard Arnault à renoncer en 2013 à prendre la nationalité belge, mais le besoin de redorer une image ternie par la polémique sur son départ à l’étranger. «J’ai sous-estimé l’impact de cette démarche, dont on m’avait assuré, par ailleurs, qu’elle se ferait dans la plus grande discrétion…» avait-il alors expliqué au Monde, tout en précisant qu’il n’avait jamais eu l’intention de devenir résident fiscal belge pour payer moins d’impôts.

via Comment Bernard Arnault, première fortune de France, fait usage de l’offshore – Le Temps

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