Guerres de l’opium : le viol de la Chine par les puissances occidentales

« Le commerce de l’opium est la spéculation la plus sûre et la plus digne d’un gentleman dont j’aie conscience ». – William Jardine, 1 de Jardine & Matheson, firme spécialisée dans la vente d’opium.

« Les infirmes et les faibles périssent graduellement de faim, alors que les forts et vigoureux deviennent des voleurs et des criminels, la ruine des uns et des autres étant également assurée et inévitable. » – Empereur Chia-ch’ing, édit contre l’opium, 2 décembre 1799

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Aujourd’hui, on parle de plus en plus de la Chine, qui s’est hissée à la première place économique mondiale et entreprend l’immense aventure eurasienne de la nouvelle Route de la soie, sans même parler de l’Organisation de coopération de Shanghai, de la nouvelle donne imposée au monde par le partenariat multiforme Chine-Russie, de son rôle au sein des BRICS, etc.

C’est l’occasion d’un retour sur les débuts de la Chine moderne, avec son repère identitaire majeur : non pas le nationalisme de Sun Yat-sen, la république du Kuomintang ou le maoïsme comme on pourrait s’y attendre, mais les guerres de l’opium et le « siècle d’humiliation » qui les ont suivies.

XIXe siècle. Le capitalisme s’impose à travers d’une part, l’idéologie marchande libérale héritée des Lumières françaises et anglo-saxonnes et d’autre part, le soutien militaire des gouvernements occidentaux à leurs « capitaines de commerce et d’industrie ». Dans le Sud des États-Unis, les planteurs font trimer des milliers d’esclaves sur d’immenses champs de coton, coton qui part au Royaume-Uni, à Manchester 2 pour être tissé par le prolétariat de la ville, dont une forte proportion d’enfants, dans les filatures industrielles qui y ont poussé comme des champignons. De là, les tissus de coton anglo-américains bon marché arrivent en Inde et inondent le marché jusqu’à asphyxier la production locale.3 A telle enseigne que dès 1796, l’Inde se tourne vers la culture d’une autre plante à fort potentiel commercial, le pavot. L’East India Company 4 britannique, qui à l’époque gouverne virtuellement le pays, en exploitera agressivement, arme au poing si nécessaire, tous les débouchés possibles.

L’Empire britannique, premier dealer mondial

Flacon de Laudanum, époque victorienne. Pour les bébés de trois mois, 2 gouttes. Un an, 4 gouttes. Quatre ans, 6 gouttes. 10 ans, 14 gouttes. 20 ans, 25 gouttes. Adultes, 30 gouttes.

L’un des principaux marchés, la Grande-Bretagne, devient rapidement un pays de narcodépendants. L’opium est partout : dans les médicaments sous forme de cataplasmes, de pilules, de gouttes, de losanges, de pastilles, d’élixirs, de juleps, de loochs et de multiples autres présentations toutes plus meurtrières les unes que les autres, y compris à destination des enfants et des bébés ; dans des fumeries citadines qualifiées de « bouges infâmes » (chez les victoriens, tout usage ludique de quelque produit que ce soit suscite des haussements de sourcils réprobateurs, ce qui entraîne un usage « médical » immodéré) ; chez les artistes dont nombre sont dépendants au laudanum 5 ou à d’autres concoctions « thérapeutiques » plus ou moins chargées en opium, ainsi que chez les paysans et les ouvriers. « Il y a quelques années, en passant par Manchester, j’appris de plusieurs manufacturiers en coton que leurs ouvriers s’adonnaient de plus en plus à l’usage de l’opium, si bien que le samedi à partir de midi, les comptoirs des pharmaciens étaient chargés de pilules de un, deux ou trois grains, fabriquées pour faire face aux demandes prévues pour la soirée. La cause probable de cet usage était le peu d’élévation des salaires d’alors, qui ne permettaient pas aux ouvriers de s’adonner à l’ale ou aux autres spiritueux. » (Thomas de Quincey, Confessions d’un Anglais mangeur d’opium, 1821). Un médecin britannique, le docteur Julian Hunter, raconte en 1864 que « l’on peut voir de temps en temps un homme endormi, appuyé sur sa houe, en plein champ. Il sursaute si on l’approche et se met à travailler vigoureusement pendant un petit moment. Un homme qui va entreprendre un travail pénible commence par prendre sa pilule, et beaucoup ne prennent jamais leur bière sans avoir mis de l’opium dedans. » 6

Un lubrifiant social aussi chaleureusement accueilli par toutes les classes sociales, et dont la rentabilité semble illimitée, doit forcément conquérir de nouveaux marchés, de sorte que dès 1779, les Britanniques en font charitablement profiter entre autres 7 les Chinois qui, s’ils n’accrochent pas plus que cela aux « vertus thérapeutiques » du pavot à hautes doses, se laissent malheureusement prendre à ses usages ouvertement hédonistes. D’où une augmentation rapide du trafic et une prolifération de fumeries telles que le gouvernement chinois, après des années d’indifférence hautaine, finit par ouvrir des yeux effarés sur la dégradation catastrophique du tissu social du pays. Nous sommes dans les années 1830, et les narcodépendants chinois se chiffrent déjà par millions.

En 1838, l’empereur Tao-kuang (Daoguang), dont l’opium a tué trois des fils, lance un débat sur les solutions possibles: certains souhaitent légaliser et taxer le trafic de l’opium ou mieux, en faire un monopole d’État, tandis que d’autres arguent de la déchéance des narcodépendants et de la saignée des forces vitales du pays pour en demander l’abolition.

Dans un mémoire adressé au trône impérial, Hwang Tsioh-tsz, directeur du cérémonial de la cour d’État, dénonce la consommation croissante d’opium étranger comme première cause des problèmes de la Chine et demande la peine de mort contre tous ses trafiquants, débitants et usagers. L’empereur sollicite les avis des autorités provinciales. Sans exception, tous les officiels répondent en recommandant les mesures les plus dissuasives possibles.

Si les effets de l’opium sont aussi catastrophiques en Chine, quid de la société britannique qui en consomme tout autant, direz-vous ? Le business est tellement lucratif qu’il est couvert par l’une des plus célèbres spécialités de la pudibonde Grande-Bretagne victorienne : l’omerta. Il faudra attendre 1868 pour que, même si elle reste libre, la vente d’opium soit restreinte aux seules pharmacies, 8 1889 pour qu’une publication scientifique, le Journal of Mental Sciences, se décide à publier les navrantes « Confessions d’une jeune femme buveuse de laudanum » 9 et 1919 pour que les pouvoirs publics s’avisent enfin d’interdire l’opium.

