Comment Hachette force les libraires à proposer les livres de Guillaume Musso

La parution du dernier livre de Guillaume Musso, La vie secrète des écrivains (Calmann-Lévy), fait l’objet d’un emballement médiatique désormais habituel. Et de nombreuses librairies, à n’en pas douter, auront l’ouvrage en stock : pas forcément de leur plein gré, comme le signalent plusieurs d’entre elles, victimes des méthodes pas vraiment régulières, dans la diffusion du groupe Hachette.

Imaginez : vous êtes à la caisse d’une librairie, vous venez de régler votre livre. En vous tendant votre sac, le libraire vous glisse, tout sourire : « J’ai ajouté un autre livre à celui que vous avez pris. Je l’ai choisi moi-même, sans considération pour vos goûts, vous l’ai facturé, et vous l’avez payé. Merci, à bientôt ! » C’est ainsi qu’un libraire résume la pratique de « l’office sauvage », qui complique la vie professionnelle de nombreux libraires.

C’est l’histoire d’un livre, à qui on avait raconté une histoire

Pour saisir la colère des libraires contre la pratique de certains diffuseurs, il faut comprendre la constitution du stock d’une librairie. Les diffuseurs et les éditeurs informent régulièrement les libraires de leurs parutions, en vantant les mérites des ouvrages : parfois, ils envoient un service de presse, parfois, un représentant se déplace pour une relation plus suivie.

En retour, le libraire choisit les titres qui l’intéressent : on se charge alors de lui livrer les ouvrages, en lui facturant à la fois les exemplaires et les frais de port. Ensuite, le libraire fait de son mieux pour écouler les livres de son stock : au bout de quelques semaines, il peut mettre en œuvre une faculté de retour qui permet de renvoyer des livres invendus au diffuseur. S’il paie les frais de port, les livres renvoyés lui sont remboursés sous forme d’avoirs, pour commander d’autres livres (auprès du même diffuseur, cela dit).

Ce système permet aux libraires de renouveler régulièrement le stock — en suivant le rythme de production effréné de l’édition — sans pour autant disposer d’une trésorerie astronomique. Mais l’office sauvage vient perturber le bon fonctionnement de la machine : certains diffuseurs ajoutent en effet aux colis des titres jamais réclamés par le libraire. Il s’agit le plus souvent d’ouvrages mis en avant comme des « best-sellers », ou qui doivent en tout cas le devenir…

« Une erreur » bien fréquente

La pratique de l’office sauvage « est d’une monstrueuse banalité », constate avec amertume Jean Pichinoty, de la librairie La Soupe de l’Espace, à Hyères, dans le Var. « Avec les auteurs un peu mainstream, cela arrive souvent : pour le précédent poche de Guillaume Musso, chez Pocket, on nous avait déjà fait le coup, en nous envoyant carrément, cette fois, un présentoir de PLV [Publicité sur le Lieu de Vente, présentoir en carton comme pour les articles en hypermarchés, NdR] », nous précise le libraire.

Cette fois, c’est double office sauvage pour La Soupe de l’Espace : un premier colis, reçu il y a deux semaines, contient 12 exemplaires poche de La jeune fille et la nuit, « que nous n’avons JAMAIS COMMANDÉS », peut-on lire sur le blog de La Soupe de l’Espace. Et, à l’occasion de la parution du dernier roman de Musso, 6 exemplaires ont fait leur apparition dans un colis de la librairie, eux aussi jamais commandés par le libraire.

« Cela ne veut rien dire, car nous ne vendons jamais de Musso, on ne nous en commande pas. Nos clients ne viennent pas chez nous pour du Musso », nous précise Jean Pichinoty. Et pourtant, la diffusion Hachette n’hésite pas à lui faire parvenir des ouvrages qu’il doit bel et bien payer, même sans les avoir voulus.

Librairies à Bordeaux

(photo d’illustration, ActuaLitté, CC BY SA 2.0)

Contactée, la communication du groupe Hachette nous assure que l’incident est isolé et s’explique par « une erreur d’identifiant client au moment de l’injection du fichier. Dès la semaine dernière, ce libraire a été contacté, il sera compensé des frais de manutention et des frais occasionnés en termes de colis. » Sauf que l’erreur semble être récurrente, et souvent avec des livres de Guillaume Musso : une librairie du Calvados a connu la même mésaventure la semaine passée, et une autre « s’est battue des années pour ne plus recevoir les livres de Musso dans l’office ». À l’époque où le romancier signait chez un autre groupe, cependant.

