Jacques Ellul, « Contre les violents »

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Jacques Ellul

Contre les violents
(1972)

Extraits du chapitre III

La violence comme nécessité

Le premier acte, par conséquent, d’une démarche chrétienne concernant la violence est de savoir ce qu’il en est. Et, si on applique un réalisme rigoureux, il faut aller loin au-delà de ce que l’on dit généralement à ce sujet, parce que l’homme naturel se cache la situation, ne peut supporter concrètement ce qu’il en est, se raconte des histoires pour cacher la réalité. Et dans un premier mouvement il nous faut constater l’universalité de la violence, même là où l’homme prétend l’en avoir exclue. J’ai longuement démontré ailleurs (1) que tout État est fondé et ne subsiste que sur et par la violence. Je refuse de faire la distinction classique entre force et violence : les juristes ont inventé que lorsque c’est l’État qui use de contrainte et même de brutalité, c’est la « force », seuls les individus ou les groupes non étatiques (syndicats, partis) useraient de violence : c’est une distinction totalement injustifiée. L’État s’établit par une violence : révolutions américaine ou française, États communistes, État franquiste, etc. Il y a toujours une violence au départ, et l’État devient légitime lorsque les autres États le reconnaissent (je sais que ce n’est pas le critère habituel de la légitimité, mais c’est le seul sérieux !) : or quand le reconnaît-on ? Lorsque le régime a duré assez longtemps : pendant les premières années on est scandalisé par la violence qui est à l’origine et puis on s’habitue. Au bout de quelques années, on reconnaît l’État communiste, Hitler, Franco, etc., comme légitime. Actuellement ce qui dans le monde entier paraît irrégulier, c’est que la Chine de Mao ne soit pas reconnue comme légitime.

Or, comment ce gouvernement se maintient-il ? uniquement par la violence. Il lui faut éliminer ses adversaires, mettre en place de nouvelles structures ; tout cela est affaire de violence. Et même lorsque la situation paraît normalisée, les autorités ne peuvent vivre qu’en exerçant des violences successives. Quelle est la limite entre la brutalité policière et une autre ? Le fait qu’elle est légale ? Mais ne sait-on pas à quel point les lois peuvent être faites aussi pour justifier la violence ? Le plus bel exemple est évidemment le jugement de Nuremberg : il fallait supprimer les chefs nazis. C’était normal, c’était une réaction de violence contre une violence. Les violents vaincus, on se venge. Mais les scrupules démocratiques ont prétendu qu’il ne s’agissait pas de violence mais de justice. Or, rien ne condamnait légalement ce que ces chefs nazis avaient fait : on a alors fabriqué une loi spéciale, sur le génocide entre autres, grâce à laquelle on a pu condamner en toute bonne conscience, comme un tribunal sérieux, en disant que c’était la justice et non la violence. Réciproquement, on savait parfaitement que Staline en faisait autant que Hitler quant au génocide, aux camps de déportation, à la torture, aux exécutions sommaires… seulement il n’était pas battu : on ne pouvait donc le condamner. Simple question de violence.

Et à l’intérieur, l’action de l’État n’est-elle pas violence ? La grande loi, la grande règle de l’État c’est de faire régner l’ordre. Ce n’est pas l’ordre légal qui compte d’abord, c’est l’ordre dans la rue. Il n’y a de contrainte fidèle aux lois, soumise à la justice que lorsque les situations ne sont pas trop difficiles, lorsque les citoyens sont obéissants, lorsque l’ordre règne en fait. Mais sitôt que l’on est en crise et en difficulté, alors l’État se déchaîne, et il fait comme pour Nuremberg, il fabrique des lois spéciales pour justifier son action qui en elle-même est pure violence. Ce sont les « lois d’exception », dans l’« état d’urgence », notions qui existent dans tous les « pays civilisés ». On est en présence d’une apparence de légalité recouvrant une réalité de violence. Et nous retrouvons cette relation de violence à tous les niveaux de la société. Car la relation économique, la relation de classe sont-elles autre chose que des relations de violence ? Il faut vraiment accepter de voir les choses comme elles sont et non comme on les imagine ou comme on les souhaite !

Le système concurrentiel que suppose la célèbre libre entreprise, où soi-disant le « meilleur gagne », n’est-il pas en définitive une « lutte au couteau » économique, expression d’une pure violence que les lois n’arrivent pas à tempérer, et où les plus faibles, les plus moraux, les plus délicats sont nécessairement perdants ? La critique du système de libre concurrence comme mode de violence est essentielle. Mais il ne faut pas croire que, en compensation, ce serait la planification qui empêcherait la violence : car ici, c’est la violence de l’État qui impose implacablement sa loi aux entrepreneurs. On n’a qu’à voir, même en France, à quel point la planification suppose un nécessaire calcul de ce qui doit être sacrifié : telle catégorie de producteurs, tel type d’exploitation, tout cela est balayé d’après le calcul économique : et ce n’est pas parce que le plan, qui prévoit ces holocaustes au dieu économique, est voté par un parlement, devient une loi, qu’il est moins violence.

Il faut en dire autant au sujet du rapport des classes. Je sais bien que toute une école sociologique aux États-Unis nie l’existence des classes sociales, mais je crois que c’est refuser de voir la réalité à cause d’une méthode pseudo-scientifique, et l’on commence à en revenir (2). Or, il ne peut y avoir de doute qu’entre classes, il y a un rapport de concurrence violente pour prendre la place dirigeante dans une nation, pour prendre une « part du gâteau » (le revenu national) plus grande ! Comment pourrait-il en être autrement ? Pourrait-on espérer que la classe inférieure, ouvriers, employés, paysans, accepte sans protester la direction de la classe supérieure, qu’elle soit bourgeoise, capitaliste, bureaucratique, technocratique ? Et en tout cas, ces classes inférieures n’ont-elles pas le désir de prendre la place ou d’y accéder ! Je ne veux pas reprendre la « théorie » générale de la lutte des classes, ce n’est pas à cela que je me réfère, mais au rapport de violence qui naît sitôt qu’il y a hiérarchie. Violence du supérieur qui peut être soit matérielle (la plus élémentaire qui provoque des réactions morales hostiles) soit psychique et spirituelle quand le supérieur utilise les moyens moraux et aussi le christianisme pour ramener l’inférieur à la soumission, et lui inculquer un esprit d’asservissement, ce qui est une violence pire que toutes. Le communisme n’agit pas autrement avec les méthodes de propagande. La violence psychologique, appelée en France « terrorisme psychologique », est la plus grave et c’est toujours grâce à elle qu’une hiérarchie peut se maintenir. Mais la classe inférieure, quand elle cesse d’être domestiquée (au sens des animaux domestiques), cultive alors rancœur, envie, haine, ferments de violence : et cela Sorel l’a parfaitement analysé. De quelque côté que l’on se tourne, on trouve partout la violence dans la société, elle est l’état naturel. Hobbes l’avait bien vu et parfaitement analysé lorsque, partant de la nécessité de protéger l’individu contre les violences, il finit par admettre que seul un État tout-puissant, sans limite et usant lui-même de violence peut protéger l’individu contre les violences sociales. Je pourrais ici faire appel à tant de sociologues et de philosophes modernes que cela formerait une écrasante bibliographie, j’en cite deux très célèbres et très différents. Paul Ricœur : « La non-violence oublie qu’elle a contre elle l’histoire (3). » Car l’histoire est le produit de la violence. E. Weil : « Pour élever l’individu au-dessus de son individualité, il n’y a pas d’autre force que la guerre… Sur le plan de la réalité, le bien n’a pas de force : toute force se trouve du côté du mal (4). »

Je puis attester que telle est bien la réalité. Mais il est plus agréable, plus facile, plus consolant, plus moral, plus pieux de croire que la violence est soigneusement cachée dans un coin, correctement réprimée, que la douceur et le bien triomphent toujours… Malheureusement, cela n’est qu’illusion.

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Les États-Unis connaissent, après presque deux siècles d’idéalisme optimiste, la montée de la violence : c’est-à-dire que, pendant ce temps-là, on a voilé, caché sous de pieuses apparences les réalités. Je ne parlerai pas de l’esclavage, qui est toujours invoqué, mais plutôt de la lente et hypocrite extermination des Indiens, du système de l’occupation du sol (le « Faustrecht »), des méthodes de concurrence des premières firmes capitalistes, de l’annexion de la basse Californie avec la récupération du Texas, tout cela et tant d’autres choses révèlent un état permanent de violence, caché sous une idéologie de la loi et un christianisme moraliste. La guerre de Sécession est présentée comme un accident au milieu d’une situation presque idyllique, alors qu’en réalité, elle ne fait que dévoiler pour un instant la réalité profonde que d’ailleurs de Tocqueville avait parfaitement vue (5). Il avait déjà noté tous les éléments qui manifestaient aux États-Unis une situation de violence qu’il prévoyait comme devant aller en empirant. Il y a une vraie tradition de violence qui marque toute l’histoire des États-Unis (et qui explique par exemple le succès des films de violence !), peut-être parce qu’il s’agit d’une société jeune, peut-être parce qu’elle est entrée directement dans l’âge industriel ? Et peut-être le moralisme, l’idéalisme ont-ils été d’autant plus fortement affirmés que la réalité était plus dure et plus violente (6) ? Aujourd’hui, les Américains sont stupéfaits de se voir insultés dans le monde où ils arrivent avec leur bonne volonté et leur sens de la responsabilité : mais c’est qu’ils n’ont jamais regardé la réalité en face et ont obéi à un idéalisme superficiel dans le monde international (7). Ils sont stupéfaits de voir les violences des nègres, etc. En réalité, il y a un complexe explosif aux États-Unis : complexe fait de la combinaison entre l’élément racial, le facteur pauvreté (dans le sens américain du terme) et la croissance urbaine provoquant la désintégration des communautés (phénomène de Métropolis). Mais pendant des décennies, on a cru aux États-Unis pouvoir arranger les choses par des lois et de la bonne volonté. Là encore, cet idéalisme préparait les phénomènes actuels de violence éclatée, parce qu’il refusait de voir la situation de violence latente. Je crois par exemple que l’analyse de Bernstein est encore beaucoup trop simple quand il ramène les révoltes de 1964-1966 à des questions de pauvreté, de frustration, d’amertume (8). Ceci le conduit évidemment à proposer des solutions aussi insuffisantes que celles que la France proposait au FLN depuis 1957, parce qu’il n’a pas pris la mesure de la signification de la violence, son universalité et sa loi. Lorsque j’écris ces lignes sur les États-Unis, je ne songe évidemment pas à accuser : je veux dire seulement que dans une société aussi moralisée, christianisée, avec une idéologie admirable de la loi et le sens du juste, avec les recherches psychologiques sur l’adaptation, etc., on est quand même en présence d’une société dans laquelle la violence est aussi fondamentale que partout ailleurs.