L’opium essaime aussi aux USA. New York, fumerie, début du XXe siècle. Celle-ci ne sera fermée que vers 1957. Crédit photo, http://www.allday.com/opium-dens-the-crack-houses-of-the-1800s-2180791243.html

Thé, soie et fumeries, la Chine et la prédation occidentale

Depuis le XVIIIe siècle, mises à part les soieries, laques et porcelaines qui demeurent des articles de luxe, le Royaume-Uni importe de Chine des quantités croissantes de denrées de consommation courante telles que le thé ou la rhubarbe, qu’il paie en lingots d’argent, l’un des rares produits anglais accepté par les marchands chinois. A mesure de l’augmentation de leur consommation de thé, les Britanniques commencent à s’effrayer de la fuite accélérée de leurs réserves d’argent et imaginent d’équilibrer le marché en introduisant clandestinement l’un de leurs produits-phares sur le marché chinois, l’opium à bas prix. La Chine, qui connaît un trafic marginal d’opium, une drogue rare et chère, depuis l’époque de la route de la soie (du IIe siècle av. J-C jusqu’au XIVe siècle) et en a répertorié les méfaits depuis belle-lurette, s’en méfie au point d’en interdire la consommation dès 1729. Elle renouvellera des édits contre l’opium à près de quarante reprises entre 1729 et 1836, 10 mais la loi peine à s’imposer dans ce pays miné par la corruption, et elle en voit l’usage s’amplifier à partir de 1781, date de début des importations massives d’opium indien de contrebande via la plaque tournante de Canton, l’unique port ouvert au commerce avec les Britanniques. Entre 1821 et 1838, le trafic passe de 900 à 1400 tonnes par an. 11 Selon l’historien Jack Beeching, « En 1830, le marché de l’opium était probablement la plus grande entreprise commerciale de son temps sur un produit. Nulle part dans le monde, elle n’avait sa pareille. » 12

Quelques mois après le mémoire à l’empereur de Hwang Tsioh-tsz devenu depuis force de loi, en mars 1839, le commissaire impérial Lin Tse-hsü (Lin Zexu), 13 chargé de la lutte contre l’opium, arrive à Canton où il arrête 1700 vendeurs et confisque plus de 70 000 pipes à opium. Lin essaie de négocier l’abandon des boutiques d’opium par les compagnies étrangères contre du thé, essuie un refus et passe à la force. Au bout d’un mois et demi de bras de fer, il saisit plus d’un million de kilos d’opium et emploie 500 travailleurs sur 23 jours à détruire l’intégralité de la cargaison, dont il fait ensuite jeter les restes à la mer en s’excusant auprès de l’esprit des mers du sud pour la pollution engendrée par « ces impuretés » et en le priant de dire aux créatures marines de « s’éloigner quelque temps, pour éviter d’être contaminées ». 14

Et puis, Lin Tse-hsü commet en toute bonne foi ce qu’il faut bien se résoudre à qualifier d’impair diplomatique : il écrit une lettre 15 à la reine Victoria où, sur le ton du confucianisme le plus pur, il l’invite à une vertueuse obéissance envers l’empereur de Chine, « coeur de l’univers entier ». Lin, un mandarin intègre pour qui une indéfectible loyauté à l’empereur de Chine coule de source, est à mille lieues de seulement soupçonner l’incroyable arrogance de son interlocutrice et plus généralement, des Britanniques. La lettre n’arrivera pas à destination, mais elle sera plus tard publiée dans The Times of London.

De leur côté, les Britanniques, qui sont constamment à la manoeuvre pour accroître les ventes de leur poison, achetant des officiels, organisant des réseaux de contrebandiers pour passer de l’opium dans les terres au nez et à la barbe des autorités chinoises et distribuant des échantillons gratuits à des naïfs, 16 n’imaginent même pas se soumettre à la volonté souveraine d’un pays « barbare » dans lequel ils ont planté leurs crocs.

A Londres, le Parlement britannique vire au bal des hypocrites où des faucons demandent la guerre contre « un pays obstructionniste qui refuse les bénédictions du libre-échange », alors que certains s’interrogent de façon justifiée sur la « disgrâce pesant sur la Grande-Bretagne pour cette guerre injuste » et que le Secrétaire aux Affaires étrangères, Lord Palmerston, lui-même dépendant aux bénéfices du commerce de l’opium, met benoîtement en avant « la demande créée par la Chine elle-même », sa population « seulement disposée à acheter ce que d’autres sont disposés à lui vendre », et réclame la guerre « au nom des torts causés au prestige britannique par l’arrogance des Chinois. » 17

L’incident de Kowloon et ses conséquences : la perte de Hong Kong

Les tensions montent encore d’un cran quand, en juillet 1839, six marins britanniques ivres vandalisent un temple et tuent un villageois chinois au cours d’une rixe à Kowloon, à la pointe sud de l’estuaire de Canton. Les Britanniques refusent de remettre les meurtriers aux autorités chinoises, les jugent eux-mêmes et les renvoient libres en Grande-Bretagne, sur quoi un Lin furibard ferme le commerce étranger à Canton, empoisonne des puits tout au long de la côte, interdit toute vente de nourriture aux étrangers et exige, sous peine de sévères restrictions commerciales, la déportation des trafiquants britanniques réfugiés à Macao par le gouvernement colonial portugais. 18

Les sujets de Sa Très Gracieuse Majesté se replient en hâte sur un village de l’extrême sud de l’estuaire de Canton, Hong Kong, à l’époque un port de pêche misérable doublé d’un nid à pirates. Ils y resteront jusqu’en 1997.

Le 31 août, Lin apprend qu’une frégate canonnière a rejoint les navires marchands en rade de Hong Kong mais à cause d’une confiance excessive dans ses forces, il ne s’en inquiète pas outre mesure. Le 4 septembre 1839, le capitaine Eliott, superintendant britannique du commerce avec la Chine et parrain mafieux du trafic de l’opium, essaie de persuader des officiers navals de Kowloon de lui vendre de la nourriture et de l’eau et, sur leur refus, ouvre le feu sur leurs trois jonques de guerre. S’il ne produit que des dégâts minimes, les espoirs de paix s’envolent. 19 Lin amasse des jonques de guerre et des brûlots (petits bateaux ou radeaux chargés d’explosifs à lancer contre les navires ennemis) dans la rade de Canton et rappelle les règles de la bienséance aux Britanniques : les bénéfices du commerce sont réservés à ceux qui respectent les lois chinoises. Le trafic d’opium doit cesser. Si les Britanniques ne savent pas se tenir à ces termes, ils doivent quitter les eaux territoriales chinoises et ne jamais revenir.

