Iran : Pourquoi une haine si tenace ? Par Richard Labévière

Source : Proche & Moyen-Orient, Richard Labévière, Richard Labévière

Il est très curieux de voir l’ensemble des dirigeants européens, dont Emmanuel Macron, reprendre sans la moindre distance la rhétorique américaine – « l’Iran ne doit pas acquérir la bombe atomique » -, comme si l’accord signé le 14 juillet 2015 à Vienne, après plus de quinze années d’âpres négociations, n’avait jamais – oui, jamais – existé ! Et pourtant, cette négociation a été menée, qui plus est, en format « Cinq-plus-un », c’est-à-dire avec les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies (dont les Etats-Unis) et l’Allemagne… Donc, on ne parle pas d’un accord mineur mais bien du résultat de l’une des plus grandes négociations de l’après-Guerre froide.

Cette diplomatie de perroquet – l’Iran ne doit pas, etc. – pose d’autant plus de problème qu’elle ne comporte aucune dimension multilatérale régionale. Ainsi, Israël peut, quant à lui, disposer de quelques trois cents têtes nucléaires sans être l’objet de la moindre critique ni menace, sans être soumis à la moindre inspection de l’Agence internationale atomique (AIEA), puisque qu’il n’a jamais été question que Tel-Aviv signe le Traité de non-prolifération (TNP).

Sans compter qu’en pleine Guerre froide, les Etats-Unis ont effectué des transferts de technologie pour que le Pakistan fabrique sa propre bombe atomique face à une Inde devenue une puissance nucléaire, à l’époque soutenue par l’URSS. Aujourd’hui, et en flagrante violation du TNP – le fait est confirmé par plusieurs agences européennes et arabes de renseignement -, Washington transfert aussi les technologies nécessaires pour que l’Arabie saoudite lance son propre programme nucléaire.

Dans ces conditions, pourquoi l’Iran représenterait-il une menace exceptionnelle, sinon planétaire ? Pourquoi la bombe iranienne serait-elle plus menaçante que les bombes israélienne ou pakistanaise ? La réponse à la question sent – à l’évidence -, plus le pétrole et le gaz que l’uranium enrichi. Et, plus que des considérations directement militaires, ce sont bien davantage des enjeux énergétiques qui dictent l’agenda diplomatique, la rhétorique occidentale, sinon une haine viscérale et incompréhensible envers un Iran diabolisé comme la pire des menaces au monde.

Ainsi, Washington cherche à empêcher, par tous les moyens, l’exportation des hydrocarbures iraniens et russes, comme à ralentir, sinon à saboter les gazoducs qui échappent à son contrôle.

DYNAMITER NORD STREAM-II

Depuis la dénonciation de l’accord nucléaire par Donald Trump, les exportations iraniennes de pétrole ont fortement chuté. De 2,5 millions barils par jour en 2017, elles seraient tombées à moins de 500 000 au début juillet. Malgré tout, la Chine continuerait d’en importer 300 000 barils/jour, de même que la Turquie et la Syrie. « En réalité », note Jean-Michel Quatrepoint, « ce n’est pas tant le pétrole iranien qui est un enjeu, mais le gaz. L’Iran est déjà le troisième producteur mondial et détient les plus importantes réserves du monde »1. En asphyxiant l’économie iranienne, Washington cherche évidemment à provoquer un changement de régime à Téhéran, mais aussi à dynamiter le projet du gazoduc Nord Stream-II, vital pour les exportations de gaz russes.

Un expert russe du fonds national pour la sécurité énergétique insiste sur le lien existant entre les dossiers russe et iranien : « Il pourrait y avoir un deal secret : les Etats-Unis finissent par épargner peu ou prou Nord Stream-II de leurs sanctions mais, en échange, la Russie adoucit son opposition aux sanctions américaines contre l’Iran, le retour de ce pays comme puissance régionale du Moyen-Orient étant devenu une véritable obsession de l’administration Trump ».