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Est-ce une constatation « chrétienne » ? Eh bien justement oui. Avoir le courage de voir cela, repose sur le courage de la foi et de l’espérance en Jésus-Christ. Mais tout n’est pas dit ainsi. Quand nous avons constaté en fait l’universalité de la violence, il nous faut ajouter que la violence est de l’ordre de la nécessité. Je ne dis pas : est une nécessité, mais bien que l’homme ou le groupe qui y obéit entre dans un ordre, qui est celui de la nécessité (9), c’est-à-dire où l’on suit la pente nécessaire de ses passions, des structures, des régularités sociologiques ou économiques. L’homme cesse d’être un agent indépendant et initiateur, il fait partie d’un système dans lequel rien n’a plus de poids ni de sens et en particulier dans la mesure où il obéit à des impulsions inévitables, il n’est plus un être moral. De deux points de vue différents, il est essentiel de souligner que l’ordre de la violence échappe au jugement moral. Il n’est ni possible à celui qui pratique la violence de prétendre agir en tant qu’être moral et au nom d’une valeur (malgré les essais que nous rencontrerons plus tard), ni valable de la part de celui qui est à l’extérieur, de porter un jugement moral sur cette violence. Cela ne signifie rien. Et lorsque Sorel d’un côté prétend fonder une éthique sur la violence, on voit à quel point elle est courte et comme il échoue. Mais lorsque nos moralistes s’adressent au nom d’une vertu, d’une religion, d’un bien à celui qui pratique la violence, on sait aussi à quel point cela n’a pas de sens. L’ordre de la violence est comme celui de la digestion, de la chute des corps, de la gravitation : on ne peut se demander s’il est bien ou mal qu’il y ait une gravitation. Je dirais par là que nous sommes en présence d’une expression de la Nature s’il n’y avait tant de malentendus autour de ce terme, et en particulier la conviction d’un grand nombre (qui ont préparé le règne de la violence) que la Nature est bonne ! Mais lorsque Gandhi déclare que la violence est « la loi de la brute », il ne dit pas autre chose. Je ne dirai pas que la violence exprime la nature de l’homme, je dis que, d’une part, la violence est la règle générale de l’existence des sociétés, y compris celles qui se disent civilisées, et qui ont seulement camouflé cette violence sous des explications, des apparences et des justifications ; je dis, en outre, que, lorsque l’homme s’abandonne à la violence, il entre dans un système de nécessités. Il s’y soumet lui-même et y soumet les autres. Car ce monde est marqué par cette nécessité. Il est d’ailleurs curieux de voir que ceux qui aujourd’hui justifient la violence recourent presque exclusivement à cet argument de nécessité : combien de fois m’a-t-on demandé : « Enfin quand un pauvre ou un chômeur n’a rien, la non-violence ne signifie rien pour lui, ne peut l’aider en rien… seule la violence… il y est bien obligé. » Il est bien exact qu’à un certain degré de misère et d’humiliation, seule la rage exprime l’homme, mais ce faisant, celui-ci doit savoir qu’il agit au simple niveau animal et obéit à une nécessité : il n’est pas l’homme libre. De même aujourd’hui parmi les tenants des groupes opprimés : « Dans les circonstances actuelles, la revendication civique du vrai, un dialogue authentique avec l’adversaire sont-ils réellement possibles ? Pour qu’il y ait dialogue, il faut que les deux parties puissent parler et se faire entendre. Mais nous qui prenons le parti des pauvres, de quoi disposons-nous (10)… ? » De la violence ! « Il y a des gens irrécupérables », c’est-à-dire les riches les puissants, qui « sont tombés si bas qu’ils ne peuvent plus être touchés par l’amour ». « Dans le domaine politique, il est difficile de faire alliance avec le saint, avec le pur. Cela est particulièrement difficile pour le pauvre poussé par son impatience légitime… » Donc une seule voie : la violence. Et de même le père Maillard : « C’est toujours la violence de l’oppresseur qui déclenche la violence de l’opprimé. Il arrive que la violence du pauvre soit sa seule expression possible. »

Tout cela exprime parfaitement cette nécessité ; et dans la mesure où, comme nous le disions rapidement, la violence est non seulement l’expression de la revendication des pauvres, mais aussi la seule possibilité de la puissance, l’ordre de ce monde nous est montré par Jésus-Christ : « Vous savez que les chefs des nations les tyrannisent et que les grands les asservissent… » (Mt xx, 25). C’est ainsi. Et Jésus ne proteste pas contre cette situation décrite. Et il ne faut pas s’y tromper, ce qui est visé ici ce ne sont pas seulement les titulaires d’un pouvoir légalement institué, des rois par exemple, ou les titulaires d’une richesse, les banquiers par exemple, ce sont tous les hommes qui s’établissent comme chefs. Et il n’y a pas d’autre moyen que la violence. Ce sont tous les Megaloi, ceux qui sont habités par la hantise du grand, du grandiose, qu’il s’agisse de chefs du prolétariat, ou d’un mouvement révolutionnaire, ou d’une exaltation économique ou scientifique… ils obéissent tous à la même nécessité de tyranniser et d’asservir les autres, c’est-à-dire à l’ordre de la violence en tant que nécessité. Mais qui dit nécessité dit loi. Il y a une loi de la violence.

La loi de la violence

Une vue réaliste et courte nous montre la violence comme inévitable dans toutes les formes de société, mais en procédant à ce constat, il faut également rester réaliste quant aux conséquences. Il faut accepter l’existence d’une loi de la violence à laquelle on ne peut pas échapper. Il faut rester aussi lucide sur ce dernier point que sur le premier. Il est malhonnête de dire : « La violence est la seule voie qui nous est ouverte, mais vous verrez, cela débouchera sur une situation rénovée excellente… » Autrement dit, je réclame ici l’application du second aspect du réalisme chrétien : savoir ce que l’on fait.

La première loi de la violence est celle de la continuité. Quand on use de la violence, il arrive un moment où l’on ne peut plus s’en dégager. La violence est une habitude de simplification des situations, politiques, sociales ou humaines. Et l’on ne peut abandonner un seul instant cette simplification. Celui qui a commencé à user de la violence ne s’arrêtera jamais : elle est tellement plus pratique, plus facile que tous les autres moyens. Elle simplifie à l’extrême les relations avec l’autre en niant celui-ci. Il n’est pas possible, après avoir nié l’autre, de prendre une attitude nouvelle et de commencer par exemple un dialogue raisonnable. On a obtenu tant de résultats visibles, évidents, clairs grâce à la violence, comment revenir à une situation qui paraîtra forcément faite de moyens médiocres et de résultats incertains ? On reste forcément du côté de la violence, même si on avait cru que ce n’était qu’une affaire passagère. On y reste même si on a changé du tout au tout sa situation et la situation politique générale. M. Malraux, ministre, est gardé chez lui par des équipes de policiers mitraillette au poing : il n’est pas différent de M. Malraux, révolutionnaire, qui tenait la mitraillette. Et c’est ce que nous ont montré les révolutions : elles naissent dans la violence et établissent le règne de la violence pour une ou des générations. La violence éclate en France en 1789, elle se déchaînera avec de faibles interruptions jusqu’à la grande dérivation de violence de la guerre de 1914. Et les idéalistes marxistes qui croient qu’après avoir utilisé la violence pour renverser le gouvernement réactionnaire, on établira un régime de justice et de paix, sont seulement des naïfs. Castro ne règne que par la violence, comme Boumedienne, comme Nasser l’ont fait ; il n’y a aucune différence entre eux et les régimes colonialistes qui les précédaient et qu’ils ont vaincus par la violence. Et c’est un des plus grands mérites de Mao d’avoir le courage de montrer clairement cette perpétuation de la violence dans le mépris total de l’idéalisme socialiste. Mais son erreur est de faire croire qu’il s’agit d’une doctrine : en réalité, quand la violence est déclenchée, simplement elle engage dans son chemin exclusif celui qui l’utilise.

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La seconde loi de la violence est la réciprocité. Elle est déjà contenue dans la parole célèbre de Jésus : « Tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée » (Mt xxvi, 52). Là encore, il faut préciser deux points : l’insistance sur « Tous ». Il n’y a pas de distinction entre un bon et un mauvais usage de l’épée. Le fait simple d’user de l’épée entraîne purement cette conséquence. Ce moyen a sa loi totale. Et puis, il ne s’agit là nullement dans la bouche de Jésus d’une sorte d’appréciation morale, ou d’annonce d’une intervention de Dieu, d’un jugement à venir. Il décrit purement et simplement la réalité de ce qui se passe. Il nous donne une des lois de la violence. La violence crée la violence. Elle l’engendre et la procrée. La violence des colonialistes crée la violence des anticolonialistes qui, à son tour, accroît celle des colonialistes. Et la victoire acquise là non plus ne nous libère en rien : le camp vainqueur se divise toujours en clans dans lesquels la violence se perpétue. La violence des Noirs à Newark était justifiée, et entraîne la violence des forces de l’ordre, dont la commission d’enquête déclare (12 février 1968) qu’elle était injustifiée. Cette commission d’enquête est très intéressante, car elle dit clairement que « notre société ne peut remplir ses promesses lorsque la terreur envahit les rues et lorsque le désordre et le mépris de la loi déchirent nos communautés. Aucun groupe ne peut améliorer son sort par l’émeute »… Tout cela est bien. Mais elle recommande en face des mesures de centralisation et d’étatisation (qui ne font que continuer la mise en cause du système fédéral et réduire les libertés) par exemple, la mise sur pied au niveau de l’État d’un plan de répression des désordres, et un entraînement spécial de la police pour la répression des émeutes.