La mise en demeure de Lin est frappée au coin du bon sens, mais Elliot ne l’entend pas de cette oreille. Début novembre, après l’arrivée d’une seconde frégate canonnière à Hong Kong, les Britanniques réclament par lettre de l’eau, des vivres et la réouverture immédiate du commerce. L’amiral de la flotte chinoise néglige d’ouvrir la lettre. Les Britanniques répliquent en coulant cinq jonques de guerre.

Prédateurs et charognards : une guerre menée par pure rapacité

Parce qu’ils s’appuient sur une connaissance lacunaire des Britanniques – la nourriture, les tissus de coton, la porcelaine des Occidentaux sont inférieurs aux produits chinois, ainsi doit-il donc en aller de leur armement – les Chinois ont gravement sous-estimé les capacités militaires de leur adversaire européen.

Le commissaire impérial Lin Tse-hsü

Début juin 1840, Lin fait face à une force expéditionnaire venue de Singapour qui bloquera l’estuaire de Canton, puis attaquera des points stratégiques le long de la côte pour fermer les ports et prendre des villes le long du fleuve Yang-Tsé. L’amiral britannique exige ensuite de l’empereur le paiement des tonnes d’opium détruites par Lin, des compensations pour le manque à gagner des Britanniques ainsi que le remboursement des frais de leur expédition militaire. Le 21 août, après avoir accusé Lin d’excès de zèle, l’empereur apeuré le démet de ses fonctions et l’exile dans une ville-frontière du nord, Ili, où il n’exercera plus que des responsabilités réduites.

Aujourd’hui, le commissaire impérial Lin Tse-hsü, héros historique de la résistance à l’impérialisme, a sa statue dans plusieurs grandes villes chinoises et fait l’objet d’une véritable vénération.

Le nouveau représentant de l’empereur négocie avec les Britanniques et arrive à obtenir leur retrait de la Chine du nord – ils sont arrivés jusqu’à Pékin – contre Hong Kong.

Le 26 janvier 1841, le commodore Gordon Brenner prend possession de l’île au nom de la Couronne britannique. Fin février, Elliot contrôle la Rivière des Perles, à Canton, et assiège la ville. Il ne retirera ses forces qu’en mai, moyennant plusieurs tonnes d’argent et d’autres concessions extorquées aux commerçants de Canton. En août de la même année, un autre corps expéditionnaire longe la côte vers le nord et prend entre autres Amoy, Ningpo et Shanghai. Nankin (à quelques kilomètres au nord-ouest de Shangaï) tombant sous menace directe, les Chinois négocient encore et finissent par se soumettre au Traité de Nankin (29 août 1842), qui cède Hong Kong « à perpétuité » aux Britanniques, ouvre cinq ports au « libre-échange » avec les Européens (Canton, Amoy, Fou-Tchéou, Shanghai et Ningpo) et accorde des droits de résidence, ainsi que l’extraterritorialité, à des légations étrangères dans les ports ouverts. Le Traité de Nankin, premier des dits « traités inégaux » de sinistre mémoire, entame un siècle d’humiliations pour la Chine. Pour la dynastie Qing, ce sera le début d’un processus d’effondrement impossible à enrayer. 20

En 1844, les États-Unis, qui veulent leur part du gâteau, envoient Caleb Cushing – et trois frégates canonnières – pour signer avec la Chine un traité « d’amitié éternelle » lui ouvrant les mêmes avantages qu’au Royaume-Uni. 21 Cushing exposera à ses interlocuteurs chinois les termes de la bonne entente en ces termes, « La guerre avec les Britanniques était causée par la conduite des autorités de Canton, qui ont méprisé les droits des représentants du gouvernement britannique. Si la Chine n’a pas compris la leçon, cela ne pourra être considéré autrement que comme la preuve qu’elle désire des guerres avec d’autres puissances occidentales ». 22 La France suit avec sept navires de guerre et au bout de la plume, le Traité de Huangpu qui lui permettra d’affirmer ses « indéfectibles liens d’amitié » avec la Chine et ainsi, de participer à son dépeçage. Plusieurs pays occidentaux également soucieux « d’échanges culturels » se joindront à la curée : l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, l’Italie, le Japon, le Mexique, la Hollande, la Norvège, le Brésil, le Portugal, la Russie, l’Espagne, la Suède et le Pérou. 23
La Chine restera colonisée jusqu’en 1949.

L’incident de l’Arrow et la seconde guerre de l’opium

Après les succès britanniques de la première guerre de l’opium, les appétits occidentaux s’aiguisent. Les concessions des Chinois semblent de moins en moins satisfaisantes à des rapaces que la faiblesse des Qing ne peut pas arrêter, même si l’orgueil chinois tente, par des moyens détournés, de saboter l’application des termes du Traité de Nankin, par exemple en arguant de désaccords sur sa traduction en chinois. De plus, si étrange que cela puisse paraître, le Traité en question ne mentionne pas l’opium, qui reste interdit en Chine. De sorte que les Britanniques, flanqués cette fois par les Français et les Américains, chercheront à lui soutirer des termes encore plus favorables au « libre-échange ». En 1854, Les Britanniques demandent l’ouverture totale de la Chine à son commerce, un ambassadeur à Pékin, la légalisation de l’opium et l’exemption des taxes à l’importation de tous les produits britanniques. Le gouvernement impérial Qing, dont la crédibilité intérieure est déjà sérieusement entamée, ne pense pas pouvoir faire droit à des requêtes aussi impudentes et refuse poliment.

Le 8 octobre 1856, 24 le commissionnaire Yeh Ming-ch’en (Ye Mingchen) et des officiels chinois inspectent l’Arrow, un navire de Hong Kong soupçonné de trafics illégaux et en arrêtent les membres d’équipage chinois, des contrebandiers et trois pirates employés par des marchands britanniques. Même si le bateau navigue sans pavillon, les officiels britanniques demandent la restitution des hommes arrêtés au prétexte de l’extraterritorialité que le Traité de Nankin est censé garantir au navire. Les Chinois tiennent ferme leur position et les Britanniques, dont les forces sont mobilisées par la répression d’une rébellion en Inde, en restent à des menaces. Peu après (le 15 janvier 1857), les Britanniques de Hong Kong font l’objet d’une tentative d’empoisonnement par les boulangers chinois locaux, qui assaisonnent le pain destiné aux Occidentaux à l’arsenic. 25 Le gouverneur anglais, « l’humaniste » Sir John Bowring, 26 haï pour sa cruauté envers les natifs et sa diplomatie à la canonnière, n’en réchappe que d’extrême justesse et uniquement parce que le boulanger a mis trop d’arsenic dans sa pâte (une dose trop élevée d’arsenic produit un effet émétique et non létal).

