« Je suis lâche », le lamentable après Charlie

Quelques semaines après la commémoration de la tuerie de « Charlie Hebdo », un fait divers numérique impliquant une adolescente, du cyber-harcèlement, des propos blasphématoires et des menaces de mort amène à s’interroger sur la réalité du droit au blasphème en France.

Le 19 janvier dernier, Mila, 16 ans, décide de démarrer un live sur son compte Instagram consacré à sa passion pour le chant. Au cours de cette session vidéo, la jeune femme évoque ses préférences sexuelles (c’est une lesbienne assumée) et ses goûts, reconnaissant n’avoir pas d’attirance particulière pour les personnes d’origine maghrébine. Mila éconduit ensuite un internaute qui la drague lourdement, s’ensuit une vague d’insultes à caractère raciste, homophobe et visiblement pour la plupart laissés par des musulmans avec des références très explicites à Allah, à l’Enfer et aux “mécréants”. Face à ce flot d’injures et ce déferlement de haine, Mila s’emporte et lâche dans une vidéo : « Je déteste la religion, le Coran il n’y a que de la haine là-dedans. […] Votre religion, c’est de la merde, votre Dieu, je lui mets un doigt dans le trou du cul… ». La vidéo est relayée, l’adresse de Mila, son nom complet ainsi que celui de son lycée sont balancés sur la Toile. Depuis, Mila ne s’est pas rendue en cours, la droite identitaire et islamophobe se frotte les mains, la “communauté” gaie et lesbienne se désolidarise, les “Je suis Charlie” baissent le nez avec beaucoup de concentration vers les livres de Martin Handford.

« Rappelons que le principe même du blasphème ne saurait être « respectueux », tout comme l’humour ne saurait être « bienveillant ». »

Le parquet de Vienne (Isère) a ouvert deux enquêtes. L’une, « ouverte du chef de provocation à la haine raciale« , a pour but « de vérifier si les propos tenus sur la vidéo diffusée » par la jeune fille « sont de nature à recouvrir une qualification pénale ou s’inscrivent dans la liberté d’expression reconnue à chacun« . L’autre, « ouverte du chef de menaces de mort, menace de commettre un crime, harcèlement » notamment, s’attache à retrouver et poursuivre les auteurs de ces faits « gravement attentatoires à l’intégrité » de l’adolescente, selon le parquet. Le 30 janvier, le parquet a classé sans suite la première procédure. C’est une bonne nouvelle, mais l’instruction d’une enquête pour “incitation à la haine raciale” au sujet d’un blasphème montre une inflexion des mentalités vers un amalgame grossier et dangereux entre insulte à la religion et appel à la haine.

Non, ce n’est pas “une énième histoire d’ados excités sur internet”

Il ne fait aucun doute que certains se sentent pousser des gonades derrière leur écran et que, sur un grand nombre de commentaires, la plupart relèvent du défoulement pur et simple de types excités et frustrés, en situation d’“insécurité culturelle” vis-à-vis d’une religion qu’ils ne connaissent pas. La religion bien vécue ne rend pas vert de rage face à un blasphème, elle pince le cœur, blesse quelques secondes et le rappel de Dieu fait qu’on passe vite à autre chose, puisque Dieu seul est juge, si l’on croit. Je reste, personnellement, perplexe devant des gens qui répètent que Dieu est grand mais qui se sentent investis de la mission sacrée de le venger d’une fille de seize ans comme s’il avait l’estomac fragile et besoin d’émissaires armés.

« La droite identitaire et islamophobe se frotte les mains, la « communauté » gaie et lesbienne se désolidarise, et les “Je suis Charlie” baissent le nez avec beaucoup de concentration vers les livres de Martin Handford. »

Il est impossible de savoir combien d’internautes précisément ont insulté Mila, avec la possibilité que deux ou trois comptes soient reliés à un seul utilisateur (ce qui réduirait, dans le cas le plus optimiste, les milliers de menaces de mort à… quelque chose de toujours aussi inquiétant). Peu importe que Mila ait été outrancière, que la droite réac et identitaire l’ait soutenue en premier, que ce soit un fait divers qui prenne racine dans la sphère ado à cheveux bleus. Nous pourrions même découvrir que cette jeune femme a préparé son coup, qu’elle torture des chatons dans son studio d’enregistrement et qu’elle a sa carte au RN que cela n’y changerait rien. Une personne, fût-elle la plus folle, menacée de mort en France pour des propos religieux, c’est un fait trop important pour adopter une posture d’indifférence comme s’il ne s’agissait que d’un cas de cyber-harcèlement de plus. Qu’Élisabeth Lévy ou même Marine Le Pen aient tenu des propos de bon sens concernant cette affaire ne doit pas conduire la gauche ou les belles âmes détachées de toutes les petites polémiques du quotidien à tourner le dos à une jeune femme qui ne peut même plus se rendre dans un lycée français.