Comment ne pas voir qu’il s’agit en fait, les hommes étant ce qu’ils sont, d’un accroissement du système répressif, résultat normal de la violence ? Et plus la violence de l’État augmente, plus celle, refrénée pour un temps, des individus, accumule ses puissances de haine. Refrénée par l’occupation nazie, la violence des Italiens et des Français a explosé au moment de la Libération et a provoqué des violences, des crimes, des tortures qui n’étaient que la réplique des atrocités allemandes. Je dois dire que je n’ai vu aucune différence entre les camps de concentration nazis et ceux où les collaborateurs furent enfermés en France en 1944, à Eysses ou à Mauzac par exemple. Là encore, si on s’engage de quelque façon que ce soit dans la voie de la violence, il faut savoir que c’est un type de relation réciproque indéfiniment renouvelé que l’on institue. C’est une véritable éthique nouvelle dans laquelle il ne peut y avoir ni paix ni arrêt. On ne « réprime » pas une émeute pour arriver à la paix. En cela, les hitlériens étaient plus honnêtes que nos modernes socialistes, anticolonialistes, etc. Ils ne prétendaient pas inaugurer une ère de paix, mais une nouvelle éthique, une nouvelle relation entre les hommes, celle de la violence : ils n’étaient pas des bêtes fauves, mais des hommes cohérents qui avaient fait de la violence la valeur suprême de leur vie, et ce qui donnait un sens à la vie. Ce que nos moralistes et nos théologiens de la violence croient aujourd’hui découvrir n’est que la suite mais aussi la répercussion de ce que les hitlériens avaient proclamé. Il y a eu une contamination nazie de la violence dont nous ne sommes pas sortis, et les mouvements anticolonialistes, dans leur expression, sont encore des répercussions du nazisme. La violence enferme dans un cercle, et les deux partenaires y sont inscrits sans qu’il y ait de possibilité humaine de le briser. Quand on cherche le résultat possible de la violence, on s’aperçoit qu’il n’y en a qu’un seul absolument certain, c’est la réciprocité et la reproduction de la situation de violence : tous les autres, égalité des droits, légitime défense, libération, etc., sont complètement aléatoires, et tous, de toute façon, inscrits à l’intérieur de la situation de réciprocité de la violence.

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La troisième loi de la violence est celle de l’identité. Je me borne à indiquer ici pour le reprendre plus loin l’impossibilité de distinguer une violence juste et une violence injuste, aussi bien qu’une violence qui libère et une violence qui asservit. Toute violence est identique à une autre violence.

Mais j’insisterai sur l’identité des types de violence. Il ne s’agit pas seulement de la violence matérielle du soldat qui tue, du policier qui matraque, de l’émeutier qui incendie, du révolutionnaire qui assassine… Il faut parler de la violence économique, celle des patrons profitant de leur situation privilégiée contre les ouvriers, celle des have contre les have not et celle des rapports économiques sur le plan international, dans les relations entre nos sociétés et celles du tiers-monde, de l’exploitation par les grandes firmes des richesses de pays qui ne peuvent se défendre : c’est le problème du pétrole au Moyen-Orient, ou celui de la spécialisation forcée (coton, canne à sucre, fruits) d’un pays pratiquement tout entier soumis à une exploitation. Asturias a bien montré qu’il s’agit là d’une pure violence, même s’il n’y a pas de coups de feu tirés.

De même la violence psychologique : c’est une violence pure, qu’il s’agisse de la propagande, des informations biaisées, des meetings, des sociétés secrètes où on exalte les adhérents, de l’action psychologique, du lavage de cerveau, du terrorisme intellectuel ; dans tous ces cas la victime est soumise à une violence, qui l’amène à faire ce qu’elle ne voulait pas, et qui détruit en elle ses possibilités de développement autonome ultérieur. L’action psychologique de conformisation est évidemment, en apparence, beaucoup plus douce que la matraque : elle est pire. Car elle ne produit pas chez l’homme une réaction de fierté, ou de reprise en main. La violence psychologique, utilisée dans tous les pays, est la pire des violences en définitive, parce qu’elle saisit tout l’homme et le châtre sans qu’il s’en aperçoive. Quand on parle de violence, il faut saisir tous ces aspects ensemble, ne pas les différencier, sous peine de passer à côté du problème. À la violence feutrée des dominants, qui maintiennent injustice, exploitation, profit, mépris, correspond fatalement la violence explosive des opprimés. Et de même la violence des nations, puissantes ou faibles, est un encouragement à la violence des individus et des groupes inclus dans ces nations. Enseigner, comme cela se fait dans toutes les nations européennes, les méthodes de la plus extrême violence à des groupes de jeunes pour les entraîner au combat (parachutistes, etc.) ne peut que reproduire ensuite la violence dans le corps même de la nation qui l’a enseignée.

Mais aussi, lorsque je dis que la loi de violence est l’identité, cela signifie d’une part qu’il n’y a pas de limite, et d’autre part qu’accepter la violence implique accepter toutes les violences. Il est impossible lorsqu’on s’engage dans la voie de la violence de dire : « Jusqu’ici et pas plus loin… » Car précisément on provoque celui sur qui on agit à user à son tour de violence, et cela me conduit nécessairement à user d’une plus grande violence. On a bien vu, au niveau de la guerre, ce qu’on a appelé l’escalade, au Vietnam. Mais il faut comprendre que ce n’est pas un hasard ni l’erreur ni la méchanceté d’un gouvernement : il n’y a jamais de limite. Quand on commence à user de la torture pour obtenir des renseignements, il est impossible de dire : « Cette petite torture-là est légitime, ce n’est pas trop grave, mais je n’irai pas plus loin… » Celui qui a commencé dans cette voie ira forcément jusqu’au bout : car s’il accepte d’user de la torture pour obtenir des renseignements, c’est que ceux-ci sont très importants : et si ayant torturé « raisonnablement » il ne les obtient pas ? Alors il passera à une plus grande torture. De par son existence même la violence est illimitée. On a bien vu l’impossibilité d’établir des lois de la guerre. Ou il n’y a pas de guerre, et alors on peut aisément se mettre d’accord sur les limites qu’elle devrait avoir, ou il y a guerre, et alors tous les préceptes sautent devant l’impératif de la victoire.

La violence est hybris, déchaînement, déraison, il n’y a pas de petite et de grande violence : elle est tout entière dans un acte, elle est toujours identique à elle-même. Là encore, Jésus voit la réalité de la situation lorsqu’il établit l’identité entre le meurtre, la colère et l’insulte (Mt v, 21-22) : ce n’est pas du tout un « conseil évangélique donné aux convertis », c’est la pure et simple constatation de la nature de la violence.

Enfin, le dernier aspect de cette identité consiste en ce que, lorsqu’on accepte d’utiliser soi-même la violence, il faut admettre la violence de l’adversaire. Il serait inadmissible de prétendre ne pas être soi-même traité comme on traite les autres. Il faut savoir que sa propre violence justifie nécessairement celle de l’adversaire et l’on ne peut protester contre lui. Ce que nous indiquons là vaut dans les deux sens, c’est-à-dire qu’un État, des pouvoirs publics qui se maintiennent uniquement par la violence (économique, psychologique, matérielle, militaire ou policière) ne peut absolument pas protester contre les révolutionnaires, guérilleros, émeutiers, faiseurs d’attentats qui l’attaquent par la violence. Il ne peut se présenter comme juste, usant de légitime contrainte en face de dangereux assassins. Et cela est vrai même si à une violence économique répond une violence matérielle. Mais la réciproque est tout aussi exacte : c’est-à-dire que le révolutionnaire, l’émeutier ne peut pas protester lorsque l’État use de violence contre lui. Accepter la violence révolutionnaire, c’est aussi accepter la violence de l’État. Or, dans ces dernières années nous n’avons pas cessé d’entendre des protestations ! Tous les « droits » sont aux révolutionnaires, mais l’État, lui, doit se limiter et n’agir que selon les formes les plus juridiques ! On a presque chaque semaine entendu des émeutiers protester parce que la police était brutale. Mais ces émeutiers ne l’étaient-ils pas ? Lors de la guerre d’Algérie, les intellectuels de gauche français ne cessaient de protester contre la torture et les brutalités de l’armée française, mais les tortures, les massacres effectués par le FLN paraissaient légitimes. On disait : « Ils sont bien obligés, puisque c’est leur seul moyen d’action ! » À partir du moment où on formule ce « Ils sont bien obligés… », on légitime la réponse. « En face de la multiplication des attentats, nous sommes bien obligés d’employer la torture pour les prévenir… » L’attitude des révolutionnaires qui réclament pour eux la possibilité d’user de violences et qui dénient à l’État ce pouvoir, qui exigent que l’État se conduise correctement et selon le bien, la justice et l’amour, est une hypocrisie que, lors de son procès, Régis Debray a bien manifestée. Je ne légitime absolument pas le gouvernement dictatorial du général Barrientos, mais je demande que celui qui use de violence ait au moins le courage d’admettre les conséquences de ses actes, c’est-à-dire la violence en face de lui, et ne fasse pas appel aux grands principes, à la Déclaration des droits, à la démocratie et à la justice pour se protéger contre la réaction du pouvoir qu’il a attaqué ! Il faut admettre que violence engendre violence. Et quand on s’oriente dans ce sens, le savoir clairement. Mais, dira-t-on, « Qui a commencé ? » C’est une fausse question ; depuis Caïn, il y a toujours eu réciprocité et jamais commencement. Il est puéril de présenter ces choses soit : « Il y a de dangereux agitateurs communistes, nous devons veiller et nous protéger… », soit : « Ce régime est ignoblement impérialiste, dictatorial, nous devons l’abattre… » Quand un homme arrive au monde, la violence est un « déjà là » : elle est présente pour lui, dans les deux sens.