Légalement, dans l’affaire de l’Arrow, les Britanniques sont dans leur tort. Comme le souligne Lord Derby (chef de l’opposition Tory de la Chambre des lords au Parlement) avant d’introduire une motion de censure, « un bateau construit par des Chinois, capturé par des Chinois, vendu et piloté par des Chinois, et possédé par des Chinois. Et ça, c’est le navire dont il est dit qu’il a droit à la protection d’un traité qui soustrait les bateaux britanniques aux autorités chinoises ? » 27 Lord Derby a raison, de sorte que seule l’autre affaire, le pain empoisonné de Hong Kong, semble fournir à la Couronne le casus belli dont elle a besoin (tout comme l’assassinat d’un missionnaire catholique, le père Chappedelaine, servira de casus belli aux Français). Mais face à la mafia institutionnelle de l’Empire britannique, arsenic ou pas, les députés anti-guerre tiennent bon. En accord avec les paroles du meneur de la fronde parlementaire, Lord Derby, selon lesquelles « une autre guerre reviendrait à faire couler le sang d’un peuple pacifique et innocent sans mandat légal et sans justification morale », ils s’opposent catégoriquement à toute nouvelle intervention. Palmerston, qui refuse de renoncer à un seul penny des bénéfices colossaux de son commerce d’opium, dissout le Parlement pour pouvoir partir en guerre contre la Chine quand même. 28

Bombardement de Canton par les Britanniques (et les Français).

En mars 1857, des frégates canonnières britanniques et françaises ouvrent le feu sur Canton sous l’oeil attentif des Russes et des Américains, qui comptent bien profiter des dépouilles. L’immobilisme des cohortes de mandarins traditionalistes de l’empire Qing ayant bloqué l’acquisition des progrès techniques nécessaires à la défense de la Chine, l’affaire se solde malheureusement encore par une succession de défaites. Le 23 juin 1858, la Chine se voit contrainte et forcée de signer le Traité de Tianjin, 29 qui ouvre dix autres autres villes ou ports et le fleuve Yang-tsé au commerce occidental, établit des ambassades et des légations britanniques, françaises, américaines et russes à Pékin, demande dix millions de taels 30 d’argent de « réparations financières » à la Chine, abaisse les taxes à l’importation des produits britanniques et dans une clause ajoutée par Napoléon III, autorise la libre circulation des missionnaires et exige leur protection physique par les autorités chinoises.

Face à des termes aussi abusifs, l’empereur refuse évidemment de ratifier le traité. En 1859, la force expéditionnaire franco-britannique envahit Pékin où, en octobre 1860, elle se livrera à un pillage en règle des trésors de la ville.

Le sac du Palais d’été, un contentieux non réglé

Le Palais d’été, 31 une merveille architecturale et paysagère déployée sur près de 208 kilomètres carrés, comporte un parc aménagé avec une sophistication dont l’Occident est bien incapable, des pagodes, des temples, des étangs et des fontaines, des oeuvres d’art d’or, d’argent, de jade, de bronze, des atours royaux anciens – tout ce que l’imagination d’un peuple ingénieux pour qui l’empereur est le fils du ciel peut concevoir de plus somptueux. Tout sera mis à sac, pillé ou brûlé par des soudards franco-britanniques. Seuls deux trésors majeurs échapperont à la furie et à l’avidité des centaines de pillards lâchés dans l’enceinte du palais, deux énormes statues de lions apparemment en cuivre, trop lourdes et de valeur insuffisante pour se fatiguer à les transporter. En réalité, elle sont en or massif.

Victor Hugo, outré par l’affaire, rédige une lettre amère dans laquelle il rend hommage à la créativité chinoise incarnée par le Palais d’été, qu’il conclut par ces mots, « J’espère qu’un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée. En attendant, il y a un vol et deux voleurs. Je le constate. Telle est, Monsieur, la quantité d’approbation que je donne à l’expédition de Chine. » 32

A Buckingham Palace, la reine Victoria le prend sur un tout autre ton : elle s’amuse tellement du pillage que dans un trait d’esprit révélateur de son cynisme, elle baptise le chiot pékinois trouvé au Palais d’été qu’on lui offre en cadeau Butinet (Looty).33

A ce jour, les Chinois demandent toujours à recouvrer les trésors pillés lors du sac du Palais d’été. En 2009, une équipe d’experts a entamé un recensement des oeuvres volées, dont certaines sont groupées, en particulier au musée chinois du château de Fontainebleau 34 ou au British Museum et d’autres, éparpillées dans des collections particulières du monde entier. Le toujours pertinent Pierre Bergé, qui possédait des oeuvres volées, avait exigé « les droits de l’homme, la liberté pour le Tibet et le retour du Dalaï-lama à Lhassa » contre les biens mal acquis dont la Chine lui demandait poliment la restitution. 35
Les droits de l’homme ont bon dos.

Après la destruction du palais, les franco-britanniques imposent le Traité de Pékin (24 octobre 1860) qui force la Chine à se plier au traité précédent, cède Kowloon aux Britannique, autorise l’envoi de Chinois réduits en servage en Amérique, en Malaisie, en Australie, etc, exige quatre millions de taels d’argent en paiement de « réparations » aux Britanniques et deux millions supplémentaires aux Français, et autorise les missionnaires à acheter des terres et à bâtir des églises. 36

Les balbutiements de la Chine moderne

« Les boutiques aujourd’hui sont pleines, parce que les clients s’y accumulent pendant les heures de plus grande affluence de la foire. Mais comment se fait-il que, entre elles, il y ait autant de maisons à portes ouvertes cachées par des écrans de bambou ? Entrons dans l’une d’elles, ce n’est pas une maison particulière. C’est une fumerie d’opium. Nous écartons l’écran de bambou et entrons dans une pièce mal éclairée dont un long banc fait le tour. Des petites lampes sont disposées à intervalles irréguliers et des hommes sont couchés entre elles. Quelque-uns dorment, et qu’ils ont l’air hagards avec leurs visages émaciés et cireux ! Ils sont allongés sur le dos et ils ressemblent à des momies. Ils ne ressemblent pas à des hommes dont l’esprit se promènerait au pays des fées ou qui serait transporté par des scènes somptueuses, ce dont les fumeurs d’opium disent jouir. Un homme me sourit et dit « Cela vient de chez vous, n’est-ce pas ? » Je me sens mal à l’aise, parce que je sais qu’il exprime l’opinion générale selon laquelle tout l’opium vient d’Angleterre. Mais cette fumerie est un endroit sordide. Le renfermé, l’horrible odeur, les personnages émaciés allongés sur les bancs, et cette sensation d’être au milieu des couches les plus basses de la population sont oppressants. Nous entendons le son des voix au-dehors, et nous voyons des rayons de lumière briller sur l’écran de bambou, et nous nous précipitons hors de la pièce sombre et fétide avec une impression de délivrance, à l’air libre. » – Révérend John Macgowan, The Story of the Amoy Mission (1889, page 180).

