Des croisés selon Zemmour à la croisade contre Zemmour

L’histoire académique se pense de plus en plus comme une discipline scientifique à part entière, propriété exclusive d’un corps de chercheurs très sourcilleux sur leur quant-à-soi. Défense d’y toucher ! Les historiens professionnels s’en tiendraient aux seuls faits, alors qu’Éric Zemmour les interpréterait et les instrumentaliserait. La belle fable !

Le lecteur de bonne foi, doté d’une assez bonne connaissance de l’histoire et de l’historiographie des croisades, reconnaîtra sans difficulté le bien-fondé – à certaines réserves près – des mises au point faites par de jeunes universitaires sur le blog (souvent très stimulant, du reste) « Actuel Moyen Âge » (et reprises avec quelques modifications sur Slate), à propos du chapitre qu’Éric Zemmour consacre à la première croisade dans Destin français. Notons incidemment que Slate a escamoté au passage l’usage de l’horrible écriture dite inclusive par ces « historien.ne.s », formule à peine corrigée en « historiennes et historiens » : relevons simplement que l’on peut être médiéviste et dénué de sens esthétique, insensible au sentiment de la langue ; c’est triste mais c’est ainsi.

https://actuelmoyenage.wordpress.com/2018/09/27/eric-zemmour-et-les-croisades-fact-checking/
http://www.slate.fr/story/167801/eric-zemmour-livre-destin-francais-chapitre-premiere-croisade-fact-checking-histoire

Plus sérieusement, précision et exactitude sont toujours les bienvenues, et il n’y a jamais à regretter que l’on puisse relever ainsi les erreurs que peut contenir un ouvrage, en l’occurrence le dernier livre d’Éric Zemmour. Au demeurant, nul besoin d’un doctorat pour les corriger. Au rang des erreurs pénibles et récurrentes mais simples à contrer figure cette méconnaissance des programmes enseignés, sur laquelle repose l’antienne du « Ce que nos enfants n’apprennent plus » (ici, Urbain II), chère à Dimitri Casali, que les auteurs, après d’autres, démontent assez facilement au début de leur article.

 

« Fact-checkons » les « fact-checkers »

Suivent des rectifications sur la Paix de Dieu, sur Pierre L’Ermite, auxquelles il n’y a rien à redire… D’autres remarques semblent moins pertinentes, et il arrive même que les auteurs de ce « fact-checking » (au passage, on aurait préféré « vérification des faits » ou « mise au point factuelle » plutôt que cet anglicisme à la mode qui n’apporte rien) commettent eux-mêmes des approximations. Tant qu’à jouer à ce jeu-là, « fact-checkons » donc rapidement les « fact-checkers ».

Par exemple, au sujet de l’héritage grec de l’Europe, il semblerait que la thèse de Sylvain Gouguenheim, telle qu’elle est évoquée ici pour être rejetée d’un revers de main, n’ait pas été vraiment comprise par les auteurs du blog. L’auteur d’Aristote au Mont-Saint-Michel n’a jamais nié l’existence d’une transmission de la culture grecque au sein du monde musulman, mais il a critiqué le « parti pris idéologique » et « l’image biaisée d’une chrétienté à la traîne d’un « Islam des Lumières », auquel elle devrait son essor, grâce à la transmission d’un savoir grec dont l’époque médiévale aurait perdu les clés (1) ». Gouguenheim a ainsi réévalué et relativisé le canal islamique de cette transmission, insistant sur le rôle des chrétiens d’Orient (à distinguer du « monde musulman » dans lequel ils vivaient) et sur celui de Byzance (2). « Cette culture grecque », proclame le blog, « a également été reçue par le monde musulman » : or c’est justement la nature de cette réception qui était au cœur du livre de Gouguenheim, insistant sur la spécificité de l’appropriation de l’apport grec (philosophique notamment) par les lettrés européens, de leur quête active de la tradition grecque, en laquelle ils voyaient une racine essentielle de leur civilisation, attitude sans équivalent dans le monde musulman.

Enfin, les auteurs affirment contre Zemmour que « c’est bien d’Occident qu’est venu un discours de la croisade appliqué au monde contemporain », en s’appuyant notamment sur les discours de Bush après les attentats de 2001, en oubliant que le mot « croisade » n’y était guère qu’une formule imagée, certes connotée mais qu’il ne faudrait toutefois pas plus surinterpréter que le titre des mémoires de guerre d’Eisenhower, Croisade en Europe ; autrement plus vive et directe était la référence aux croisades historiques quand, dès 1998 au moins, Al-Qaida avait désigné comme cible de son Jihad « les juifs et les croisés ». Passons, car là n’est même pas l’essentiel.

