Gilets jaunes : Le sens d’une révolte, par Eric Juillot

Il est déjà possible de l’affirmer sans paraître présomptueux : le mouvement des Gilets-jaunes a réussi en deux semaines à marquer de son empreinte profonde la vie politique de notre pays. Tout laisse à penser en effet qu’il va entraîner une réorientation majeure du cours de notre histoire, bien qu’il soit impossible à ce stade d’en préciser le rythme et les modalités. Ce mouvement vient de loin, il obéit à des causes profondes et va déclencher une onde de choc dont les répercussions politiques et idéologiques bouleverseront l’ordre établi depuis plusieurs décennies.

UN MOUVEMENT INÉDIT

Chacun a pu le constater depuis le 17 novembre dernier, le mouvement des Gilets-jaunes est tout à fait inédit dans sa forme, pour au moins trois raisons : il est né spontanément d’une indignation et d’une colère vécues collectivement par des millions de Français ; il se développe hors de tout cadre institutionnel et exprime avec force son refus d’être « récupéré » par des partis ou des syndicats, tous soupçonnés a priori de vouloir le dénaturer du seul fait de leur appartenance à un système honni, dont ils ne sont au mieux que des opposants de façade ; il est le fait de citoyens ordinaires qui, pour la plupart, n’ont jamais appartenu à une formation politique et n’ont même pas l’habitude de manifester ; enfin, il est d’une ampleur nationale, tant par son extension à l’échelle du territoire (outremer inclus) que par la diversité sociale des manifestants (loin de se réduire aux seules couches populaires du pays).

Il a donc tout pour surprendre et déstabiliser les responsables politiques du pays, habitués depuis des décennies à gouverner en rond dans un tout petit monde idéologique.

ÊTRE À NOUVEAU UN PEUPLE

Ce qui frappe le plus lorsque l’on participe à ces réunions spontanées sur tous les ronds-points du pays, c’est peut-être, par-delà la colère, la joie qui anime les gens. Comme si le seul fait de sortir de chez soi, d’occuper l’espace public et d’engager des conversations à caractère politique avec des inconnus représentait déjà une fin en soi, le début d’une renaissance. Car cette expérience est d’un genre inhabituel : humaine et vivante, à la façon des manifestations sportives, mais ô combien plus profonde par sa dimension civique. Tous les Gilets-jaunes sentent en effet confusément qu’ils font à nouveau peuple pour la première fois depuis des décennies ; qu’un système par eux haï, qui croyait les avoir vaincus, est d’emblée délégitimé par leur apparition ; que, de citoyens virtuels, appelés à exprimer leur choix sous contrainte lors d’élections ponctuelles, ils redeviennent des citoyens réels, aptes à jouer un grand rôle dans la vie de la cité. Dans ces centaines d’agoras improvisées, chacun sent renaître en lui un authentique lien civique, la fraternité qui naît spontanément des discussions politiques. C’est une source de joie profonde, que cette parole libérée et échangée entre citoyens. Elle est la manifestation première d’un élan collectif d’envergure historique. En effet : arrivée à son terme, la crise générale de la représentation se résout sous nos yeux dans un processus spectaculaire d’incarnation spontanée du peuple, qui disqualifie irrémédiablement l’ensemble de ceux qui depuis trop longtemps affirment le représenter pour mieux l’amoindrir. Plus que d’un spasme, il s’agit d’un sursaut, d’un reflexe de salut public par lequel les citoyens de ce pays expriment avec une force retrouvée leur volonté de restaurer la puissance souveraine de la nation face à des dirigeants qui ont œuvré à l’étouffer depuis plus de trente ans. D’où la réaction allergique des Gilets-jaunes à tout contact avec des représentants syndicaux ou partisans ; ils craignent plus que tout de voir par eux leur entreprise comme d’habitude édulcorée et réduite à l’insignifiance.