Un fumeur d’opium chinois, vers 1870. Crédit photo : http://www.opiateaddictionresource.com/media/images/opium_misc

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les fleuves, rivières et côtes de la Chine grouillent de bateaux chargés d’opium et d’autres produits occidentaux à bas prix qui envahissent le marché et minent la production locale, les autorités chinoises se laissent couler dans une démission morbide, et les mauvaises récoltes poussent de plus en plus de paysans démunis à adopter l’opium, abondant et très bon marché, comme coupe-faim. A partir de 1860, les Occidentaux administrent entièrement les taxes chinoises sur le commerce. De 1858 à leur sommet de 1879, les exportations d’opium indien passent de 4810 tonnes à 6700 tonnes par an et le nombre des dépendants chinois augmente exponentiellement, de trois millions en 1830 à treize millions et demi en 1906. 37 Malgré son abattement, le pays fait front : pour concurrencer l’opium indien et limiter l’hémorragie de ses ressources, il se résigne à cultiver lui-même le pavot. Au début du vingtième siècle, sa production nationale s’élèvera à 22 000 tonnes par an, faisant de la Chine le premier producteur mondial d’opium. 38

Par ailleurs, des mouvements d’opposition au gouvernement Qing et à la présence coloniale s’organisent et apprennent des Occidentaux les méthodes les plus susceptibles de les en délivrer. Dans le contexte de ce pays vaincu, épuisé, appauvri, profondément humilié et dont une nouvelle classe, celle des marchands compradors, intermédiaires, profiteurs et autres agents collaborateurs des puissances coloniales 39 aggrave encore l’état de corruption, se forge jour après jour la conscience nationaliste chinoise moderne qui finira par emporter à la fois l’antique système impérial, l’opium et l’emprise des Occidentaux.

A ce jour, un certain nombre d’historiens anglo-saxons tentent d’arguer du « rôle positif » de l’ouverture forcée de la Chine au commerce international dans sa marche vers la modernité et son aboutissement ultime, l’économie de marché. 40 L’argument est un modèle de raisonnement sophiste : dans un monde qui se modernisait à toute vitesse autour d’elle, la Chine serait-elle restée repliée sur elle-même ? Se serait-elle laissée distancer, a fortiori par des rivaux directs tels que le Japon ? Aurait-elle continué à couvrir des milliers de kilomètres en chaises à porteurs quand les autres pays roulaient en train et en voiture ou prenaient l’avion ? Ou à envoyer des enfants porter des messages ou des pigeons voyageurs quand les autres utilisaient le téléphone ? Le système impérial, incapable de s’adapter aux exigences d’efficacité et aux progrès rapides du monde moderne, n’allait-il pas de toutes façons céder la place à une forme de gouvernement plus réactive ?

Quelle contorsion intellectuelle peut justifier les guerres de l’opium ? Loin de pousser la Chine dans la voie d’une modernisation nécessaire, il est même probable qu’en raison de la démoralisation du pays, de sa confusion générale et du repli amer de ses dirigeants sur ses anciennes valeurs culturelles, l’interventionnisme occidental ait ralenti l’entrée de la Chine dans la modernité. Pire, il est également très probable que l’Occident ait affaibli assez durablement la Chine pour qu’elle ne puisse plus offrir de résistance suffisante aux Japonais lors de la guerre sino-japonaise de 1937, qui s’est soldée par au moins vingt millions de victimes chinoises.

La république de Tchang Kaï-chek se battait encore avec son problème d’opium, 41 dont les dépendants se chiffraient par dizaines de millions, et avec des troubles internes directement ou indirectement dérivés de l’emprise occidentale quand les Japonais ont envahi la Mandchourie en prélude à une guerre de conquête d’une atrocité indescriptible. Les rationalisations de ceux, parmi les historiens anglo-saxons, qui cherchent à se donner bonne conscience en avançant qu’au vu des résultats, ‘ce n’était pas si grave que ça’, ressemblent à des nazis qui se féliciteraient « d’effets positifs » des camps de concentration dans l’accélération de la création de l’État d’Israël.

Forcer quelqu’un à « s’ouvrir » est la définition même du viol. Et si la Chine a réussi à se relever vaille que vaille des profondes séquelles de la prédation et du cynisme de l’Occident, c’est uniquement par ses qualités intrinsèques de résilience et de dynamisme. L’opium a pu être éradiqué par Mao Tsé-tung 42 en seulement trois ans parce que le peuple chinois, dans sa quasi-intégralité, partageait sa vision d’une dégradation imposée au pays, d’un poison lié à l’impérialisme. En d’autres termes, l’opium étant le vecteur du dépeçage du pays, rejeter l’opium revenait à rejeter l’exploitation des Occidentaux et l’humiliation de la Chine.

Encore aujourd’hui en Chine, peu de choses sont aussi unanimement méprisées que la consommation de drogues, en particulier d’opiacés, et les législations antidrogue y sont parmi les plus sévères au monde.

Guerres sino-française et permière guerre sino-japonaise

A cette époque, l’expansion des colonies touche à sa fin, les nouveaux territoires et terres « vierges » ont tous été découverts et mis en coupe réglée par les puissances occidentales, à qui il ne reste plus qu’à affermir ou se partager des zones d’influence ou encore à tenter de grapiller sur les parts des autres, dont les lambeaux de Chine restant à vendre ou à s’approprier.

A la suite des guerres de l’opium, la Chine enregistre deux défaites de plus, l’une contre la France en 1881-85 (qui débouchera sur l’annexion de l’Annam et du Tonkin à l’Indochine française 43) et l’autre, beaucoup plus humiliante pour une Chine qui se considère comme le coeur du monde asiatique, face au Japon en 1894-95. 44 La seule solution pour rétablir un équilibre chaque jour plus écorné consiste à se moderniser de toute urgence. Mais, si un nombre croissant de Chinois réalisent que la victoire passe par l’abandon d’un ordre millénaire obsolète, l’immobilisme de leur hiérarchie impériale, confite en morale confucianiste et dépendante de ses privilèges, se met en travers de leur route, causant une succession d’échecs militaires et une grogne grandissante contre elle.