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Violence engendre violence, et rien d’autre. Voici la quatrième loi de la violence. Elle est le moyen mensonger par excellence. « Nous pesons des fins, des buts, des objectifs admirables… hélas pour les atteindre nous sommes obligés d’utiliser (un peu) la violence. Mais bien entendu, si nous, État, on nous accorde un petit peu de violence, vous verrez comme la société va se développer, comme le niveau de vie va monter, comme les valeurs culturelles vont s’améliorer. Si, nous, révolutionnaires, on nous accorde la violence (on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs), vous verrez comme va régner la justice, la liberté, l’égalité… » Tel est le discours tant de fois répété, qu’il en paraît évident. Mais ce n’est qu’un mensonge. Je ne porte pas ici un jugement moral, mais un jugement de fait, expérimental. Quand un mouvement violent s’est emparé du pouvoir, il a établi la violence comme loi du pouvoir. Ce qui a essentiellement changé, c’est le personnage qui exerce la violence. Aucun gouvernement instauré de cette façon n’a créé la liberté ni la justice. Il y eut une apparence de liberté (pour ceux qui ont soutenu le mouvement) et une apparence de justice (qui a consisté à dépouiller les anciens possesseurs) et je ne vise pas là seulement les révolutions de 1789 ou 1917, ou 1933, ou celle de Mao, Nasser, Ben Bella, Castro… Il en est exactement de même lorsque c’est un gouvernement « libéral » ou « démocratique ». Nous l’avons montré pour les États-Unis : parfois même cet État se laisse exactement gagner par celui qu’il combat. Lutter contre la propagande communiste en faisant une « bonne propagande », c’est en réalité être gagné par la violence psychologique de l’adversaire. La lutte violente contre le racisme, et d’abord contre le racisme hitlérien, qu’a-t-elle produit sinon le développement du racisme dans le monde entier ? Avant 1935, le racisme était un fait extrêmement rare et sporadique. Mais d’avoir lutté par la propagande et par les armes contre le racisme hitlérien a fait pénétrer cette vision de la société et de l’homme dans le cœur de ceux qui combattaient. Nous sommes tous devenus racistes en luttant par la violence contre le racisme (11). Et aux États-Unis, on voit clairement comment chez les Noirs, s’est effectué le passage de l’antiracisme au racisme à partir du moment où la lutte a commencé à devenir violente.

Il en fut exactement de même avec l’anticolonialisme, qui a produit son corollaire chez tous les peuples africains : le nationalisme. Et celui-ci ne peut s’exprimer que par la violence. La résistance française contre le nazisme devait créer une république libre et juste… En 1945, les mêmes résistants massacraient 45 000 personnes à Sétif, et en 1947, plus de 100 000 à Madagascar… Il est profondément grave que malgré toutes les expériences, cent fois répétées et sans aucune exception, il puisse y avoir encore illusion là-dessus. Aucune violence ne peut accomplir une fin noble, ni donner aucune liberté, ni créer aucune justice. Il faut une fois encore répéter que la fin ne justifie pas les moyens, mais, bien au contraire, que les mauvais moyens corrompent les bonnes fins. Mais il faut en même temps répéter « que celui qui veut employer la violence le fasse, que celui qui estime qu’il n’a pas d’autre moyen l’emploie, mais qu’il sache ce qu’il fait ». C’est tout ce que le chrétien peut lui demander ; qu’il sache qu’il n’établira jamais aucune société juste par là. Il se vengera, oui ; il se défoulera, oui ; il accomplira sa haine, oui. Qu’il ne confonde pas haine et justice. « Nous ne croyons pas que la paix puisse sortir de la violence, que la justice puisse jaillir du crime généralisé, que le respect de l’homme puisse émerger du mépris. Tout cela n’est que superstition. La haine et le crime ne débouchent ni sur la justice, ni sur la réconciliation fraternelle, mais sur l’amertume, la lâcheté, le vice et le crime… Toutes ces attitudes ne sont guère propices à la création d’une société juste et humaine… Entraînés par la logique interne de la violence, et parce qu’ils ont plié les genoux devant la même idole sanguinaire, le combat… cesse vite d’être un moyen pour parvenir à la justice et il devient un but en soi… Dans ce combat, c’est le plus cruel, celui qui crie le plus fort, qui s’impose, finalement le plus dur, mais non pas le plus juste. Et la révolution avorte sous la dictature d’un nouveau tyran… Peut-on défendre et construire l’homme, en commençant par supprimer et détruire des hommes (12) ? » Autrement dit, et de façon absolument générale : « La violence n’atteint jamais les objectifs humanistes proposés. » Et le discours des violents reste toujours tragiquement le même. Le texte qui suit, de qui est-il ? de Hitler ou de Guevara ?

« Comme nous pourrions contempler un avenir proche et lumineux si deux, trois, plusieurs Vietnam fleurissaient (sic) sur la surface du globe, avec leur part de morts et d’immenses tragédies, avec leur héroïsme quotidien, avec leurs coups répétés assenés à l’impérialisme, l’obligeant ainsi à disperser ses forces sous les assauts de la haine croissante des peuples du monde !…. Peu importe le lieu où la mort nous surprendra. Qu’elle soit la bienvenue, du moment que notre cri de guerre parvient à une oreille réceptive et qu’une autre main se tend pour empoigner nos armes, et que d’autres hommes se lèvent pour entonner les chants funèbres dans le crépitement des mitrailleuses et sous de nouveaux cris de guerre et de victoire » (Le Monde, 27 avril 1967).

Ne serait-ce la mention du Vietnam, rien ne les distingue (car Hitler a aussi cent fois attaqué l’impérialisme !). Mais comment avec de telles paroles imaginer qu’un tel chef conduise à la justice et à la liberté ?

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Enfin, la cinquième loi de la violence est que l’homme qui l’emploie cherche toujours à se justifier et à la justifier. La violence est si peu valable qu’il n’y a aucun de ses usagers qui n’ait construit un immense discours pour montrer, aux yeux des hommes, et dans leurs catégories morales, qu’elle est juste et légitime. Hitler, Staline, Mao, Castro, Nasser, les paras français de la guerre d’Algérie et les guérilleros, tous cherchent à s’expliquer… c’est qu’en définitive, il n’y a pas de violence « pure ».

Il y a toujours association de la violence à la haine. Nous avons souligné le caractère bien léger de la recommandation adressée autrefois aux chrétiens de faire la guerre sans haine… Aujourd’hui éclate cette vérité que la violence n’exprime rien d’autre que la haine, qu’elle n’a pas d’autre source et pas d’autre sens. Et il faut avoir le cœur bien accroché pour affirmer purement et simplement la haine sans plus, sans essayer de se disculper. Ceux qui exaltent la violence comme Carmichaël ou Rap Brown l’associent directement à la haine : « La haine a son rôle à jouer, je suis plein de haine, et tous les Noirs avec moi. La haine est nécessaire à notre révolution comme la violence », déclare par exemple Rap Brown.

Et les déclarations sur le rapport entre la haine et la violence chez Carmichaël sont innombrables : « Il faut, comme l’a dit Che Guevara, développer la haine pour transformer l’homme en machine à tuer (13). » Il est absolument essentiel de souligner ce rapport indissoluble entre haine et violence, car on envisage trop souvent, surtout chez les intellectuels, une sorte de violence pure sans effusion de sang, une violence abstraite, comme celle de Robespierre, faisant tuer sans haine et sans passion. Il faut comprendre au contraire que la violence n’a pas d’autre moteur que la haine. Mais si je viens de citer des textes de Brown et de Carmichael, c’est non pas parce qu’ils ont le monopole de la haine mais parce qu’ils ont le courage de dire tout haut et clairement la réalité universelle. Lorsque le gouvernement déclenche une guerre il peut se payer le luxe de ne pas afficher, déclarer, proclamer la haine pour ennemi (sauf lorsqu’il s’agit de Hitler !) parce qu’il est dans une situation de domination et peut se donner l’apparence de la force magnanime, mais la violence des gouvernements français en Algérie et américain au Vietnam est associée à la haine de la même façon, mais par personne interposée : le chef de gouvernement lui-même peut continuer à invoquer ses bons sentiments son objectivité, son absence de haine, parce qu’il n’est pas lui-même directement engagé dans l’action. Il peut continuer à faire semblant de prier et d aimer les hommes, il peut, comme le président Johnson lors de l’assassinat de Luther King, louer la non-violence… Mais c’est une façade. Il faut sauver la face, et prouver que l’on est un homme sans haine quand on gouverne : il faut se justifier. Ce faisant, on entre dans le système caractéristique de la violence, qui cherche à se justifier : même lorsqu’ils se justifient Brown et Carmichaël aussi ne cessent de le faire ! Mais à leur façon :

« Ce sont les Blancs qui nous l’ont apprise. La violence fait partie de la culture américaine. » « Il faut répondre au massacre par le massacre. » « Notre haine est motivée par la haine que les Blancs ont toujours eue pour nous. » « Un homme noir pour s’aimer lui-même doit haïr l’homme blanc (14). » « Le Blanc exploite les peuples, il faut l’abattre. » « Il n’y a pas d’autre système que la violence pour détruire le capitalisme américain qui nous opprime (15). » La justification habituelle vient soit de l’histoire, soit de la réciprocité, soit de l’absence d’autres moyens. L’argument invoqué consiste à déclarer : la violence est inscrite dans l’histoire, c’est elle qui la fait (question que nous retrouverons) ou bien : « Nous sommes soumis à la violence, on ne peut répondre que par la violence » (et ceci confirme du point de vue des violents cet enchaînement des violences que nous avons décrit comme une loi ; mais ils oublient de se rendre compte que leur violence est à leur tour créatrice) ou enfin : « Tel système est injuste, il n’y a que la violence qui soit efficace. Nous sommes acculés à la violence ».