L’erreur humaine ou informatique, Jean Pichinoty n’y croit plus : « On nous donne toujours cette version, mais Hachette, c’est une machine de guerre, on ne fait pas ce genre d’erreurs, encore moins à répétition. Ou alors, travailler avec ces gens suppose de se préparer à des erreurs, ce n’est pas sérieux. Au passage, Hachette m’a même demandé de supprimer temporairement mon article, après en avoir pris connaissance. »

Il existe cependant un cas bien spécifique où un libraire peut se voir envoyer, de manière tout à fait régulière et même contractuelle, des ouvrages qu’il n’a pas spécifiquement demandés. Lors de l’établissement du contrat commercial initial entre libraire et diffuseur, le taux de remise accordé par ce dernier est établi selon différents critères. Les critères qualitatifs, d’une part, comme l’étendue de l’offre ou les événements organisés par la librairie, et les critères quantitatifs, d’autre part, liés aux flux de marchandises créés par le libraire.

Une grille d’office, qui détermine ce que le libraire accepte de recevoir « d’office » de la diffusion, est alors parfois établie, pour améliorer le versant « flux de marchandises ». Ces offices automatiques sont un moyen de ne pas rater certaines sorties, ou de s’assurer d’importantes quantités, mais ils sont rarement renégociés par les libraires, de peur que le diffuseur ne modifie le taux de remise accordé. Et souvent, on en vient à oublier dans les boutiques que l’on avait accepté, quelques années plus tôt, de recevoir en l’échange d’un geste commercial, ces ouvrages surnuméraires.

De l’indépendance du libraire

Pour un libraire, recevoir des livres non commandés n’est pas seulement une mauvaise surprise : comme précisé ci-dessus, les livres lui sont facturés, tout comme leur acheminement. « Pour le libraire, les inconvénients sont multiples : c’est d’abord une violation de la liberté du libraire de composer lui-même son assortiment ; préjudice économique ensuite, car le libraire paie ces ouvrages qu’il n’a pas commandés, assume les frais de manutention, de retour, le temps passé à traiter le litige avec son fournisseur », nous explique Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française.

Les compensations proposées par les diffuseurs sont souvent… des services de presse, que l’on « offre » alors au libraire en lui permettant de les vendre, au mépris de la Loi Lang et du droit d’auteur – bien qu’en théorie, les exemplaires presse sont prépayés par les maisons d’édition. Ou des avoirs, mais qui s’appliquent uniquement aux titres du diffuseur. Le versement d’un forfait compensatoire reste très rare, même si le Syndicat de la Librairie Française a défini un barème pour l’évaluer et l’exiger.

« Une fois, un diffuseur m’a envoyé pour 850 € de service de presse, un montant bien supérieur à celui qu’il fallait compenser : c’est aussi la raison pour laquelle la plupart des libraires ne se plaignent pas haut et fort », explique un libraire qui souhaite rester anonyme pour des raisons évidentes.

Foire du Livre de Londres 2019

(photo d’illustration, ActuaLitté, CC BY SA 2.0)

Si de nombreux groupes éditoriaux créent leur service de diffusion, c’est parce que cette activité logistique est particulièrement lucrative : dans le cas de l’office sauvage, par exemple, le diffuseur facture des services au libraire, mais aussi à l’éditeur, à qui le retour sera également facturé. Par ailleurs, la diffusion Hachette n’est pas la seule à pratique l’office sauvage : d’autres titres, d’autres auteurs, sont concernés.

Et pour cause, cette méthode est institutionnalisée par la grille d’office, d’où découlent des points de remise supplémentaires accordés. La plupart des libraires, déjà débordés, ne prennent souvent même plus le temps de contester certains envois – qu’ils ont pu, par le passé, accepter.

L’office sauvage pourrait pourtant être qualifié de « vente forcée » au sens du droit de la concurrence, « en cas de contentieux en justice », confirme Guillaume Husson. Et la pratique est surtout un camouflet à destination de l’indépendance des libraires : « Je ne dis pas aux éditeurs ce qu’ils doivent vendre », résume un libraire. Et la présence démultipliée d’ouvrages dans les librairies n’est rien d’autre, de ce point de vue, que de l’impérialisme culturel.

Une enquête va être diligentée par le Syndicat de la Librairie Française, dans le cadre de la Commission des usages commerciaux où se retrouvent le SNE et le SLF. « Nous avons fait inscrire la pleine souveraineté du libraire dans le choix de son assortiment dans leprotocole d’accord sur les usages commerciaux entre l’édition et la librairie” », nous précise encore Guillaume Husson.

Contacté, le Syndicat national de l’édition, dont Hachette Livre est adhérent, n’était pas en mesure de donner suite à nos demandes de précisions dans l’immédiat.

via Comment Hachette force les libraires à proposer les livres de Guillaume Musso

Print Friendly, PDF & Email

Laisser un commentaire