Malgré tout, comme nous le verrons avec la guerre des Boxers, la frustration contre les Qing n’est qu’accessoire par rapport au véritable ennemi, l’envahisseur étranger. Les Chinois de tous bords, tiraillés entres les appétits des uns et des autres, marginalisés dans leur propre pays (à Shanghai, près d’une légation occidentale, une pancarte marquée « interdit aux chiens et aux Chinois » surplombe l’entrée d’un parc 45), traités en barbares ignorants ou pire, en paresseux tout juste bons à fumer de l’opium jusqu’à la cachexie dans des fumeries sordides par ceux-là même qui les pillent en meute et leur imposent leur poison, se rejoignent dans la haine de l’Occident.

La réforme des Cent Jours

En 1898, sous l’impulsion du mandarin moderniste K’ang Yu-wei (Kang Youwei), 46 le jeune empereur nouvellement intronisé Kuang-hsu (Guangxu) songe un moment à tirer les mécanismes de l’État chinois de leur torpeur en ordonnant une série de réformes destinées à moderniser le pays. Introduction de sujets occidentaux dans l’éducation, élimination de sinécures, lutte contre la corruption du gouvernement, industrialisation, modernisation de l’agriculture, liberté d’expression, proposition d’une Constitution… le programme, 47 qui cible efficacement bon nombre des lacunes de la Chine, effraie tellement la faction conservatrice menée par l’impératrice douairière Tzu-hsi (Cixi) que le 21 septembre 1898, au terme de cent jours seulement d’expérience progressiste, elle destituera l’empereur par coup d’État. 48

La guerre des Boxers, 1900-1901 : une révolte officielle

Si la hiérarchie de la dynastie Qing continue sa marche somnambule vers sa chute, tout le monde ne dort pas. En 1900, l’esprit de révolte qui couve éternellement au coeur des Chinois se coordonne autour de nouvelles sectes, en particulier celle des Boxers, contre les Occidentaux. Issue du Shandong et du Hebei, la « Société des poings de la justice et de la concorde » (I Ho Ch’uan, les « Boxers », une société secrète violente formée de paysans et d’ouvriers) pratique les arts martiaux, considère les étrangers, les Chinois convertis au christianisme et les collaborateurs des Occidentaux comme des démons et se croit immunisée contre les balles par des états de transe mystique.

L’impératrice Tzu-hsi et ses conservateurs, qui détestent le modernisme autant qu’ils haïssent les étrangers, trouvent chez les Boxers à la fois l’incarnation de leurs aspirations à une Chine traditionnelle souveraine et un exutoire aux sentiments anti-occidentaux du pays, et leur donnent un aval discret. En janvier 1900, l’impératrice publie un édit dans lequel elle affirme le caractère intrinsèquement chinois des sociétés secrètes, qui en conséquence, ne doivent pas être confondues avec des entreprises criminelles. Les Occidentaux protestent contre cette caution à peine déguisée des Boxers, mais l’impératrice tient bon : la voie est libre pour la secte.

Si les Boxers ciblent en premier lieu des missionnaires, c’est autant par détestation de l’Occident que parce qu’ils les considèrent comme des hypocrites. Les missionnaires offrent certes des services caritatifs sociaux et médicaux, mais ils vivent à l’abri d’enceintes fortifiées, jouissent d’un meilleur niveau de vie que les populations qu’ils sermonnent sur les vertus du renoncement et servent souvent d’intermédiaires dans le commerce de l’opium 49 (bien qu’ils disent réprouver le trafic d’opium, ils le voient comme secondaire par rapport à leur tâche d’évangélisation et ceux qui s’y opposent trop vivement, comme le missionnaire britannique John Dugeon, 50 perdent le soutien de leur mission. Pire, les missionnaires avancent souvent que la quantité d’opiomanes chinois est due à une déficience intrinsèque de la culture et aux moeurs païennes du pays, dont seule la Bible peut les tirer). Pour finir, ils se rejoignent sur les bénéfices de l’extraterritorialité, qui les mettent hors de la portée de la justice chinoise. En un sens, les missionnaires cristallisent les reproches de la Chine aux Occidentaux : un pillage de la plus basse espèce enrobé de moralisme sermonneur, d’affectations de piété et de sentimentalisme mielleux.

A la fin mai 1900, les Boxers ouvrent les hostilités avec le meurtre de deux missionnaires britanniques au cours d’une émeute à Pao Ting Fu, à 225 kilomètres au sud-ouest de Pékin.

Les diplomates occidentaux donnent 24 heures aux Chinois pour éteindre la rébellion sous peine d’intervention armée, mais des actes de sabotage contre des rails de chemin de fer et des lignes télégraphiques les poussent à intervenir sans attendre la réponse des autorités chinoises, et des troupes d’occupation s’amassent à Pékin. Début juin, suivent des attaques contre des propriétés occidentales et l’assassinat du chancelier de la légation japonaise.

L’armée impériale chinoise soutient ouvertement les Boxers. Le 16 juin, la secte détruit plus de 4000 magasins liés au commerce occidental et le 19, les ministres présents dans les légations se voient invités à évacuer tous les étrangers par le gouvernement chinois, qui « ne peut plus garantir leur protection ». Les ministres refusent de partir, demandent une audience au service des Affaires étrangères chinois, ne reçoivent pas de réponse et décident d’y envoyer une délégation allemande, qui se fait assassiner par des troupes impériales. Le 20 juin, des soldats chinois ouvrent le feu sur le quartier des légations, dont les membres comprennent des Austro-hongrois, des Français, des Britanniques, des Allemands, des Italiens, des Japonais, des Russes et des Américains. Le siège des légations de Pékin durera 55 jours.

Le 14 août, une coalition des huit pays mentionnés soutenue par des renforts australiens 51 reprend Pékin, pille la Cité interdite et, bien sûr, se met immédiatement en devoir d’extorquer des « réparations » au gouvernement chinois dans un « protocole de paix » (le Protocole Boxer du 7 septembre 1901) qui saigne la Chine à blanc, érige des mémoriaux aux diplomates tués, abolit le système millénaire des examens impériaux – une mesure purement vexatoire – et arrache des concessions supplémentaires sur les ressources naturelles chinoises et le commerce. Les pays occidentaux ont, semble-t-il, décidé de faire lourdement payer à la Chine toutes ses velléités de résistance.