Bien souvent nous assistons à de pures constructions imaginaires destinées à servir d’alibi, d’aliment et de justification à la haine. On pourrait multiplier les textes manifestant ce souci de légitimité. Seulement, très vite, on s’aperçoit que si la violence doit être justifiée, on ne peut plus user de n’importe quelle violence. Il doit y avoir une violence légitime. Le père Jarlot disait par exemple : « La violence injuste ne peut être refoulée que par une violence juste (16). » Il demandait une théologie de la juste violence. Mais comment ne comprenait-il pas en disant ces mots qu’il entrait dans le cirque infernal que les théologiens ont connu avec la théorie de la guerre juste et dont ils ne sont jamais sortis ? Ils n’ont dit que des platitudes ou des vanités, et sitôt qu’on évoque ce problème de violence juste, on ne peut que recommencer. Violence juste par quoi ? Par son objectif ? Nous avons vu dans le paragraphe précédent que la meilleure des fins est corrompue par la violence. Juste par la façon dont elle est pratiquée ? Précisément la violence est sans limite… On entre dans le domaine des stupidités : Carmichaël proclamait récemment que les Noirs ne voulaient pas faire la guerre au Vietnam : « Nous ne voulons pas devenir une génération d’assassins [c’est-à-dire : nous ne voulons pas aller nous battre au Vietnam]. Nous sommes prêts à plonger les États-Unis dans le chaos pour l’éviter (17). » Ainsi, user de violence pour plonger les États-Unis dans le chaos est bien, faire la guerre au Vietnam, c’est devenir assassins. Ce type de « raisonnement » est le plus fréquent. Il manifeste la faiblesse de la position de la violence, car tout repose sur des choix irrationnels, et sur une haine incontrôlée. (Mais on a besoin de se sentir juste.) Or, à ce moment la violence peut être aussi hypocrite que l’ordre bourgeois et conservateur. Le plus bel exemple fut le système hitlérien : la violence hitlérienne était en 1932-1933 tellement séduisante, elle était cynisme en face de l’hypocrisie bourgeoise, elle était destruction de la morale traditionnelle, création d’une communauté virile, refus du paternalisme, exaltation de la dureté envers soi-même, de l’amitié à la vie à la mort, recherche d’une égalité forgée dans le mépris de la souffrance, tout un idéal qui avait une autre allure que la médiocrité des « violents » actuels et qui ne pouvait manquer de séduire les jeunes assoiffés d’absolu. Or, tout cela était simple discours, façade, cette « violence à l’état pur » était destinée à produire et à couvrir une orthodoxie, un étatisme plus rigoureux que le précédent, une morale aussi hypocrite, un conformisme social, le mensonge des dirigeants bluffant les dirigés… La violence est hypocrite. Et lorsque l’on proclame que la question de la légitimation de la violence est une fausse question, c’est une hypocrisie de plus : l’auteur de cette formule dit en effet que la seule légitimation de la violence c’est « l’action communautaire des hommes qui est une action révolutionnaire (18) ». Mais si n’importe quelle action communautaire des hommes légitime la violence, alors il doit accepter beaucoup de guerres, où les combattants sont entrés avec enthousiasme, et sans être le moins du monde influencés par les dirigeants. Et si l’action révolutionnaire en soi légitime la violence, il réintroduit un jugement de valeur, parce que l’on ne fait pas une révolution aveuglément, sans aucune raison, sans espérance : on commence par juger l’état actuel mauvais, et de là… Mais ce jugement implique à la fois une échelle de valeurs et des fins. Malgré la volonté de récuser la légitimation, on est renvoyé vers une théorie de la violence juste.

Il est très important de souligner ce désir permanent de justification : je ne dis pas que le violent se sente mal à son aise, ni que ce soit la preuve que sa conscience l’accuserait, mais il est si peu sûr de lui en usant de violence qu’il a besoin de la construction idéologique qui lui assure son confort intellectuel et moral. C’est pourquoi le violent est nécessairement la proie choisie pour la propagande. Et, réciproquement, la violence est un thème merveilleux pour la propagande. Les tenants de la violence devraient réfléchir un peu à la mauvaise qualité morale de ceux qui sont portés vers la violence et aussi au fait qu’il n’y a pas de violence politique sans propagande, c’est-à-dire sans manipulation, c’est-à-dire sans négation de l’homme même que l’on prétend libérer et exalter (19).

Telles sont les lois immanquables, irrésistibles de la violence. Il faut les discerner clairement pour savoir ce que l’on fait en s’y donnant.

Y a-t-il deux violences ?

Ce que nous venons d’examiner en terminant nous oblige à considérer une position très fréquemment soutenue : il y a deux violences totalement différentes. Le professeur de théologie Casalis proclamait lors de la guerre d’Algérie : « Il y a une violence qui libère, et une violence qui asservit. » Et cette formule peut résumer la position de beaucoup d’intellectuels tels par exemple : Maurice Duverger, Jean-Marie Domenach, etc. Schématiquement, on dira : lorsque le FLN en Algérie use de violence, c’est pour arriver à libérer le peuple du joug colonial français donc cette violence est acceptable, si condamnable soit-elle en soi ; mais lorsque l’armée française use de violence, c’est pour maintenir le peuple dans son ancien esclavage : donc à la violence s’ajoute l’élément de fond de la servitude. De même Duverger explique qu’une violence va dans le sens de l’histoire. Il reprend le thème bien connu de la révolution accoucheuse de l’histoire. Dans la mesure où il y a accord entre le moyen et l’histoire, on ne peut donc qu’accepter la violence : ainsi la violence communiste va dans le sens de l’histoire, alors que la violence fasciste, capitaliste, colonialiste est condamnable parce qu’elle va à contresens. De même, le père Jarlot, cité plus haut : « Il existe des structures qui sont de soi injustes parce qu’elles s’opposent gravement au développement légitime exigible de millions de personnes, et parce qu’elles s’opposent gravement au développement économique et social nécessaire du pays en tant que tel… » Ici, c’est donc la nécessité du « décollage » économique et social (dans la classification du développement de Rostow) qui opère la distinction entre deux violences. Le père Régamey, faisant la même distinction, est plus classique : « La mauvaise violence nous apparaît comme une agression d’une injustice extérieure contre les personnes : cette injustice arborerait-elle le nom de l’ordre. La bonne, comme le moyen auquel on recourt parce qu’il n’y en a vraiment pas d’autre pour le bien réel des personnes (20). » Il a l’honnêteté de souligner d’ailleurs : « La distinction entre la bonne et la mauvaise violence est théoriquement nette, mais elle est d’une application terriblement énigmatique. » En effet ! Si l’on pèse les mots qu’il emploie, il faudrait d’abord savoir ce qu’est l’injustice en question ! Et cette remarque peut aussi s’appliquer au père Jarlot. Mais ce qui me paraît encore plus douteux, c’est le « bien réel des personnes ». D’abord, qu’est-ce que le bien réel ? Leur niveau de vie, leur bien-être, leur participation à la vie politique, le développement de leur personnalité, ou enfin leur « salut éternel » ? Et finalement cette évocation des personnes me laisse rêveur, car le père Régamey laisse soigneusement de côté les personnes qui subissent cette juste violence. On ne me fera pas croire que même si c’est à cause de leurs violences passées, ce soit pour leur bien que les Français d’Algérie ont été expulsés ou que les partisans de Battista ont été massacrés et torturés. Il faut hélas dire que la violence est pour le bien exclusif de ceux qui l’utilisent !

Pour d’autres, et très couramment, on dira que dans une société divisée en classes, le seul rapport des classes est la violence ; or, la classe opprimée, la classe qui porte l’avenir en elle peut user de cette violence valablement, alors que l’autre ne peut le faire : et ce n’est pas seulement une qualification morale de la violence qui est ainsi formulée. Ce n’est pas une justification honteuse : on déclare qu’en fait il y a là deux violences qui n’ont rien de commun l’une avec l’autre, qui ne sont pas de même nature. Ce type de raisonnement est très généralisé : les uns affirment que l’on ne peut parler de l’État en lui-même ; tout dépend du but que poursuit cet État, et si c’est le socialisme par exemple, l’État est légitimé. Mais on ne tient pas compte du fait que c’est la structure même de l’État moderne qui domine et pervertit le socialisme, le change en un non-socialisme. D’autres affirment que le nationalisme est excellent lorsqu’il tend à la libération des peuples, que seul le nationalisme vieilli de l’Europe est condamnable… Mais on se refuse de voir qu’il y a une identité des caractères du nationalisme, que le nationalisme jeune et libérateur a exactement la même structure sociologique que le nationalisme allemand ou français, et que de toute façon on passe avec une tragique rapidité de l’un à l’autre : en quelques années (nous le voyons en Chine ou en Algérie !) le nationalisme jeune est devenu un nationalisme parfaitement vieux et sclérosé. Mais revenons à la violence. Rappelons-nous que notre recherche s’inscrit dans le souci d’un réalisme inhérent à la foi chrétienne. Considérer la réalité sans se laisser abuser par des mots. il faut alors se poser concrètement la question du résultat (réel) de la violence légitime qui libère, etc. : or chaque fois que l’on a proclamé la valeur, la justice de cette violence, on s’aperçoit qu’elle a effectivement conduit à instituer une plus grande violence. Lorsqu’elle est progressiste, où aboutit-elle ? Voilà la première interrogation qu’il faut poser. Pour avoir usé de violence, le FLN en Algérie arrive à quoi ? Sans doute à l’élimination de la présence française, mais en même temps à une régression économique, à l’établissement d’un État dictatorial, à un faux socialisme parfaitement régressif, à l’obligation de condamner tous ceux qui avaient participé à la lutte violente, parce qu’ils se révélaient radicalement inaptes à un travail gouvernemental raisonnable… En quoi tout cela est-il positif ? progressif ? libérateur ? dans le sens de l’histoire ? Il faut donc, lorsqu’on parle de violence, essayer de calculer où elle va. Et c’est l’un des obstacles dérisoires et insurmontables à la théorie de la juste violence.