Si le droit français reconnait le droit au blasphème, il reconnait le droit de blesser et d’injurier un culte, soit un concept. Le blasphème ne saurait donc être “respectueux”, tout comme l’humour ne saurait être “bienveillant”. Les débats incessants en France sur la censure d’un artiste, d’un écrivain, ou d’une apprentie chanteuse, avec la violence des commentaires et la haine qui suinte de tout le raffut autour de leurs affaires respectives révèlent une société très fragile, au bord du gouffre psychiatrique. Nous vivons, malgré une fausse abondance au coût écologique encore largement sous-estimé, une période assoiffée de haine et de cruauté, qui ne cherche qu’à céder à ses pulsions barbares et à lyncher en public ; toujours, par ailleurs, des profils “faibles” : jeunes femmes et vieillards. Une soif de cruauté à peine voilée par la chasse à “l’offense”, comme le roccoco où le décor masquait la terreur du vide.

Les petits maux de ventre, les susceptibilités, les relents gastriques et les sensibilités de chacun ne sont nullement, et aucunement, égaux au sort réservé désormais à Mila.

Le droit au blasphème n’est pas qu’idéologique

Nos compatriotes musulmans n’aspirent qu’à vivre au calme, nourrir leurs enfants et pratiquer leur culte ; ils jouissent dans notre pays d’une liberté de culte totale. Leur droit de vivre leur religion dans la sécurité n’est pas menacé par les mots d’une gamine aux cheveux bleus. En revanche, la vie de cette gamine est menacée par quelques fous furieux auxquels aucun privilège ne doit être accordé. Le droit au blasphème est indispensable à la bonne marche d’une société multiconfessionnelle. La paix civile vaut bien quelques déglutitions pénibles et crampes à l’estomac. Le droit au blasphème en France n’est pas une idéologie hors sol, il s’est inscrit dans le sang.

Lutte gouvernementale contre le manspreading VS menaces de mort

Enfin, après la stupeur devant la haine déversée sous nos yeux, qui doit bien trouver son origine dans une haine réelle pour certains, ce qui blesse c’est bien le silence de nos responsables politiques, brisé un peu sur le tard par Marlène Schiappa d’ordinaire si volubile sur l’égalité filles-garçons en petite section de maternelle ou le degré maximal d’écartement des cuisses masculines dans les transports en commun. Quant à Nicole Belloubet, elle a une fois de plus illustré la Macronie : une équipe de bras cassés, indifférents à tout sauf à leur fric, qui tente de ménager la chèvre et le chou en finissant par ne rien dire, ou par jeter de l’huile sur le feu en affirmant que « l’insulte à la religion, c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience ». Qu’on nous explique dans ce cas comment la croyance qui trouve son siège dans le for intérieur peut être menacée par des propos. On peut être empêché physiquement de pratiquer, de se rendre dans un lieu de culte, mais Dieu merci, il n’existe aucun moyen d’empêcher la conscience religieuse de chacun de se déployer. Aurélien Taché a également ajouté son grain de sel avec un tweet mollasse assorti d’une faute d’orthographe de niveau cours élémentaire première année – tout va bien.

On aura beau jeu de se plaindre que seule la droite identitaire se soit emparée du cas de Mila ; tandis que l’ensemble du pays est placé sous surveillance, qualifié de délinquant pour un dépassement de vitesse en automobile de deux kilomètres heure, convoqué au commissariat pour un tweet hostile à Macron, éborgné dans l’impunité en manif’ et bientôt, sûrement, soupçonné de viol par simple regard, “nos” “dirigeants” n’ont pas daigné réagir en temps et en heure et ont laissé un boulevard à leurs concurrents politiques. Bon courage à tous.

 

via « Je suis lâche », le lamentable après Charlie – Le Comptoir

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