Au cours des combats, l’impératrice a fui Pékin sous un déguisement et découvert autour d’elle ce que les murs de la Cité interdite lui cachaient : la profonde misère et l’arriération de son pays. Dès le retour de la paix, elle s’emploiera à ce qu’elle avait elle-même interdit par la destitution forcée de l’empereur Kuang-hsu, la modernisation de la Chine, à commencer par l’armée et les chemins de fer. Mais c’est trop peu, trop tard. La dynastie Qing, condamnée par sa longue période d’apathie et sa désorganisation, n’a plus qu’une dizaine d’années devant elle.

Aujourd’hui, la Chine demande la restitution des oeuvres pillées dans la Cité interdite de Pékin. La réponse que lui a opposé le British Museum se passe de commentaire : « Les objets font partie de l’héritage mondial et sont plus accessibles à Londres ». 52

La diabolisation des Chinois par la propagande occidentale

Évidemment, la propagande anti-chinoise dont se chargent médias et littérateurs 53 et à leur remorque, une culture populaire alimentée par des peurs comme celle d’une immigration chinoise de travailleurs à bas salaires, véhicule des stéréotypes propres à soutenir le colonialisme occidental. Au XIXe siècle, le Chinois passe d’une image de créature guère plus intelligente qu’un meuble, le coolie, ou de celle du marchand obséquieux qui commence toutes ses phrases par « L’humble vermisseau que je suis » à celle d’une menace informulée d’invasion mondiale, le « péril jaune » 54 – un exemple typique de projection de ses propres manquements sur sa victime. Puis, au début du XXe siècle, juste après la guerre des Boxers, il se transmue en génie du mal d’une cruauté et d’une perfidie sans bornes (Fu-Manchu) alors que la Chine devient le pays spécialiste du secret impénétrable et de la torture (le « supplice chinois », en particulier celui dit « de la goutte d’eau »). Étrangement, le stéréotype du Chinois fumeur d’opium n’apparaît que très peu ; les fumeries sont bien présentes, mais elles n’existent qu’à l’arrière-plan, en décor exotique, au même titre que les pagodes ou les tripots sordides de Macao, « l’enfer du jeu ». L’indice d’une mauvaise conscience ?

Aujourd’hui, les stéréotypes occidentaux vont du Chinois oppresseur, ex-garde rouge affublé d’un col Mao et armé d’un exemplaire du Petit livre rouge (les « droits de l’homme » de Bergé) à des peurs diffuses d’empoisonnement (le mythe persistant du « syndrome du restaurant chinois » 55) en passant par le Chinois forcément champion de kung-fu puisque chinois, le possesseur de recettes-miracle teintées de mysticisme abscons (tai-chi, acupuncture, qi gong, feng-shui), le ponte chinois qui détient de la dette américaine et ne vit que pour les affaires et l’argent, ou encore l’athlète-robot gonflé aux stéroïdes des jeux olympiques. On peut ajouter à la liste, pour le Royaume-Uni, le colporteur de DVD et l’immigrant sans papiers. 56

Les conséquences actuelles des guerres de l’opium

Aujourd’hui encore, la chine appelle la période 1839-1949 « le siècle d’humiliation » et considère les guerres de l’opium et la colonisation marchande dont elle a été victime comme la définition de son rapport au monde occidental. Aussi bien en Chine qu’à Taïwan, nombre de livres d’histoire divisent la Chine en deux mondes, non pas ceux de l’avant-après Mao comme on pourrait s’y attendre, mais ceux de l’avant-après guerres de l’opium. Et en Chine, les débats sur la place du pays dans le monde s’articulent autour de l’équité du système occidental, à savoir de l’espace qu’il est prêt à lui accorder tant non plus qu’esclave ou réservoir de main d’oeuvre à bon marché, mais comme interlocuteur à part entière. La méfiance reste de mise, et les multiples efforts des USA pour freiner l’ascension de la Chine ont été dûment notées.

A l’époque des débuts de la république, les axes politiques du Kuomintang se définiront d’abord par une recherche constantes de voies légales aptes à limiter l’envahissement occidental et par une détestation unanime – la seule unanimité dans la Chine disloquée des années 20 – de tout ce qui pouvait accorder ne fût-ce qu’un millimètre de plus aux Occidentaux.

L’aide de la Chine aux alliés dans la Première Guerre mondiale

Corps de travailleurs chinois, France, Première Guerre mondiale

En procédant pas à pas, le Kuomintang arrivera à abolir les légations étrangères 57 entre 1917 et 1946, avec au passage une trahison supplémentaire : au cours de la Première guerre mondiale, la Chine se bat aux côtés des alliés dans l’espoir de récupérer au moins les légations allemande et austro-hongroise. Si elle ne peut pas apporter d’aide militaire, elle offre ce qu’elle a, de la main-d’oeuvre ; ainsi, en 1918, 96 000 travailleurs chinois chargeront et déchargeront des sacs de vivres et de fournitures militaires en France. 2000 de ces travailleurs mourront en France et 543 perdront la vie en mer, au large de nos côtes. A la fin de la guerre, lors de la signature du Traité de Versailles, 58 au lieu de rendre les légations promises aux Chinois, les alliés les transfèrent au Japon avec en plus la province du Chandong, sur quoi la Chine furieuse quitte Versailles sans signer le traité tandis que des manifestations contre les alliés occidentaux, des boycotts et des grèves secouent le pays. Tous les ans, la Chine commémore cet épisode, dénommé ‘Mouvement du 4 mai’, 59 en tant que début de l’unité nationaliste chinoise moderne.

Notons que le Japon s’est joint à la destruction de la Chine en y introduisant de l’opium dès la restauration Meiji (1867) alors qu’elle l’interdit chez elle, et à partir de 1920, de la cocaïne et de la morphine qu’elle présente comme une « cure de l’opiomanie ». 60

La dernière légation à fermer, en 1946, est celle de la France. Il restera deux colonies étrangères, Hong Kong (Grande-Bretagne) et Macao (Portugal) en territoire chinois, dont la première ne sera enfin rétrocédée à la Chine qu’en 1997 et la seconde en 1999. Mais l’histoire ne s’arrête pas là : à l’arrivée de Mao Tsé-tung, les dealers chinois se replient sur Hong Kong, d’où ils géreront un fructueux trafic d’héroïne de Thaïlande vers les USA. De sorte que, jusqu’à ses derniers jours d’existence sous gestion britannique, Hong Kong est restée une plaque tournante majeure du trafic de drogue mondial. 61
Les vieilles habitudes ont la vie dure.