 

Le rôle social de l’historien

Au-delà de ces réserves en effet, il se trouve surtout que ces historiens fougueux se trompent (naïvement ou pas) en cherchant à opposer au récit de Zemmour un discours scientifique – ou d’apparence scientifique : nonobstant les compétences réelles de ses auteurs et leur indéniable qualification à parler en connaissance de cause des États latins d’Orient, ce billet est clairement sous-tendu par une intention idéologique de disqualification de la parole politique adverse. Il y a là un mélange des genres, guère éloigné au fond de celui que l’on reproche aux essais de Zemmour. Or ce dernier ne prétend pas faire œuvre d’historien. D’ailleurs l’article le reconnaît dès l’introduction, tout en lui reprochant plus loin de « juger du bien-fondé » des croisades, ce que devrait – en effet – se refuser à faire un historien – ce que n’est pas Zemmour ; on ne cerne plus très bien dès lors le périmètre de la déontologie… Certes le polémiste s’arroge le droit d’avoir un regard sur l’Histoire, et d’en tirer un récit qui se veut édifiant. Le récit édifiant sur le passé (l’historia magistra vitae de Cicéron, la formule récurrente des « leçons de l’histoire », le rôle civique de l’histoire enseignée selon Seignobos, etc.), c’est d’ailleurs ce qui fut le cœur de la discipline historique elle-même pendant longtemps, ce qui a certes tendu à l’être de moins en moins à mesure qu’elle a gagné en scientificité, mais ce qu’elle reste néanmoins de façon plus ou moins assumée, par exemple quand un Patrick Boucheron, transfiguré en moraliste depuis son élection au Collège de France, rédige les pages d’introduction de son Histoire mondiale de la France.

Ingrid Riocreux a déjà écrit bien des analyses pertinentes sur les équivoques, pour ne pas dire l’hypocrisie, d’un « fact-checking » qui cherche trop souvent à parer d’autorité et de neutralité un discours orienté (3). Une telle mauvaise foi saute aux yeux quand certains universitaires prennent part à un débat politique face à des interlocuteurs de nature différente : « Mon discours est scientifique donc neutre et objectif, et je peux me permettre de réfuter d’en haut le vôtre qui lui n’est qu’une opinion » : on en trouvera mille transpositions, par exemple dans les débats de 28 Minutes sur Arte, autour de la question migratoire en particulier. Alors qu’on n’admettrait pas qu’un policier garde son uniforme pour faire l’objet d’un traitement particulier en dehors de son service, on ne compte plus les intellectuels qui, dans le théâtre à l’italienne du débat public, prétendent par leurs diplômes et leurs titres académiques accéder à des loges surplombant le parterre de la citoyenneté ordinaire, où resteraient leurs adversaires, oubliant trop souvent qu’en démocratie, la « « compétence » à participer à la vie publique n’a pas d’autre source que le fait d’être citoyen (4) ». Mais, comme l’écrit justement André Perrin, « on ne discute pas avec des manants qui ne sont pas du même monde que nous ! » (5)

 

Une controverse qui n’a rien d’académique

Il faut également remarquer une certaine mesquinerie, qui consiste à vouloir ignorer (ou à feindre d’ignorer) les grands enjeux d’un discours en se focalisant sur des approximations relativement marginales ou accessoires. Prétendant éluder les aspects politiques du propos de Zemmour, nos historiens reconnaissent ainsi laisser à « d’autres » le soin de les « disséquer », conscients néanmoins de participer depuis leur poste aux tirs croisés d’une controverse qui n’a rien d’académique.

À cette attitude anguilliforme un peu pénible, alliant l’arrogance du sachant à la fausse neutralité du paléographe spécialisé, on peut préférer (mutatis mutandis, évidemment : les uns et les autres ne sont en rien comparables) la position d’un Lucien Febvre lisant Spengler, ou d’un Raymond Aron préfaçant Toynbee : conscients des erreurs factuelles forcément, presque inévitablement, commises par les auteurs de trop ambitieuses synthèses métahistoriques, ces penseurs impeccables qu’étaient Febvre ou Aron reconnaissaient du même mouvement l’intérêt de leurs questionnements et de leurs perspectives, la légitimité de leur démarche, leur apport à la réflexion. Se démarquant de « la communauté des historiens professionnels », Raymond Aron estimait ainsi, dans sa défense de Toynbee, s’intéresser « plus qu’eux à la réflexion sur la pensée historique, aux tentatives d’interprétation globale du passé humain (6). » Toutes proportions gardées, conservons cette idée, en sachant placer chaque débat sur le terrain qui convient.

 

Fabien Niezgoda

 

Notes :

(1) Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel, 2008, p. 9.

(2) Sur les liens culturels entre Byzance et l’Europe romane, voir aussi Sylvain Gouguenheim, La gloire des Grecs, Cerf, 2017.

(3) Ingrid Riocreux, La langue des médias. Destruction du langage et fabrication du consentement, L’Artilleur, 2016. Lire aussi « Les dessous des médias », entretien paru dans Éléments n°165.

(4) Alain de Benoist, « La société illibérale et ses ennemis. Comment le libéralisme a confisqué la démocratie », Éléments n°174.

(5) « À l’école du lynchage médiatique », entretien avec André Perrin (auteur de Scènes de la vie intellectuelle en France, L’Artilleur, 2016), Éléments n°167.

(6) Raymond Aron, Préface à Arnold Toynbee, L’histoire (A Study of history), 1978.

via Des croisés selon Zemmour à la croisade contre Zemmour – blog éléments

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