Déchets nucléaires : l’Andra paye des médias pour orienter l’opinion en faveur de Cigéo

Pour rendre acceptable le projet Cigéo d’enfouissement des déchets nucléaires, l’Agence nationale des déchets radioactifs porte une attention particulière au travail des consciences, notamment des plus jeunes. Avec l’aide – rémunérée – de médias et de youtubeurs.

Le projet titanesque Cigéo, conduit par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) attend toujours une autorisation de création. Avant de creuser dans l’argile lorrain des puits et des galeries à 500 mètres sous terre pour y enfouir les pires des déchets nucléaires, cela fait vingt ans que l’Agence creuse son sillon dans les consciences afin d’influencer les populations. Et, en premier lieu, les plus jeunes. « L’Andra essaye d’arranger une histoire qui n’est pas simple du tout et elle veut faire passer cette solution excessivement dangereuse comme la solution miracle. C’est une politique de communication et non d’information, antinomique de l’idée de choix démocratiques », regrette Corinne François, de l’association Bure Stop. L’Andra revendique au contraire le volontarisme et la transparence. « On ne fuit pas les sujets difficiles. Par exemple, nous organisons ou participons à des réunions publiques sur les risques ou à des débats sur les alternatives à Cigéo ; nous ne sommes pas là pour attiser les peurs mais pour diffuser une information étayée sur la manière dont sont gérés les déchets », explique à Reporterre par courriel Annabelle Quenet, attachée de presse de l’Andra.

Sur le terrain de la communication, l’Agence déploie des moyens considérables pour graver son projet dans les esprits. Les supports vantant les mérites de l’enfouissement des déchets radioactifs se multiplient : publications imprimés, youtubeurs, médias ad hoc, revues et jeux à destination des enfants, sites internet ou encore infolettres, etc. L’Agence s’est d’abord refusée à nous préciser le montant de son budget total de communication avant de nous transmettre une estimation. Elle y consacrerait « un peu plus d’un million d’euros par an », sans plus de détails.

Les opposants ont vite compris que sur ce terrain, le combat ne serait pas équitable. « Quand tu arrives sur place, tu comprends tout de suite, il suffit de discuter avec les gens. Et d’ouvrir les yeux. Il y a des panneaux publicitaires pour l’agence partout. Chez les voisins, tu tombes toujours quelque part sur les feuilles en papier glacé de leur journal », raconte Gaspard d’Allens, journaliste qui s’est installé en Meuse en 2016. Le trimestriel dont il parle, Le journal de l’Andra, est tiré à plus de 200.000 exemplaires et distribué gratuitement aux riverains.

« Ça fait totalement stratégie de communication, je ne suis pas aveugle »

Depuis qu’elle est présente en Meuse et en Haute-Marne, l’Andra ne ménage pas ses efforts pour présenter son projet sous le meilleur jour : journées portes ouvertes, visites scolaires du laboratoire, concours artistiques. Corinne François se souvient d’une exposition en 2012, « La radioactivité de Homer à Oppenheimer » : « Elle préparait les générations futures à aimer la radioactivité, à ne plus en avoir peur. On dédramatisait ce qu’est l’atome et on banalisait quelque chose de dangereux en faisant intervenir des personnages de bande dessinée », tel Homer Simpson, héros de la série animée Les Simpson, qui travaille dans une centrale nucléaire. Une façon de communiquer qui rappelle les efforts d’influence du secteur électronucléaire à ses débuts : il avait vu dans la bande dessinée, déjà, un vecteur efficace pour rassurer les populations et les accoutumer aux centrales nucléaires. En France, Jacques Castan mit son crayon au service du centre nucléaire de Marcoule à partir des années 1960. The Battle For Survival fut édité en 1975 aux États-Unis par la compagnie électrique Virginia Electrics and Power.

Le plus récent coup de communication de l’Andra est le recrutement de stars de la toile avec des youtubeurs branchés technologie pour faire la promotion du projet Cigéo. Simon Puech, Anonimal et Dave Sheik, qui totalisent à eux trois près de 700.000 abonnés, ont sorti durant l’été 2018 des vidéos pour le moins élogieuses autour de Cigéo. Un seul, Anonimal, a la franchise de préciser qu’il a été financé par l’Andra, mais comme il l’affirme dans sa vidéo, « le but n’est pas de vous vendre un truc ». Tout de même, le projet Cigeo est décrit comme « ultrasécurisé », « ultra-impressionnant » et « ultracontrôlé ». Certains de ces jeunes « influenceurs » reconnaissent auprès de Reporterre avoir été démarchés par une agence spécialisée pour réaliser une vidéo sur l’Andra moyennant rémunération. Combien ont-ils touché ? Environ 4.000 euros, plus le défraiement du déplacement en Meuse. Mais tous se défendent d’avoir été influencés dans la réalisation de leur sujet. Il fallait cependant transmettre la vidéo à l’Andra avant publication… L’un d’eux, Dave Sheik, reconnaît avoir reçu quelques recommandations : « Modifier des tournures de phrase qui leur semblaient à charge. » Avant de concéder, lucide : « Ça fait totalement stratégie de communication, je ne suis pas aveugle. »

L’exposition « La radioactivité de Homer à Oppenheimer » est en ligne.