Un seul pays se comportera honorablement envers la Chine, l’Union Soviétique qui, dès 1919, renonce volontairement aux colonies et privilèges de la Russie tsariste en territoire chinois. Peut-être est-ce l’ingrédient secret de l’entente sino-russe actuelle ?

Pendant ce temps, en France, des trésors volés lors du sac du Palais d’été dorment toujours à Fontainebleau.

Corinne Autey-Roussel
Photo de la page d’accueil Pixabay

Références :

1 William Jardine, architect of the first opium war (à noter : la firme Jardine Matheson existe toujours)

http://www.eiu.edu/historia/Cassan.pdf

2 The Way We Were: When cotton was king and Manchester led Industrial Revolution

http://www.manchestereveningnews.co.uk/news/nostalgia/way-were-cotton-king-manchester-6085736

4 The British East India Company — the Company that Owned a Nation (or Two)

http://www.victorianweb.org/history/empire/india/eic.html

7 La route méditerranéenne de l’opium au XIXe siècle, par Jean-Louis Miege

http://books.openedition.org/iremam/3130?lang=fr

9 Confessions of a Young Lady Laudanum-Drinker, anonyme. The Journal of Mental Sciences, janvier 1889

http://www.druglibrary.org/schaffer/heroin/history/laudlady.htm

10 Opium Wars with China 1839-1860
http://www.entelekheia.fr/opium-wars-with-china-1839-1860/

13 Lin Zexu – A National Hero for Chinese People

http://history.cultural-china.com/en/47History6482.html

14 The First Opium War, par P.C. Perdue/Production and consumption

http://ocw.mit.edu/ans7870/21f/21f.027/opium_wars_01/ow1_essay02.html

16 The First Opium War, par P.C. Perdue/ Opium trade.

http://ocw.mit.edu/ans7870/21f/21f.027/opium_wars_01/ow1_essay01.html

17 Justifiers of the British Opium Trade: Arguments by Parliament, Traders, and the Times Leading Up to the Opium War, par Christine Su

http://web.stanford.edu/group/journal/cgi-bin/wordpress/wp-content/uploads/2012/09/Su_SocSci_2008.pdf

19 Emperor of China Declares War on Drugs, par Paul Chrastina

http://opioids.com/opium/opiumwar.html

21 The Opening to China Part I: the First Opium War, the United States, and the Treaty of Wangxia, 1839–1844

https://history.state.gov/milestones/1830-1860/china-1

25 The Poisoning in Hong Kong | An Episode of Life in China, Forty Years Ago, par Augustine Heard (écrit vers 1894)

http://ee.stanford.edu/~gray/poisoningah.pdf

et, Lord Bowring and the Great Bakery Incident

http://www.vaguelyinteresting.co.uk/lord-bowring-and-the-great-bakery-incident/

27 Parliamentary Debates on the Chinese Hostilities

https://www.marxists.org/archive/marx/works/1857/03/16.htm

29 Treaty of Tientsin [Tianjin] (June 26, 1858)

http://www.chinaforeignrelations.net/node/144

30 Le tael est à la fois une unité de mesure et une monnaie. Un tael égal 1, 3 onces d’argent.

31 Le sac du palais d’Eté : Second guerre de l’opium, L’expédition anglo-française en Chine en 1860, par Bernard Brizay

http://www.amazon.fr/sac-palais-dEt%C3%A9-Lexp%C3%A9dition-anglo-fran%C3%A7aise/dp/2268071804

32 Le Sac du Palais d’Été, lettre au capitaine Butler par Victor Hugo

http://www.reseau-canope.fr/planete-chinois/lectures/titre-de-larticle/article/le-sac-du-palais-dete.html

35 Œuvres d’art pillées: la Chine à la recherche d’un temps perdu

http://www.slate.fr/story/12233/%C5%93uvres-art-pillees-chine-France

37 Opium History Up To 1858 A.D. par Alfred W. McCoy

http://www.opioids.com/opium/history/

38 How China got rid of opium

http://www.sacu.org/opium.html

40 Leslie Marchant sees the Opium Wars as a philosophical clash between two cultures and two notions of government and society.- une tentative de réhabilitation de l’intervention occidentale en Chine

http://www.historytoday.com/leslie-marchant/wars-poppies

41 How China got rid of opium

http://www.sacu.org/opium.html

42 How Maoist Revolution Wiped Out Drug Addiction in China, by C. Clark Kissinger

http://revcom.us/a/china/opium.htm

45 China (Boxer Rebellion), 1900–01

https://www.awm.gov.au/atwar/boxer/

49 Nineteenth Century Protestant Missionaries and British Merchants in China: Mutual dependence in the context of opium smuggling

http://www.academia.edu/7957189/Nineteenth_Century_Protestant_Missionaries_and_British_Merchants_in_China_Mutual_dependence_in_the_context_of_opium_smuggling

50 The truth and evils of opium: The anti-opium activities of British Missionary to China John Dudgeon (1837–1901)

http://link.springer.com/article/10.1007%2Fs11462-010-0105-9

51 China (Boxer Rebellion), 1900–01

https://www.awm.gov.au/atwar/boxer/

52‘ Give us back our treasure’: Chinese demand Cameron returns priceless artefacts looted during 19th century Boxer Rebellion

http://www.dailymail.co.uk/news/article-2518111/China-demand-David-Cameron-return-Boxer-Rebellion-artefacts.html

53 Mark Twain’s Racial Ideologies his Portrayal of The Chinese, par Hsin-Yun Ou

http://www.concentric-literature.url.tw/issues/M/3.pdf

et Asia Through a Glass Darkly: Stereotypes of Asians in Western Literature

http://www.olemiss.edu/courses/pol337/majorj86.htm

55 L’« allergie au glutamate » est-elle un mythe ou une réalité ?

http://www.allergique.org/article3823.html?lang=fr

57 Treaty Ports and extraterritoriality in China

http://www.chinapage.com/transportation/port/treatport1.html

58 28 juin 1919, Paix bâclée à Versailles

http://www.herodote.net/28_juin_1919-evenement-19190628.php

59 Chinese students protest the Treaty of Versailles (the May Fourth Incident), 1919

http://nvdatabase.swarthmore.edu/content/chinese-students-protest-treaty-versailles-may-fourth-incident-1919

60 The Opium Files, Japanese Rule 2

http://takaoclub.com/opium/japanrule2.htm

61 Her Majesty’s drug traffickers: Britain, Hong Kong and the Opium Wars

http://peacemagazine.org/archive/v13n6p11.htm

via Guerres de l’opium : le viol de la Chine par les puissances occidentales

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