Domenach écrit qu’il faut l’admettre en cas d’injustice sociale, ou pour répondre à une autre violence et à condition que ce ne soit pas une violence que l’on exerce dans son propre intérêt mais dans l’intérêt des autres… C’est un retour à l’impossible casuistique. Il faudrait pouvoir mesurer exactement la violence au résultat recherché. Mais nous venons de voir que le résultat recherché est purement idéologique et ne concorde jamais avec le résultat obtenu par l’emploi de la violence. Et d’ailleurs, la violence est, avons-nous vu, par nature illimitée : il n’y a pas un dosage minutieux de la violence en vue de tel résultat. Il faudrait calculer la violence. Vraiment le mal que je veux infliger à un autre (qui est mauvais, par lui-même ou par son appartenance de race, de classe, de nation, d’opinion) est-il justifié par le mal qu’il faisait ? Je ne demande ici pas une réponse morale ou spirituelle, mais réaliste. Y a-t-il une justification ? Il faudrait au moins que ma violence ne soit pas pire et plus profonde que la sienne. Comment le saurai-je ? Si on me dit que : « je me défends », soit, mais nous sommes au niveau de la bête. Comment sinon mesurerai-je la quantité de violence ? et la qualité ? Est-ce que la torture au rasoir par un FLN est pire ou moindre que la torture à l’électricité par un para ? Il faudrait aussi accepter que je doive tenir compte du nombre ! Une minorité qui opprime une majorité (la bourgeoisie opprimant le prolétariat, ou bien la nation coloniale opprimant le peuple colonisé). La souffrance du plus grand nombre justifie sa violence contre la minorité repue… Mais lorsqu’il y a un renversement de la situation. Lorsque c’est la minorité qui est écrasée par la majorité, la violence est-elle devenue légitime parce qu’elle est exercée par le plus grand nombre sur le plus petit ? Lorsque la dictature bolcheviste a opprimé les koulaks, était-ce mieux que la situation précédente ? Lorsque le gouvernement Ho Chi Minh a torturé, exécuté, spolié, banni la minorité (quatre millions !) de catholiques vietnamiens, était-ce mieux que lorsque les Français protégeaient ces catholiques et opprimaient le peuple indochinois ? Qui fera cette balance ? Qui dira ce que pèse la violence contre un seul homme ? Voir concrètement la situation révèle que le mal issu de la violence ne se comptabilise jamais. Seule est vraie ici la formule selon laquelle la violence exercée contre un seul homme pèse d’un poids absolu, quelles qu’en soient la modalité, la finalité, la cause. Il n’y a pas ici de différence entre la violence contre un homme ou contre un million d’hommes, et le recours à l’histoire n’est qu’un mensonge. Je sais bien que lorsque je parle du résultat de la « libération » de l’Algérie, on me dira : « Mais attendez la fin… lorsque l’Algérie sera rééquilibrée, lorsqu’elle aura atteint le socialisme… » Et je réponds : qui attendra cette fin ? dans combien de générations ? et quel socialisme ? Rien, strictement rien aujourd’hui ne me garantit si peu que ce soit que l’Algérie avance vers un « socialisme ». Alors ? Qu’est-ce qui dans tout cela justifie la violence d’aujourd’hui ? Quel est donc le sens de cette histoire ? En définitive, il n’y a pas deux violences, de nature différente ; par quelque côté que l’on prenne le problème, on retrouve toujours uniquement la même violence, avec les mêmes traits, le même caractère obéissant aux lois que nous avons formulées. Et c’est pourquoi nous pouvons affirmer que la violence en tant que moyen n’accomplit jamais ce qu’elle prétend atteindre dans ses justifications où se formulent des objectifs. En effet, les objectifs, les fins proposés sont toujours liés à la présence de l’homme, à son existence, son destin ou sa condition. Ils sont tributaires d’une certaine relation avec l’homme. Et c’est bien ainsi que les défenseurs de la violence le présentent ! C’est au nom de l’homme, en fonction de lui que la violence est légitimée. Il ne s’agit jamais de violence au sujet de l’institution ou d’une valeur abstraite. Lorsqu’on invoque ces dernières, c’est de pure forme. Mais on voit bien, concrètement, qu’en face des violents, quand on fait des réformes institutionnelles (même celles qu’ils exigeaient !), cela ne satisfait jamais la violence, qui doit aller plus loin. Or, cette distinction est essentielle : au niveau des institutions ou des valeurs, on pourrait faire la distinction entre fin et moyen. C’est à ce niveau seulement que cette distinction traditionnelle est supportable. Les institutions n’existent que pour et par des hommes. Mais on ne peut voir les choses ainsi : elles impliquent la mise en œuvre par des hommes. Les institutions ne deviennent justes ou injustes, efficaces ou non que par les hommes qui les emploient. Les valeurs n’ont de sens que vécues par l’homme. On en revient toujours là : c’est de l’homme qu’il est question. Tout repose sur une relation de l’homme avec l’homme. Or, cette relation de l’homme avec l’homme est toujours rompue ou corrompue par la violence. Et il m’importe peu que l’on me dise : « Mais il y a une violence antérieure qui a déjà rompu, corrompu cette relation. » Ce n’est pas une raison pour continuer, pour que ceux qui se prétendent porteurs de la justice continuent. Que la violence du colonialiste ait rompu toute la relation humaine, nous ne le savons que trop, hélas et c’est notre culpabilité, à nous Européens. Toute l’œuvre de Camus ou La Rose des sables de Montherlant en témoignent bien avant le cri de colère justifié de Frantz Fanon. Que les professeurs de faculté n’aient jamais eu une relation vraiment humaine avec les étudiants, qu’ils aient rompu la relation, c’est vrai. Que le colonisateur en avilissant le colonisé ait corrompu l’humanité, que le professeur en transformant l’étudiant en bête à concours l’ait aussi corrompu, cela est vrai. Mais ce que nous sommes en droit de dire, c’est ceci : « Si vous vous dressez contre cette rupture et cette corruption, faites mieux. Rétablissez une relation authentique et vraie, redonnez noblesse à l’homme. Or, ce ne sera pas en humiliant, torturant, avilissant l’ancien colonisateur, le bourgeois ou le professeur que vous y arriverez. Votre violence tue aussi exactement l’authenticité de l’homme. Vous établissez un système aussi corrompu. Vous brisez la relation avec l’homme, y compris entre vous. Car la violence (votre violence juste !) est contagieuse : et après s’être exercée contre l’ennemi, elle s’exerce contre vous ! » À partir de la violence « juste » les institutions établies ne seront pas meilleures. La violence juste place la relation humaine à un certain niveau, sur un certain pied, selon un certain type qui fera que ces institutions seront contraignantes. Ces institutions n’établiront pas la liberté, parce qu’elles seront violentes. Les institutions ne pourraient assumer la liberté que dans un accord des adversaires, si aucun n’avait de revanche à prendre, si aucun ne sentait l’institution comme une lourde machine de contrainte et d’étouffement. De même la violence libératrice ne peut établir des valeurs pour la société, car il faut que ces valeurs soient communément reçues, acceptées par tous pour être valeurs de la communauté. il faut qu’elles soient vécues par tous (et non pas une simple majorité) comme un bien, comme une vérité. Il n’en sera jamais ainsi lorsqu’elles sont imposées par la violence, ou issues d’elle. La victime, quels que soient ses torts, ne reconnaîtra jamais ces valeurs. On sait que l’assassin ne reconnaît pas les valeurs du gendarme, et ce n’est pas la prison qui les lui fera découvrir. La guerre d’Algérie n’a certes pas fait découvrir aux Algériens les valeurs de l’Occident. Mais la dictature de Castro ou celle de Nasser n’ont pas fait découvrir les valeurs du socialisme ! Nous retrouvons ainsi, indirectement, le problème des moyens qui corrompent les fins : car le moyen de la violence perpétue longtemps ses effets dans le vécu de l’homme qui l’a subie. On ne peut dire que les effets de la violence s’arrêtent en même temps qu’elle. La victime les porte dans sa chair, dans son cœur, dans son subconscient pour des années, et peut-être sa vie entière.

Voilà ce qu’il faut bien comprendre lorsqu’on prétend parler d’une violence juste qui ne serait pas la même… Pour maintenir la distinction des deux violences, il faut procéder (ce que l’on constate de fait souvent) à des refus successifs de considérer la réalité, la loi de la violence. Et c’est pourquoi, il me paraît tellement important d’affirmer que la démarche réaliste est la base d’une compréhension vraie du phénomène. Mais alors elle implique le refus des idéalismes.

Le refus des idéalismes

Dans tous les cas. c’est un idéalisme qui sert de justification à l’emploi de la violence. L’idéalisme est ici l’attitude qui consiste à faire prendre la violence pour autre chose que ce qu’elle est. Il sera toujours du même type que la démonstration que nous récusions plus haut selon laquelle la violence exercée par un État n’est plus violence mais « force publique ».

L’idéalisme même pour ceux qui préconisent durement la violence consiste soit à la voiler sous des considérations politiques, économiques, philosophiques, soit à faire une véritable mythologie de la violence, et à l’exalter si haut qu’elle devient une sorte de valeur, comme chez Sorel. Et bien sûr, quand on se cogne à une valeur, le sang ne coule pas. L’exaltation mystique de la violence, chez Hitler et tous les modernes révolutionnaires, conduit à oublier que le sang coule et qu’un homme hurle de souffrance ou de peur. Mais il y a divers aspects de cet idéalisme que nous rappellerons sommairement.

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Le plus courant (mais celui qui nous concerne peut-être le moins ici) est l’idéalisme révolutionnaire. Il est très répandu chez les intellectuels. Combien de professeurs de philosophie français tiennent des discours d’une extrême violence, magnifiant Che Guevara. Ils se sont attiré la légitime riposte de Malraux : « Ou bien on croit réellement que le salut de l’homme tient à la guérilla, mais alors on va en Bolivie pour y participer, ou bien on se tait sur ce sujet (21) ! » Quels sont les thèmes les plus fréquents de cet idéalisme ? Il y a celui de la violence libératrice et purificatrice. Celui qui est écrasé dans notre société, qui se sent en désaccord profond, qui cherche à la mettre en question de façon radicale, parle de la violence, et parfois la met en pratique. Par la violence, il échappe au conformisme ; par la violence, il rompt avec le milieu bourgeois, avec les compromissions ; il révèle clairement les positions ; on cesse de vivre dans un univers hypocrite et ouaté, on fait éclater au grand jour les véritables conditions humaines, on divise la société de telle façon qu’elle ne peut plus durer avec ses schémas traditionnels, sa morale et son organisation. La violence, c’est l’opération chirurgicale salutaire, le cautère qui fouille les chairs pour détruire les microbes. Elle a une valeur cathartique à la fois pour soi-même et pour la société. Par la violence, l’homme se libère de ses rôles faux imposés par la société, de la quotidienneté écrasante des jours, il entre enfin dans l’aventure où il a des chances d’être pleinement homme. Je pourrais continuer, à perte d’écriture, cette hypostase de la violence, que l’on trouve chez les partisans de la guérilla, et qui est identique à celle des écrits hitlériens. Mais cet idéalisme consiste aussi à voiler la violence, et à dire qu’il n’y a pas violence, là où partout elle est. C’est Robespierre et Saint-Just qui ont montré le chemin en établissant que la terreur était un mode de gouvernement appliqué aux circonstances et parfaitement légitime. Depuis ce temps, tous les gouvernements ont caché la violence sous le voile juridique, et Marx a eu l’incomparable mérite de faire apparaître au jour le fait que la domination du patron sur l’ouvrier est une violence, même si elle ne s’exprime par aucun acte cruel, qu’il y a lutte des classes même si le patron ne fait pas intervenir la police ou l’armée ; que l’armée est avant tout une garantie de la classe dominante pour assurer sa domination, mais le tout est couvert par des fictions juridiques, par l’exaltation de la patrie par des doctrines politiques. Le chrétien doit autant arracher ce voile hypocrite idéaliste que dénoncer l’idéalisme de la violence purificatrice et sanctifiante. Dans les deux cas d’ailleurs, la violence est employée en considérant qu’elle est le moyen le plus adéquat pour atteindre un but élevé. Il s’agira de la justice sociale, du salut de la patrie, de l’élimination des criminels (car l’adversaire social ou politique est alors toujours représenté comme un criminel), de la modification radicale des structures économiques : dans la voie d’une juste révolution, la violence est toujours représentée comme le « point de non-retour », par conséquent le fait qui oblige l’histoire à se mettre en place ! Or, sans pouvoir ici développer cette affirmation, mes études politiques et sociologiques me conduisent à affirmer que la violence est un moyen tout à fait superficiel, c’est-à-dire susceptible de produire des changements superficiels, d’apparence, de grossiers semblants, mais précisément n’atteint jamais les racines d’une injustice, d’une structure sociale à changer, les bases d’un système économique, les fondements d’une société. La violence n’est pas un moyen approprié pour une révolution en profondeur (22).

