Des pions sur l’échiquier : une brève histoire de l’Amérique et des Kurdes

Source : Ted Snider, Consortium News, 05-02- 2018

Les Kurdes se retrouvent pris au milieu d’une lutte de pouvoir entre les États-Unis, la Russie, la Turquie, l’Iran et la Syrie – une situation familière qui fait suite à des décennies de conflits géopolitiques dans leur région, explique Ted Snider.

La seule chose qui ait jamais été fidèle aux Kurdes, c’est l’histoire : elle les a fidèlement, sans exception, trahis. Les Kurdes ont été plongés dans un rôle de pions dans les jeux d’échecs des pays puissants. Ils font une grande partie du dur boulot seulement pour être sacrifiés quand l’échec et mat est en vue.

Plus récemment, les États-Unis ont redécouvert les Kurdes comme pions utiles dans la guerre contre l’État islamique. Mais, bien qu’étant l’une des forces les plus efficaces dans la lutte contre l’État islamique, maintenant que la fin est en vue, les Kurdes risquent à nouveau d’être abandonnés.

Contrairement à la Russie et à l’Iran, les États-Unis n’ont jamais été invités en Syrie. Les États-Unis ont toutefois insisté sur le fait qu’ils n’étaient là que pour sauver la Syrie de l’État islamique. Récemment, cependant, le secrétaire d’État Rex Tillerson a changé la donne américaine. L’Amérique n’a pas l’intention de quitter la Syrie une fois que l’État islamique sera maté, a-t-il dit. Les États-Unis resteront après la fin de la guerre, et ce séjour non sollicité concerne bien plus que le fait de contenir l’État islamique – il concerne le désir de tenir l’Iran à l’écart.

Conformément à l’axe stratégique actuel, qui va de la Syrie à l’Iran et au Hezbollah, le maintien des forces américaines en Syrie semble davantage orienté vers l’expulsion de l’Iran et son allié Bachar al-Assad hors de la Syrie plutôt que maintenir l’État islamique hors de la Syrie.

Mais pour faire échec à l’Ayatollah, l’Amérique doit employer ses pions, et ces pions, encore une fois, sont les Kurdes. La force frontalière de 30 000 soldats que les États-Unis déploieraient pour bloquer l’Iran serait composée principalement de Kurdes. Mais une présence kurde armée à la frontière nord avec la Turquie est une ligne rouge que, depuis longtemps, la Turquie a annoncé comme étant un pas qu’elle ne permettrait pas aux Kurdes de franchir. La décision américaine a donc provoqué la colère de la Turquie contre les Kurdes.

Alors que la Turquie envahit et bombarde Afrin et les villages environnants, des experts de la région, comme Patrick Cockburn, préviennent que les villages kurdes seront « réduits à des amas de maçonnerie détruite ». Au fur et à mesure que le nombre de morts et de blessés augmente, et que les médecins de la région mettent en garde contre « une aggravation rapide de la situation humanitaire », le haut responsable politique kurde Aldar Khalil a déclaré que les États-Unis “doivent s’acquitter de leurs obligations envers cette force qui a coopéré avec eux”.

« Comment peuvent-ils rester là à regarder ? » a-t-il demandé.

Mais ce n’est pas la première fois que les Kurdes posent cette épineuse question. En mars 1975, les Kurdes désespérés ont supplié la Central Intelligence Agency : « Le sort de notre peuple fait face à un danger sans précédent. La destruction complète plane au-dessus de notre tête. Il n’y a aucune raison pour tout ça. Nous vous appelons, vous et le gouvernement américain, à intervenir selon vos promesses. »

La promesse à laquelle ils faisaient référence était la promesse des États-Unis de soutenir les Kurdes s’ils fournissaient des troupes pour une action secrète contre Saddam Hussein – en fait s’ils seraient les pions du jeu des grandes puissances.

Dans les années 1970, l’Iran et l’Irak se querellaient à propos d’un certain nombre de litiges frontaliers. Dans l’espoir de garder les Irakiens préoccupés et occupés, le Shah a offert de l’argent et des armes aux Kurdes pour combattre Saddam Hussein. Mais les Kurdes, ne faisant pas confiance au Shah, ont subordonné leur acceptation à la garantie américaine que l’Iran ne détruirait pas la planche de salut du soulèvement kurde.

Selon l’expert iranien Trita Parsi, la CIA et le département d’État se sont prononcés contre cette action secrète en raison de l’inévitable trahison des Kurdes par le Shah. Mais Henry Kissinger a pris une position opposée et, à la suite d’une visite de Kissinger et du président Richard Nixon à Téhéran en 1972, les États-Unis ont promis le soutien des Américains au Shah pour les Kurdes : les Américains se sont engagés à soutenir les Kurdes.

Nixon a signé l’opération secrète le 1er août 1972; Kissinger a pris des dispositions pour cette guerre secrète et la CIA s’en est chargée. Le soutien a pris la forme de 5 millions de dollars et d’armes, mais l’année suivante, Kissinger a soutenu, et Nixon a approuvé, une aide accrue des États-Unis qui pourrait atteindre plus de 20 millions de dollars et plus de 1 250 tonnes d’armes et de munitions.