DE L’ÉMOTION FISCALE À LA RENAISSANCE POLITIQUE

La crise est née d’un soulèvement spontané contre une taxe de plus, pesant cette fois sur le carburant automobile. Sans s’en rendre compte, le gouvernement, avec cette taxe, associait dans une configuration explosive deux sujets sensibles, la fiscalité et la liberté de déplacement. Les Gilets-Jaunes ont trouvé inadmissible qu’au prélèvement fiscal accru sur leurs revenus s’ajoutât une restriction de fait de leur mobilité, quand celle-ci est une partie intégrante de la liberté individuelle. Sur cette colère initiale s’est très vite greffée une protestation plus globale contre l’injustice fiscale perpétuée et amplifiée par le gouvernement d’Edouard Philippe : la réforme de l’ISF et de l’imposition du capital, l’inertie face à l’évasion fiscale des multinationales, l’incapacité à taxer les géants du numérique… Tous ces éléments ont conduit nécessairement à dénoncer l’inégale répartition de la charge de l’impôt.

Mais le mal est en fait beaucoup plus profond. La fiscalité ne constitue que la cause immédiate du soulèvement populaire. Ce dont nos dirigeants ne semblent pas se rendre compte à ce stade, c’est que la colère qui s’exprime est vieille de plus de trente ans. Trente années de frustration, de ressentiment et d’amertume face au déclin de la chose publique imposée à une France réticente par des gouvernants conformistes et veules, au nom d’une adaptation sans fin à la mondialisation et de la soumission nécessaire à une construction européenne prétendument salvatrice. Trente années de régression sociale, de dérégulation financière, d’affaiblissement économique et de recul de l’Etat dans tous les domaines. Trente années de colère rentrée qui explose soudain à la face de nos dirigeants, sidérés par la résurrection inopinée du peuple comme force politique directe et agissante. Aujourd’hui, par un juste retour des choses, se produit un brusque rappel à la réalité fondamentale de notre univers politique : il n’y a pas de démocratie sans démos. Qu’il faille rappeler cette évidence au point où nous en sommes rendus, voilà qui en dit long sur la dégénérescence politique, sur la dévitalisation de la démocratie qui a caractérisé les trois dernières décennies. Le peuple français, si longtemps humilié, méprisé, effacé même, par ceux qui faussement gouvernaient en son nom se réveille d’un long sommeil, sort de l’état de sédation profonde dans lequel on aurait aimé qu’il restât. Il a fallu pour cela que le système arrive au terme de son potentiel de destruction : élu par les 16% d’inscrits qui l’ont placé en tête au premier tour de l’élection présidentielle en 2017, Emmanuel Macron a mis en œuvre depuis dix-huit mois, et avec superbe, une politique qui ne profite vraiment qu’aux Français les plus riches, c’est-à-dire à 10 ou 15% de la population. Sous couvert de progressisme, il n’a fait qu’aggraver le délitement généralisé auquel le néolibéralisme nous condamne, tout en croyant sincèrement que le verbiage creux et la bouillie conceptuelle de ses discours allaient susciter l’enthousiasme et l’adhésion des masses. Ceux qui n’étaient pas prêts à en recevoir l’onction, les « Gaulois réfractaires », n’étaient dignes que de son mépris. Si Emmanuel Macron est indéniablement le président légal de la République française, il n’est donc pas évident qu’il soit un président légitime, tant sa politique porte atteinte aux intérêts d’une écrasante majorité de Français, et tant il semble se satisfaire du petit résidu de souveraineté que le système, dont il est un disciple zélé, accepte de lui laisser dans l’ordre économique. Qui peut croire que les Français vont accepter plus longtemps un pouvoir dont la capacité d’action se résume à des tripatouillages fiscaux, dans un sens inégalitaire de surcroît ? Les tenants de l’idéologie dominante pensaient pourtant avoir trouvé avec lui le candidat idéal, qui allait leur permettre d’atteindre la forme politique pure à laquelle ils aspirent : la forme sans contenu, celle d’un pouvoir réduit à l’état de simulacre, dès lors que ses attributs essentiels ont été placés hors de portée des citoyens, sur un sol étranger. C’est à ce processus de lente destruction que s’oppose aujourd’hui le peuple, dont les Gilets-jaunes ne sont que l’avant-garde active. L’immense majorité des Français les soutient et le gouvernement doit comprendre au plus vite que le basculement en cours a une portée historique.