Depuis une quinzaine d’années, un bras de fer récurrent oppose Washington à Moscou sur le tracé et le contrôle des nouveaux gazoducs. Le Russe Gazprom cherche impérativement à s’émanciper des transits polonais et ukrainiens. Depuis 2005, Moscou et Berlin se sont mis d’accord pour doubler le gazoduc Nord Stream-I qui traverse la mer Baltique. L’ancien chancelier Gerhard Schröder pilote le projet : Nord Stream-II doit permettre à l’Allemagne d’augmenter ses approvisionnements en gaz au moment où ses centrales nucléaires ferment les unes après les autres.

Depuis 2014 et les émeutes de Maïdan à Kiev, Nord Stream-II est devenu le gazoduc de la discorde opposant l’Allemagne aux Etats-Unis, et ces derniers à Moscou. Tandis que les Pays Baltes, ainsi que la Pologne et la Suède ont pris la tête d’une croisade contre la dépendance européenne à l’égard du gaz russe et iranien… Et Washington – actionnant tous les leviers de l’extra-territorialité du droit américain – en rajoute en menaçant directement les entreprises qui participeraient à la construction de Nord Stream-II ! Contre ce « tuyau de la discorde », les Américains cherchent à favoriser la réalisation d’un gazoduc alternatif qui passerait par la mer Caspienne.

Le gazoduc de la mer Caspienne (TCGP) est censé relier la côte ouest du Turkménistan à la côte est de l’Azerbaïdjan pour faire son entrée dans le corridor gazier méridional (SGC). Il s’agit d’une voie d’approvisionnement en gaz d’Azerbaïdjan vers l’Europe en passant par le sud du vieux continent. Le projet avait même fait l’objet de l’exemption des sanctions américaines en pleine interdiction de l’achat du pétrole et du gaz de l’Iran.

RETOUR AU PACTE DU QUINCY

Il convient toujours de revenir au Pacte du Quincy dès que l’on évoque la puissance économique des Etats-Unis. Le 14 février 1945 – de retour de la conférence de Yalta – le président américain Franklin Roosevelt convoque à bord du croiseur USS-Quincy, le roi Ibn Séoud, le fondateur de la dynastie des Saoud. Le pacte signé garantit à la monarchie saoudienne une protection militaire en échange d’un monopole américain sur les immenses réserves d’hydrocarbures de la péninsule arabique. La durée de l’accord vaut pour 60 ans. Il a été renouvelé pour une même période le 25 avril 2005 lors d’une rencontre entre George W. Bush et le prince héritier Abdallah à Crawford au Texas. La grande presse n’a pipé mot.

Au sortir de la Seconde guerre mondiale, Washington intègre la leçon essentielle du conflit planétaire : l’accès aux ressources naturelles constitue l’une des données les plus basiques de la puissance. Désormais, le dossier énergétique sera traité comme une question primordiale de sécurité nationale. Dans son remarquable article, Jean-Michel Quatrepoint l’explique très bien : l’énergie est le pilier de la géopolitique américaine : « en éliminant le Venezuela et l’Iran, les Etats-Unis et l’Arabie saoudite cassent aussi, de fait, l’OPEP : l’Irak et les Emirats arabes unis sont sous contrôle ; la Libye ne compte plus ; l’Algérie est surtout préoccupée par l’après-Bouteflika ; l’Equateur ne peut plus rien refuser à Washington ; le Nigeria est contrôlé par les grandes compagnies internationales ».

Par conséquent, la bombe iranienne a bon dos, d’autant que sur le plan stratégique, le nucléaire n’est plus vraiment la question d’actualité. Comme le Japon, l’Iran est désormais un « pays seuil », c’est-à-dire un pays capable de fabriquer effectivement la bombe si les conditions l’exigeaient – et ce – quel que soit le devenir de l’accord sur le nucléaire iranien ! Comme l’affirme un ambassadeur européen actuellement en poste au Proche-Orient repris par le politologue libanais Walid Charara (voir notre revue de presse) : « désormais, la question centrale, c’est les missiles… ».