C’est dans les médias numériques que l’Andra se montre la plus imaginative pour distiller ses messages. Au sein de sa direction de la communication et du dialogue avec la société, certains membres ont fait un passage par la case journalisme. L’Andra s’est par ailleurs entourée de partenaires spécialisés dans la communication dite « innovante ». Principaux piliers de cette stratégie : la revue Usbek & Rica, le groupe de presse Playbac ou encore l’éditeur d’une infolettre de vulgarisation, Sciencetips. Leur point commun ? Réinventer le publireportage, c’est-à-dire proposer à leurs clients de diffuser des messages ciblés à mi-chemin entre communication et information, dans des supports allant de la lettre d’information scientifique jusqu’à des médias dédiés. Dans ces eaux troubles, la déontologie ne semble pas prioritaire.

« La rédactrice en chef m’a confirmé que, pour ce qui touchait au nucléaire, il y avait un droit de regard »

Comme le groupe Auchan pour mieux « vendre » son projet de mégacentre commercial EuropaCity, ou encore l’agglomération de Nantes du temps du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, l’Andra a fait appel à la revue Usbek & Rica pour créer son propre média en ligne, appelé Les Arpenteurs, « le média des générations futures », lancé en 2015. En vitrine ? Des « débats » et de la « prospective » : depuis la transition énergétique jusqu’au survivalisme en passant par les vacances du futur. Le directeur d’Usbek & Rica, Jérôme Ruskin évoque une collaboration logique. « L’Andra a une mission d’information, de pédagogie, dit-il à Reporterre. C’est dans ce cadre qu’ils nous ont demandé d’animer une réflexion sur les générations futures. Mais nous avons une charte éditoriale très claire avec nos clients pour que les journalistes puissent faire leur travail et que ce soit clair pour nos lecteurs. Il y a une grosse culture de la transparence chez Usbek&Rica. »

Pourtant, environ 15 % des articles publiés sur le site Lesarpenteurs.fr ont pour sujet l’Andra, ses dirigeants et ses projets : interviews de directeurs, reportages au cœur de Cigéo, etc. Pas de quoi émouvoir Jérôme Ruskin : « Le sujet des déchets nucléaires est un sujet comme les autres, c’est le deal. » Et d’ajouter : « Il n’y a pas un traitement différent des autres sujets. L’Agence n’a pas de droit de regard, il n’y a aucun filtrage. »

Une action de militants opposés au projet Cigéo devant les locaux parisiens de la revue « Usbek & Rica », le 18 mai 2018.

Cependant, des journalistes n’ont pas vécu la même chose. « Dès le début, un camarade m’avait prévenu que les articles n’étaient pas signés, c’était bizarre, se souvient Louis (prénom modifié), un temps intéressé par une collaboration avec Lesarpenteurs. Il avait aussi reçu des demandes spécifiques et explicites de la rédaction de remanier certains papiers concernant le nucléaire. Et, quand j’ai voulu intégrer l’équipe, la rédactrice en chef m’a confirmé que, pour ce qui touchait au nucléaire, il y avait un droit de regard. » Et de poursuivre : « Ce n’est plus seulement une agence de communication qui essaye de blanchir quelqu’un avec un article sponsorisé [un publireportage rédigé par une tierce partie], c’est un organisme qui se paye un média pour faire passer ses idées. » Montant du contrat passé entre l’Andra et le groupe U&R ? Entre 15.000 et 40.000 euros annuels, nous indique Jérôme Ruskin, en fonction du volume de contenus produit.

 Un travail de sape qui vise à banaliser l’atome

Une autre entreprise s’est positionnée sur cette niche de la communication sponsorisée, le groupe Playbac. La société édite de petits quiz, « les Incollables », sous forme d’éventails questions-réponses mais aussi la plupart des quotidiens pour enfants en circulation dans l’Hexagone : L’Actu (pour les ados), Le Petit Quotidien (6 à 10 ans), Mon Quotidien (10 à 14 ans), et propose aux entreprises de « collaborer » sur des numéros spéciaux qui seront ensuite envoyés à tous les abonnés.