Elle conduit à éliminer une équipe de direction, des voisins détestés, des témoins gênants, des oppresseurs haïs, mais jamais rien de décisif ne change. Une police en remplace une autre. Un directeur d’usine, un autre… Par conséquent, la croyance que la violence est le moyen efficace d’un changement décisif et profond ressortit au dangereux idéalisme, qui pousse à la violence et produit les pires désillusions.

Enfin un troisième aspect de cet idéalisme qu’il nous semble important de récuser, c’est l’idéalisme « généreux », cet idéalisme multiforme qui par exemple proclame que le grand désir, c’est la réconciliation, et qu’une fois passée la violence, la réconciliation sera enfin possible. Vision de cette espèce de paradis, où l’homme sera réconcilié avec lui-même, avec les autres, avec la Nature, comme Marx le montre, mais au préalable, il faut l’explication sanglante et la dictature du prolétariat qui n’en sont que le prélude. Idée d’ailleurs partagée par des chrétiens. T. Richard Snyder s’interroge à ce sujet en se demandant si la prédication chrétienne de la réconciliation ne manquait pas la réalité en ne tenant pas compte de la violence préalable nécessaire… (23) Idéalisme généreux de tant de jeunes qui risquent la prison et la mort en refusant de participer à une guerre qu’ils ne condamnent que parce qu’ils ont idéalisé l’adversaire de leur pays, en le peignant sous des couleurs délicieuses. Ces jeunes sont à la fois des héros et des imbéciles ; scandalisés par la violence qu’ils voient, massive, énorme, criante, ils ont ici raison. Mais parce qu’il y a cette violence évidente, ils font aussitôt de ceux qui la subissent des agneaux, des saints et des martyrs. Car ils ignorent tout de la réalité de ces adversaires, de leur cruauté, de leurs violences, de leurs mensonges. Ils ignorent encore plus leurs intentions réelles et ce que serait l’abominable violence qu’ils exerceraient si ces adversaires prenaient le pouvoir. Alors, dans l’ignorance totale, dans l’incompréhension et l’aveuglement, voilà ces jeunes sensibilisés uniquement à l’actualité, qui prennent parti pour ces adversaires et pour la violence de ces adversaires. Combien en ai-je vu en France avant la guerre, prenant le parti du nazisme, parce que les nazis protestaient généreusement contre les violences faites aux Sudètes, aux Croates, aux Allemands de Dantzig, parce qu’ils déclaraient défendre les droits des pauvres et des chômeurs exploités par les capitalistes… ? Ils ont payé cher leur admiration ! Combien en ai-je vu en France après la guerre prenant le parti du communisme, « le parti des pauvres, du prolétariat », et brusquement stupéfaits quelques années plus tard par les déclarations du XXe Congrès et par l’affaire de Hongrie ? Voilà l’idéalisme qu’il faut radicalement condamner et combattre.

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Mais il y a aussi un idéalisme pacifiste dont il faut singulièrement se méfier. On ne peut éviter de parler ici des hippies. Là encore nous sommes en présence d’une jeunesse généreuse. Laissons de côté les affaires de drogues et de liberté sexuelle. Ce n’est pas le plus important. Ils contestent une société dans son ensemble, et pour de bonnes raisons. Ils la récusent pour son conformisme, son vide moral, la perte de son âme. Ils proclament le Flower Power, peut-être en opposition avec le Black Power, en tout cas en opposition avec toutes les formes de violence. Ils annoncent la fin de l’Occident, et ils ont raison dans une certaine mesure parce que le seul idéal de cet Occident est la croissance économique. Et leur référence à l’amour, leur adoption (partielle) de la pensée de Krishna, leur récusation du nationalisme pour rejoindre une conscience cosmique, et une communion universelle sont une belle orientation. Enfin, leur appel à l’initiative individuelle pour la découverte par chacun de ce qu’il doit faire, pour l’invention d’une nouvelle éthique qui ne soit pas un moralisme est un bel exemple de ce que pourrait être une authentique prédication éthique chrétienne. Tout cela, quelles que soient les manifestations extérieures contestables, est réellement valable et profondément sérieux. Et nous devons pour notre sujet en retenir surtout le principe absolu de non-violence, la condamnation de toutes les formes de violence. Malheureusement, ce grand élan me paraît condamné d’avance, corrompu dès le départ, parce que les hippies n’ont aucune conscience de leur place réelle dans la société. Ce qui me paraît condamnable en eux, ce n’est ni le vice ni la contestation, mais l’ignorance et l’absence de réalisme (et sur ce point je sais bien qu’ils diraient qu’ils ne veulent pas être réalistes, car ce serait retomber dans cela même qu’ils refusent de notre civilisation rationaliste) ! Car ils ne savent pas que s’ils existent, ce n’est que sur la base, le fondement et la réalité de cette société de production-consommation, de cette société technicienne, de cette société de violences. Ils n’existent que comme le supplément, la fleur au chapeau, la chansonnette, la guirlande, le feu d’artifice, le bouchon de champagne de cette société-là. Ils croient la contester et l’accuser alors qu’en réalité, ils n’en sont que le produit de luxe. Ils ne peuvent matériellement exister que dans la mesure où cette société fonctionne à plein rendement. Car, dans la mesure où ils travaillent très peu et même pas du tout, où ils consomment passablement (même s’ils refusent un grand nombre de biens mécaniques), ils sont un poids improductif pour cette société, poids qui n’est tolérable que dans la mesure où la société de haute consommation arrivée à un certain niveau peut en effet supporter une fraction de ses membres comme improductifs et les entretenir. Ils sont effectivement un produit de ce luxe qu’une société hautement productrice peut se permettre. Dans une société de niveau inférieur ou en période de croissance limitée, il est évident que le mouvement hippy ne pourrait du tout exister, simplement parce que tous ces jeunes seraient embrigadés, enrégimentés, contraints soit à travailler dur, soit à mourir de faim. Mais s’ils existent sur le fondement de la société de haut niveau, cela veut dire qu’ils reposent en fait sur l’existence de ces mécanismes économiques, de ces rigueurs techniques, de ces violences dévoilées ou secrètes qui font la trame de cette société : sans cette morale de rendement, d’exploitation, de concurrence, de « progrès » (qu’ils contestent, à juste titre !) ils n’auraient simplement aucune possibilité d’exister. Réciproquement, ils apparaissent comme répondant à une sorte de besoin profond de la société elle-même. Une société de ce type est un monde qui s’ennuie, un monde qui éprouve inconsciemment son absence de plaisir, son absence de jeunesse. Morne, grise, sans joie, cette société ne se présente ni comme le sommet du meilleur, ni comme un paradis, elle cherche en tâtonnant ce qui lui manque. Elle offre du loisir, de la distraction, mais ce n’est pas encore suffisant : il faut savoir les utiliser. Les hommes qui appartiennent à cette société ne sont pas heureux, ne se sentent ni libres ni meilleurs : ils ont besoin de ce supplément-là (sans rien perdre par ailleurs, assurément !). Et voici tout d’un coup l’invention hippy, qui répond exactement à l’appel, au besoin de cette société. Le besoin crée l’organe. Ils inventent couleur, jeunesse, plaisir… et l’apportent. Bien sûr, dans une certaine (très faible) mesure, ils scandalisent. Mais ce scandale n’est rien auprès de l’adhésion profonde d’une société en mal d’ennui. Et ce qu’il faut comprendre, c’est que bien loin de contester cette société, le phénomène hippy, au contraire, lui apporte ce qui lui manque, ce dont elle avait besoin, ce qui lui est nécessaire pour continuer à être en tant que cette société-là. Car c’est à cette société-là, de production, de rationalité, qu’ils apportent leur joyeux complément, qui lui permettra de continuer et de se développer mieux encore. L’erreur des hippies est de croire qu’ils sont hors de cette société, alors qu’ils en sont un organe et un produit. L’idéalisme de leur non-violence tient en ce que, s’ils peuvent exister en tant que groupe non violent, c’est grâce à l’ordre et la production (c’est-à-dire la violence) de cette société. L’idéalisme de leur non-violence tient encore en ce qu’ils estiment pouvoir vivre en tant que société, en tant que groupe global, sans contrainte et sans violence : alors que cela ne leur est possible que précisément grâce à l’encadrement du reste de la société où ils s’insèrent. Leur rousseauisme mis en pratique n’a de possibilité que dans la croissance organisationnelle et contraignante du reste. Par cet aveuglement sur leur vraie place, leur vraie signification, leur relation avec la société globale, les hippies, tout sympathiques qu’ils me soient, me paraissent favoriser dangereusement une société de violence qui s’organise toujours sous le couvert des plus généreux idéalismes.