« LA QUESTION CENTRALE, C’EST LES MISSILES ! »

L’une des qualités du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah – les Israéliens en conviennent – est de toujours coller rigoureusement à une réalité factuelle précise sans « bidonner les données », ajoutent les bons observateurs de la région ; « et lorsqu’il parle, on sait à peu près à quoi s’en tenir sur le terrain… ». Durant ses trois dernières interventions publiques, Hassan Nasrallah a mis Tel-Aviv en garde, avertissant que si l’armée israélienne attaquait de nouveau le Liban, la riposte serait terrible puisque le Hezbollah dispose désormais de missiles de moyenne et longue portée pouvant atteindre tous les recoins du territoire israélien, notamment l’emplacement de la centrale nucléaire de Dimona !

Ce n’est pas un secret, l’arsenal du Hezbollah dépend largement des soutiens et du conseil iraniens. Les ingénieurs de Téhéran aident non seulement le Hezbollah, mais aussi les groupes armés houthis au Yémen. Et la grande crainte de Tel-Aviv est de voir, à terme, le Hamas palestinien doté des mêmes capacités balistiques que le Hezbollah et les Houthis. Cette réalité stratégique explique l’insistance de Washington à vouloir négocier un nouveau traité pour y inclure non seulement un changement d’orientation de la diplomatie iranienne en Syrie, au Yémen et en Palestine, mais surtout le dispositif de missiles dont dispose la République islamique.

D’ores et déjà – et à plusieurs reprises – le guide de la Révolution Ali Khamenei a radicalement balayé ces exigences s’en tenant au principe « du nucléaire, tout le nucléaire, rien que le nucléaire ». Il a aussi répété que le programme iranien de missiles balistiques constituait l’un des piliers de la défense et de la sécurité nationales de l’Iran. Il a rappelé que durant la guerre Irak-Iran (1980 – 1988), les Etats-Unis, la Grande Bretagne, la France et… l’Allemagne avait puissamment armé l’Irak de Saddam Hussein, même avec des moyens chimiques utilisés à plusieurs reprises contre les populations civiles. Par conséquent, les missiles d’aujourd’hui servent à sanctuariser le territoire iranien pour qu’il ne connaisse pas la répétition de ce genre de menace. Et les conseillers du Guide, dont Ali-Akbar Velayati (qui fut ministre des Affaires étrangères de 1981 à 1997), ne se privent pas de dire (dans le texte) que l’Iran d’aujourd’hui fait exactement ce que la France du général de Gaulle a fait en son temps : assurer une défense nationale avec une armée et des moyens nationaux !

A terme, Téhéran n’exclut pas l’ouverture d’une négociation sur la question des missiles, « mais de manière multilatérale », précise un haut-diplomate iranien ; « il n’y a aucune raison de voir l’Iran seul renoncer à ses missiles tandis qu’Israël, l’Arabie saoudite, voire les Emirats arabes unis continueraient à développer ce genre de programmes. Négocier oui, mais de manière équitable, équilibrée, donc en format multilatéral ».

L’insistance américaine concernant le dossier des missiles est d’autant plus forte que Washington a perdu la partie en Syrie, qu’il est en train de la perdre au Yémen et que la question palestinienne est redevenue l’épicentre de l’arc de crises proche et moyen-oriental.

Sur la Syrie, le Yémen et la Palestine, Téhéran ne changera pas son fusil d’épaule – le guide Khamenei l’a aussi expliqué à plusieurs reprises -, il est parfaitement illusoire d’envisager que l’Iran puisse amender son système d’alliances régionales. Et plus que jamais la question de la défense de la Palestine et de la libération de Jérusalem passe, bel et bien, par Téhéran.

Richard Labévière

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