UN MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE ?

Un parallèle s’impose en effet entre 2018 et 1788 : la dynamique révolutionnaire s’est enclenchée lorsque des éléments populaires ont décidé d’agir politiquement pour des questions d’impôts et de prix des produits de première nécessité. A l’injustice fiscale de l’Ancien Régime (impossible à réformer depuis l’échec de l’Assemblée des Notables en 1787) s’est ajoutée, dans l’hiver 1788-1789, la question vitale du prix du pain. 230 ans plus tard, les mêmes causes produisent les mêmes effets : un régime oligarchique sclérosé et aveugle se coupe du peuple sans même s’en rendre compte, et le prix de l’essence – qui s’est entre-temps substitué à celui du pain comme baromètre de l’humeur populaire – constitue l’élément déclencheur de la révolte. Quant au président Macron, il tient des trois rois chassés du pouvoir dans notre pays par une révolution populaire : comme Louis XVI, il va payer aussi pour ceux qui l’ont précédé ; de Charles X, il a l’arrogance hautaine et le mépris des gens ordinaires ; de Louis-Philippe, enfin, il tient la certitude d’être aimé par le peuple, une certitude alimentée depuis deux ans par le chœur des médias idéologiquement conformes qui ont alimenté sa tendance naturelle à l’autosatisfaction juvénile. Après 1789, 1830 et 1848…2018 ?

Si par révolution on entend une entreprise de destruction rapide et brutale d’un ordre politique et social ancien, alors le mouvement des Gilets-jaunes ne peut pas être qualifié de révolutionnaire. Loin de vouloir détruire la République, il entend la ranimer en restaurant la plénitude ses pouvoirs. « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément » dit notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen dans son article trois. C’est pour avoir oublié ce principe fondamental, pour avoir cru étrangement qu’il devait être dépassé que nos dirigeants se retrouvent aujourd’hui coincés entre, d’une part, les revendications d’un peuple trop longtemps floué et, d’autre part, les exigences du système technocratique et économique nommé « Union européenne » qui a phagocyté ou détruit des pans entiers de la souveraineté nationale. On comprend la stupéfaction actuelle des dirigeants français : habitués de longue date dans leur entre-soi à gouverner en mode mineur une France amoindrie, ils ne peuvent comprendre que le peuple soudainement se rappelle à leur souvenir pour exiger le retour sur son sol d’une souveraineté oblitérée par son transfert à Bruxelles et à Francfort. Qu’il aspire à être gouverné par des dirigeants exerçant en son nom la plénitude de ses pouvoirs, en lieu et place des bribes de souveraineté que le néolibéralisme bruxellois veut bien lui laisser, voilà qui a de quoi les laisser pantois !

SIDÉRATION ET INCONSISTANCE DU POUVOIR EN PLACE

Pour sortir de la crise, nos dirigeants doivent opérer dans l’urgence une prise de conscience d’une telle ampleur qu’il est malheureusement très peu probable qu’ils y parviennent. Leur audace intellectuelle ne s’étant jamais aventurée au-delà des lieux communs de l’idéologie dominante, ils réalisent soudain avec effroi qu’un gouffre s’ouvre sous leurs pieds et menace de les engloutir. Le président est tout à coup obligé d’admettre la complète faillite de son Verbe, lui qui glosait pourtant sur la dimension christique de son pouvoir en 2017. Les ministres de son gouvernement, frappés d’hébétude, se contentent d’ânonner rituellement et sans conviction les habituelles platitudes de la « nécessaire pédagogie », de la « concertation dans les territoires » afin de restaurer un « dialogue apaisé ». Comme s’il n’était question que de discussion ! Le peuple n’espère pas être entendu, il exige de l’être par ceux qui gouvernent en son nom. Sans doute nos dirigeants ont-ils déjà compris que quelques concessions d’ordre fiscal ne suffiront pas à calmer la colère populaire. Ils chercheront probablement à amadouer les citoyens avec un plan de plusieurs milliards d’euros à finalité sociale, censé soulager en partie le sort des plus démunis. Il leur suffira pour cela de procéder à un redéploiement des dépenses prévues pour ne pas subir les foudres de Bruxelles, le ministère de le Défense, par exemple, étant tout désigné pour jouer comme à l’accoutumée le rôle de variable d’ajustement. Une telle réponse permettrait de préserver quelques années encore l’ordre établi. Il n’est pas certain toutefois qu’elle suffise.