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Enfin, le troisième aspect de l’idéalisme, qu’il nous faut discerner et rejeter, est un idéalisme chrétien, qui se développe périodiquement dans l’histoire de l’Église. Cet idéalisme concerne finalement toujours, d’une façon ou d’une autre, la bonté du monde et de l’homme. Les chrétiens ont le plus grand mal à s’en tenir à la double affirmation biblique du mal radical et de l’amour radical. Tantôt, ils plongent du côté du mal radical de l’homme et du monde (et ce sera le puritanisme, le moralisme, le dessèchement du cœur, la fin du pardon, de la joie), tantôt ils ne voient plus que la grâce et l’amour, et à ce moment ils se croient déjà dans le « Paradis ». Actuellement, les nouvelles orientations théologiques vont dans ce sens. Les trois fondements que l’on ne cesse de rappeler sont les suivants : Dieu a tellement aimé le monde… donc, dit-on, le monde est actuellement racheté, bon ; c’est pour le monde que l’œuvre de salut est faite, par conséquent ce qui se fait dans le monde est dorénavant béni, aimé par Dieu ; les œuvres de ce monde sont bénéfiques, il faut que les chrétiens apportent leur contribution à l’œuvre du monde. En second lieu, là où le péché abonde, la grâce surabonde… Certes il y a encore du mal dans ce monde, mais il ne faut pas se fixer sur ce mal, il ne faut pas s’obséder du péché, car de toute façon cela se situe à l’intérieur de la grâce qui est la plus forte, qui englobe le tout. Inutile d’analyser le mal, les désastres, les perversions économiques ou sociales, il vaut mieux savoir que l’œuvre de la grâce s’exprime dans les œuvres merveilleuses et admirables des hommes, leurs techniques, leur politique, leur science, etc. Enfin, on se réfère à la Seigneurie de Jésus-Christ sur le monde. Si Jésus-Christ est effectivement Seigneur, cela veut donc dire que tout ce qui se passe dans le monde est dans cette Seigneurie. Ainsi, ce n’est pas dans l’Église, avec les cérémonies, cultes, prières, ni même les études bibliques, que l’on participe à cette Seigneurie, c’est dans le monde, en communiant avec tous les hommes, dans leurs œuvres que l’on construit ensemble, ceux qui connaissent le Christ et ceux qui ne le connaissent pas, le Royaume de ce Seigneur, qui est présent dans chacun des petits, incognito (Mt xxv). Ces fondements théologiques, exacts à condition de ne pas les considérer seuls, conduisent à valoriser le monde et l’homme, à exalter les œuvres techniques, scientifiques et politiques, à considérer que la vraie vocation du chrétien est de participer à la culture humaine. Mais ceci conduit à récuser aussi tout réalisme quant à la politique ou à la technique. On prend un parti systématique de jugement positif, et de croyance au progrès. On considère par exemple que « le monde, tel qu’il est, est en état de christianisme implicite (24) » et que, de ce fait, toute participation au monde fait avancer l’œuvre du Seigneur. Car, très curieusement, cette théologie (qui est partiellement celle du Conseil œcuménique et qui autrefois avait conduit à un quiétisme) conduit maintenant à un certain activisme : en son nom on engage les chrétiens à participer à l’action politique ou scientifique sans réserve, sans mauvaise conscience, ayant la conviction que le mal qui peut y être est forcément dominé par le bien. Mais alors cet idéalisme mène évidemment à se tromper sur la réalité de la violence. D’un côté on se scandalise qu’il puisse y avoir violence, car dans ce monde idyllique, la dureté, la torture, la guerre, paraissent anormales, et presque incompréhensibles. Mais encore faut-il que ce soit une grosse violence bien visible, qui ne puisse être niée : devant elle alors, la réaction de ces chrétiens idéalistes est le scandale. Toute autre violence, larvée, secrète, cachée, est niée, tant qu’elle peut être voilée. (Ainsi la violence des entreprises capitalistes sur les pays soumis, ou bien la violence des camps de concentration staliniens tant qu’on pouvait nier leur existence.) Et quant à la violence issue de la révolte des petits et des opprimés, elle reçoit le plein accord de ces idéalistes, car elle semble l’expression de la justice. Mais cet accord repose sur l’ignorance de ce qu’est effectivement la violence, sur l’absence de connaissance du monde, sur un aveuglement volontaire ou involontaire des effets de la violence dans tous les cas et quelle qu’en soit la justification. Il faut d’ailleurs souligner que ces mêmes chrétiens qui acceptent si facilement cette violence-là sont incapables de tuer un homme par eux-mêmes, et, pour autant que j’en connais, seraient bien ennuyés si on leur mettait un pistolet-mitrailleur entre les mains (25).

Mais cette erreur théologique, fondement de leur idéalisation de la violence, les conduit à un nouveau manichéisme, de caractère sociopolitique. Or, ce manichéisme est (comme le premier, l’idéalisme métaphysique), lui aussi un idéalisme, un refuge simplificateur pour aider à prendre parti dans un monde compliqué, où l’on se rend bien compte qu’il faut arriver à prendre parti, comme les puissances du monde vous somment de le faire. Ces chrétiens le font alors aveuglément en un engagement qui n’a plus rien de spécifiquement chrétien.

Ainsi, quels que soient le milieu, le motif, le fondement, l’orientation de l’idéalisme, il conduit toujours à prendre une position fausse et dangereuse à l’égard de la violence. Le premier devoir chrétien est de le rejeter.

Notes

1. Cf. L’Illusion politique. Je ne peux évidemment reproduire la démonstration de ceci, qui est très longue, dans ces brèves pages.

2. Par exemple, Léonard Reissmann, Les Classes sociales aux États-Unis, 1963.

3. Paul Ricœur, Esprit, 1949.

4. Éric Weil, L’État.

5. Il faut peut-être citer le texte de Tocqueville : après avoir rappelé les effets de l’apparition des Blancs sur la nature, le gibier, etc., il montre le caractère particulier de cette violence légale : « La dépossession des Indiens s’opère de nos jours de manière régulière et pour ainsi dire toute légale… Je crois que la race indienne est condamnée à périr, et je ne puis m’empêcher de penser que le jour où les Européens se seront établis sur les bords de l’Océan pacifique, elle aura cessé d’exister… Isolés dans leur propre pays, les Indiens n’ont formé qu’une petite colonie d’étrangers incommodes au milieu d’un peuple nombreux et dominateur… Les États, en étendant ce qu’ils appellent le bienfait de leurs lois sur ces Indiens, comptent que ces derniers aimeront mieux s’en aller que de s’y soumettre. Et le gouvernement central, en promettant à ces infortunés un asile permanent dans l’Ouest, n’ignore pas qu’il ne peut le leur garantir… Les Espagnols, à l’aide de monstruosités sans exemple, en se couvrant d’une honte ineffaçable, n’ont pu parvenir à exterminer la race indienne ni même à empêcher de partager leurs droits : les Américains des États-Unis ont atteint ce double résultat avec une merveilleuse facilité, tranquillement, légalement, philanthropiquement sans répandre de sang, sans violer un seul des grands principes de la morale, aux yeux du monde. On ne saurait mieux détruire les hommes en respectant les lois de l’humanité » (La Démocratie en Amérique, IIe partie, chapitre 10, § 2). On est très loin de la réalisation du droit au bonheur !

6. Le père Arrupe, général de la Compagnie de Jésus, a fait en novembre 1967 une remarquable analyse des racines profondes de la violence aux États-Unis, racines morales et religieuses. Et il trace un programme d’action raisonnable pour lutter contre la discrimination raciale à partir de ce que peut effectivement l’ordre des Jésuites.

7. Un exemple élémentaire : si les nations colonialistes ont été obligées de décoloniser « en catastrophe », les Hollandais d’abord, puis les Français au Vietnam, ce fut sous la pression américaine et l’idéalisme anticolonialiste. Le résultat est que, peu après, les Américains furent obligés d’agir indirectement en Indonésie, directement au Vietnam : leur engagement dans cette guerre est le résultat direct de l’action qu’ils ont menée pour désarmer la France pendant sa propre guerre au Vietnam !

8. S. Bernstein, « Alternatives et violence : alienated youth and riots ». Race and Poverty, 1967.

9. J’emploie ce terme plutôt que celui de fatalité, qui a un sens philosophique, et auquel on peut objecter que depuis Jésus-Christ, la fatalité est vaincue. Oui. Mais la nécessité existe toujours ! 1

10. P. Marcel Cornelis « La non-violence et les pauvres », in Cahier de la Réconciliation.

11. Il est très caractéristique que l’un des chefs de la violence noire aux États-Unis, le pasteur Cleage, à Detroit, puisse dire que la violence est rédemptrice (l’idée que la violence est une purification fut également soutenue en France pour justifier les violences de la Liberation en 1944-1945), mais en même temps il explique : « Maintenant (après les émeutes) nous n’avons plus peur, c’est l’homme blanc qui a peur. » Ceci est très juste, mais c’est la preuve que la violence n’est pas rédemptrice et que, contrairement à ce que croit le pasteur Cleage, elle n’est pas le point de départ d’une négociation vraie, elle fait passer la peur d’un côté à l’autre.

12. J. Lasserre, « Révolution et non-violence », in Cahiers de la réconciliation, 1967, p. 34-36.

13. Discours à la Conférence de La Havane, 2 août 1967.

14. Interview de Rap Brown, in Nouvel Observateur, septembre 1967.

15. Stokely Carmichaël, ibid. Je suis bien d’accord avec le fait que ce sont les colonisateurs et les Blancs qui ont en ce cas commencé la violence, mais j’insiste ici sur le seul point du système de justification.

16. P. Jarlot, conférence de presse au Vatican pour l’anniversaire de l’encyclique Populorum progressio, 26 mars 1968.

17. Stokely Carmichaël, Discours à la Mutualité, 6 décembre 1967, Paris.

18. Abribat, Conférence à Bordeaux, 15 février 1967.

19. Sur le rapport entre violence, justification et propagande, J. Ellul, Propagande.

20. Régamey, op. cit., p. 27.

21. Interview de Malraux à Europe n° 1, 27 octobre 1967.

22. J. Ellul, Autopsie de la Révolution, 1969.

23. Cf. « Révolution in the Theological Révolution », Christian Century, janvier 1968.

24. Conférence du père dominicain Schillebeeckx à Bruxelles, 13 mars 1968. Ceci s’inspire évidemment de la théologie de Teilhard de Chardin et de sa formule sur la « sainte matière ».

25. On peut citer un exemple très intéressant : « Le père Jaouen, célèbre en France pour son œuvre parmi les jeunes à Paris, déclarait au sujet de Bonnie and Clyde que ce ne pouvait faire de mal à personne, que la violence qui y était décrite n’avait aucune importance, que dans notre société, il n’y avait pas de violence de cet ordre que les jeunes ne risquaient pas de devenir plus violents après ce film… Car dans la société française il n’y a de violence que du fait de la police, et dans le monde il n’y a de violence qu’au Vietnam » (Témoignage chrétien, 2 février 1968). On peut difficilement aller plus loin dans l’aveuglement.

 

Contre les violents, éditions Centurion, 1972
Réédition dans Le Défi et le Nouveau, compilation
de huit ouvrages, éd. La Table ronde, 2007.

 

via Jacques Ellul, « Contre les violents  | «Les Amis de Bartleby

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