Cela intéresse beaucoup de monde : Toyota, EDF, la Fédération française de football… [1]. Et, bien sûr, l’Andra. Dès 2010, un numéro spécial de L’Actu, titre destiné aux plus de 14 ans, a été conçu avec l’agence. Puis un autre en octobre 2017. À chaque fois, une flopée de messages orientés influence des enfants pas toujours conscients de ce qu’ils ont entre les mains. Florilège de l’édition 2017 : « Aujourd’hui, la radioactivité est utilisée au quotidien par l’homme », ou encore « La radioactivité est partout, présente naturellement dans le sol, dans l’eau, et même dans notre corps. » Et puis, concernant le projet Cigéo : « Des études scientifiques sont menées pour s’assurer que Cigéo restera sûr face à n’importe quel phénomène » ; « Tous les scénarios, même les plus invraisemblables, ont été envisagés ». Même propagande orientée dans la précédente édition de 2010 : « Nous avons imaginé tous les scénarios possibles pour vérifier que la population et l’environnement ne seront jamais en danger », « Phénomène naturel, la radioactivité est présente partout : roches, végétaux, air et espace… Même notre corps est légèrement radioactif ! » Pour s’assurer que les messages sont bien passés, pas d’interro écrite, mais un petit quizz en dernière page…

Dans ces contenus, un travail de sape qui vise à banaliser l’atome, son usage, ses déchets. L’expert indépendant Bernard Laponche, opposé à Cigéo, ne mâche pas ses mots en parcourant les pages : « C’est difficile de détecter des erreurs. C’est bien fait, aucune phrase n’est scientifiquement fausse, mais c’est clairement de la publicité. » Une zone grise assumée par Playbac : « Notre mission est de permettre une communication par l’information, nous explique par courriel Marina Duprez, chargée des partenariats. Le financement d’une information ne la rend ni fausse ni mauvaise si elle reste objective. »

Appeler Playbac en se faisant passer pour un client permet de mieux cerner la philosophie de l’entreprise. C’est ce qu’a fait Reporterre en appelant le média. « Nous proposons de sensibiliser les enfants à votre sujet, mais aussi les parents, les professeurs », nous répond-on. Et si on a quelques doutes sur la façon de communiquer aux plus jeunes, on est vite rassuré : « C’est notre expertise et notre parti pris : on est capable de parler de n’importe quel sujet à des enfants de n’importe quel âge. » Et d’ajouter, comme pour clore la négociation : « Les professeurs s’en servent comme support pédagogique. » Combien coûtent ces opérations d’influence ? 16.530 euros hors taxes pour s’offrir un numéro spécial chez Playbac, nous a répondu notre interlocuteur.

Pour l’Andra, il n’y a rien d’anormal à cibler les enfants

L’intérêt de l’Andra pour les jeunes générations ne s’arrête pas là. Les « matériaux pédagogiques » destinés aux enseignants sont aussi au cœur de sa communication. Accessibles sur le site de l’agence ou sur des sites spécialisés de soutien scolaire comme webpedago.com, ils sont polis sur mesure pour s’intégrer aux programmes des différentes classes. L’Andra en profite, comme nombre d’acteurs industriels, pour disséminer ses messages et s’installer durablement dans le paysage.

Un passage de « Le stockage souterrain de déchets radioactifs », vidéo du « kit pédagogique » de l’Andra destiné aux élèves de collège.

Pour l’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs, il n’y a rien d’anormal à cibler les enfants. « Les jeunes générations sont concernées directement par la problématique des déchets car c’est une question de long, voire très long terme. Si c’était un sujet de court terme, nous n’aurions pas cette volonté de sensibiliser les jeunes. Mais ils sont les citoyens de demain et ils auront à gérer l’exploitation des centres de stockage existants ou en projet », justifie Annabelle Quenet.

Ce qui pose problème, c’est que l’agence diffuse une vision partielle de l’enjeu de l’enfouissement des déchets nucléaires en omettant certains sujets. De fait, il existe bien des débats et des questions toujours en suspens. Que ce soient les avis mitigés de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sur Cigéo, les expériences comparables à l’étranger qui tournent court (« désenfouissement » de 126.000 barils radioactifs à Asse, en Allemagne, incidents à répétition au cœur du Wipp aux États-Unis) ou encore les solutions différentes choisies par d’autres pays pour des projets similaires (enfouissement en sol granitique plutôt qu’argileux) : mais de tout cela, il est difficile de trouver la moindre mention dans les contenus pédagogiques ou les médias téléguidés par l’Andra.

via Déchets nucléaires : l’Andra paye des médias pour orienter l’opinion en faveur de Cigéo

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