Mais en 1975, le soulèvement kurde soutenu par les États-Unis était en difficulté. Les États-Unis sont finalement arrivés à la conclusion que les Kurdes ne pouvaient être sauvés que par une intervention militaire iranienne. Le Shah fournissait beaucoup plus d’argent que les Américains, mais il n’était pas prêt à engager ses forces armées. Il a refusé et, au lieu de cela, a commencé à négocier un arrangement frontalier avec Saddam Hussein. Le Shah a reçu un territoire en échange de la fin du soutien aux Kurdes. Selon le journaliste d’investigation Robert Fisk, c’est Kissinger – l’un des garants de la promesse de soutien aux Kurdes – qui a forgé cet accord entre le Shah et Saddam, abandonnant ainsi les Kurdes.

L’aide financière et les armes ont cessé de parvenir aux Kurdes, et Saddam Hussein a massacré peut-être jusqu’à 182 000 Kurdes. Beaucoup d’autres se sont réfugiés en Iran. C’est alors que le premier appel kurde de 1975 a été lancé aux États-Unis. Le leader kurde, le mollah Mustapha Brazani ferait personnellement appel à Kissinger, l’un des auteurs de la garantie américaine, « nous estimons que les États-Unis ont une responsabilité morale et politique envers notre peuple qui s’est engagé envers la politique de votre pays ».

Kissinger n’a jamais répondu, cependant, selon l’expert de la CIA John Prados, son responsable en poste à Téhéran a fait valoir qu’il le devrait et lui a donné des choix. Kissinger a abandonné les Kurdes avec le fameux rappel que « l’action secrète ne doit pas être confondue avec un travail de missionnaire ».

Plusieurs années plus tard, lors de la première guerre du Golfe, les États-Unis ont demandé aux Kurdes de se soulever une deuxième fois contre Saddam Hussein. Cette fois, la demande venait de la CIA. Et, encore une fois, les Kurdes ont été abandonnés par les Américains. Et, encore une fois, des milliers d’entre eux sont morts sous les représailles de Saddam, et des dizaines de milliers d’entre eux ont été contraints de fuir.

Cette trahison des Kurdes fait suite à une longue histoire. Les Kurdes ont d’abord reçu leur propre terre lorsqu’un petit morceau de ce qui avait été la Turquie leur a été donné en 1920. Ils l’ont rapidement perdu en faveur d’Ataturk et des Turcs, et la communauté internationale les a délaissés. Les Kurdes se sont retrouvés dans la position vulnérable dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui, dispersés à travers la Turquie, la Syrie, l’Iran et l’Irak.

Depuis ces événements jusqu’à la situation actuelle en Syrie, l’Amérique utilise et abandonne ses pions kurdes dans un enchaînement continu. Des documents divulgués révèlent la volonté américaine d’acheter la coopération turque au détriment des intérêts et des vie kurdes.

Une fuite d’un câble de l’ambassade en 2006 a révélé que la secrétaire d’État Condoleezza Rice avait promis au gouvernement de Recep Tayyip Erdogan que « les États-Unis donneraient un nouvel élan aux discussions trilatérales (US-Turquie-Irak) sur la question (kurde) ». Le câble énumère plusieurs « efforts importants que le gouvernement américain (des États-Unis) entreprend pour améliorer la situation concernant la menace représentée par le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) ». Le câble s’enorgueillit de ce que « le partage de renseignements sensibles sur les activités du PKK en Turquie a permis le succès des opérations COIN (contre-insurrectionnelles). Il comprend également des opérations importantes telles que “les vols de surveillance au-dessus des camps du PKK dans le nord de l’Irak » et « une cellule de fusion des renseignements, qui se réunit chaque semaine à Ankara pour transmettre des informations aux militaires turcs sur les activités du PKK ». En d’autres termes, les États-Unis ont donné à la Turquie des renseignements à utiliser contre les Kurdes.

L’année suivante, en 2007, le président Bush « promettait de fournir à la Turquie des “renseignements exploitables” à utiliser contre le PKK » [Wikileaks CRS-RL34642]. Le même câble dit que les Turcs ont utilisé ce renseignement : « Depuis lors, les forces turques ont lancé des frappes aériennes et terrestres ciblées contre les camps du PKK et d’autres installations situées dans les montagnes du nord de l’Irak ». Il conclut avec cette phrase : « Ils se sont dits satisfaits des résultats. »

Selon John Prados, dès 1948, la CIA avait déclaré que « les tribus de montagne connues sous le nom de Kurdes sont et continueront d’être un facteur d’une certaine importance dans toute évaluation stratégique des événements au Proche-Orient ».

Soixante-dix ans plus tard, les Kurdes sont toujours déçus par la teneur des assurances américaines concernant les mesures prises sur la base de ces évaluations. On ne sait pas comment l’Amérique négociera d’être coincée entre son allié kurde dans la guerre en Syrie et son allié de l’OTAN en Turquie, mais l’histoire ne chuchote pas exactement des garanties à l’oreille des Kurdes.

Ted Snider présente des analyses sur les tendances de la politique étrangère et de l’histoire des États-Unis.

Source : Ted Snider, Consortium News, 05-02- 2018

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 

via » Des pions sur l’échiquier : une brève histoire de l’Amérique et des Kurdes, par Ted Snider

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