ENTRE SURSAUT IMPROBABLE ET CRISE DE CIVILISATION

Les ministres ont à plusieurs reprises affirmé qu’il était difficile de savoir ce que voulaient au juste les Gilets-jaunes, tant leurs revendications sont diverses et parfois confuses. Il est pourtant possible de les résumer en une seule idée : ils veulent que le gouvernement adopte une politique économique exactement inverse de celle qu’il a menée jusqu’à présent. Cela suppose de remplacer une politique de l’offre inepte et destructrice – les décennies écoulées en sont la preuve irréfutable – par une politique de la demande, c’est-à-dire par un grand plan d’investissement public, de plusieurs dizaines de milliards d’euros, destiné à stimuler la croissance, à créer massivement des emplois, à financer la transition écologique et à restaurer, enfin, les fonctions dégradées de l’Etat républicain. Pour être efficace, un tel plan implique nécessairement de faire sauter le verrou européen, de s’affranchir des contraintes communautaires. Dans l’idéal, il faudrait recouvrer notre souveraineté monétaire, reprendre le contrôle de la banque centrale et instaurer temporairement des restrictions à la libre circulation des capitaux. Autant dire engager une révolution idéologique et institutionnelle qui balaierait l’essentiel de l’UE. Nos dirigeants sont-ils assez armés intellectuellement et moralement pour procéder à une opération d’une telle ampleur ? Peuvent-ils même la souhaiter ? La réponse est évidemment négative et c’est tout le drame de la France aujourd’hui : un peuple passionnément politique fait face à un gouvernement qui ne l’est plus vraiment. Comment ceux qui nous dirigent pourraient-ils en quelques semaines jeter les bases d’un cadre économique radicalement différent de celui qu’ils ont patiemment façonné depuis des décennies, et dont ils ont fini par croire qu’il était le seul concevable ? Ceux qui, dans les premiers temps, nourrissaient des doutes à son sujet n’avaient qu’à se prosterner dans les temples de la nouvelle religion européiste pour s’en trouver allégés. Aujourd’hui, tous les responsables politiques et syndicaux sont des partisans inconditionnels de la construction européenne ; tous sont aveugles à ses échecs ; tous sont d’une foi à l’égard de leur idole qui dépasse celle des païens les plus primitifs. Sur toutes les questions essentielles, ils ont pris l’habitude de sacrifier systématiquement le peuple au projet européiste ; ils ont sapé méthodiquement, au nom de l’« Europe » rédemptrice, les conditions indispensables au développement et à l’expression de la démocratie en France. Cela a pu fonctionner aussi longtemps que les dégâts sociaux provoqués par leur leurs choix funestes étaient contenus par la solidarité nationale, au prix d’un endettement croissant. Cela ne peut plus tenir dès lors qu’au-delà des couches populaires, les classes moyennes se délitent par le bas et protestent contre ce que leur pays est en train de devenir. Techniquement possible, la restauration d’un ordre économique souverain est cependant devenue inconcevable politiquement pour nos représentants. Entre le peuple et l’UE, acculés, il leur faut pourtant choisir, car le temps où l’on pouvait se payer de faux-semblants est, depuis deux semaines, révolu.

Eric JUILLOT, professeur d’histoire-géographie au collège Arthur Rimbaud de Nemours

via » Gilets jaunes : Le sens d’une révolte, par Eric Juillot

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