La censure américaine moralisatrice du Russie-gate, par Robert Parry

Tombe du Soldat inconnu devant le mur du Kremlin, 6 décembre 2016. (Photo de Robert Parry)

Source : Robert Parry, Consortium News, 14-11-2017

Derrière la « résistance » anti-trump et le « scandale » du Russie-gate, il y a une volonté troublante de faire taire la dissidence aux États-Unis, en étouffant les informations qui remettent en question les récits officiels, écrit Robert Parry.

La différence la plus frappante entre Washington d’aujourd’hui et le temps où j’y étais en tant que jeune correspondant de l’Associated Press à la fin des années 1970 et au début des années 1980, c’est que – alors même que l’ancienne guerre froide se réchauffait autour de l’élection de Ronald Reagan – il y avait des journalistes de renom qui regardaient avec mépris la diabolisation excessive de l’Union soviétique et mettaient en doute les affirmations farfelues sur les menaces terribles contre la sécurité nationale américaine.

Peut-être que la guerre du Vietnam était encore assez fraîche dans l’esprit des gens pour que les rédacteurs en chef et les journalistes nationaux comprennent les dangers d’une pensée de groupe insensée au sein de l’administration à Washington ainsi que l’importance d’un scepticisme sain à l’égard des déclarations officielles de la communauté américaine du renseignement.

Aujourd’hui, cependant, je ne peux pas trouver une seule personnalité de premier plan dans les médias d’information grand public qui remette en question aucune allégation – aussi improbable ou absurde soit-elle – qui dénigre le président russe Vladimir Poutine et son pays. C’est un constant dénigrement de la Russie

Et, derrière cette inquiétante uniformité antirusse se cachent des agressions croissantes contre les journalistes indépendants et dissidents et les organes d’information hors du courant dominant. Nous n’entrons pas seulement dans une nouvelle guerre froide et un nouveau maccarthysme, nous recevons aussi une forte dose « d’orwellianisme » à l’ancienne.

Parfois, vous voyez cela dans des actes individuels comme le HuffingtonPost supprimant un reportage du journaliste Joe Lauria parce qu’il a osé faire remarquer que l’argent démocrate a financé les deux premiers éléments de ce qui est maintenant connu sous le nom de Russie-gate : l’examen scientifique des ordinateurs au Comité national démocrate et l’enquête d”opposition sur Donald Trump menée par l’ancien espion britannique Christopher Steele.

Le Huffington Post n’a jamais contacté Lauria avant ou après sa décision de retirer l’article, malgré une demande d’explications de sa part. Les rédacteurs en chef de HuffPost ont dit à un journaliste de BuzzFeed qu’ils répondaient aux plaintes des lecteurs selon lesquelles l’article était rempli d’erreurs factuelles, mais aucun n’a jamais été expliqué, laissant peu de doute que la véritable « erreur » de Lauria était de défier la pensée de groupe Russie-gate de la résistance anti-trump. [Une version de l’histoire de Lauria est apparue sur Consortiumnews.com avant que Lauria ne l’affiche sur HuffPost. Si vous voulez signer une pétition appelant HuffPost à restaurer l’article de Lauria, cliquez ici.]

Museler RT

D’autres fois, la censure américaine croissante est motivée par des agences gouvernementales américaines, telles que la demande du ministère de la Justice, qui exige que le service de presse russe, RT, s’inscrive en vertu de la loi restrictive Foreign Agent Registration Act, qui exige des divulgations rapides, fréquentes et détaillées de la prétendue « propagande », ce qui pourrait rendre impossible pour RT de continuer à fonctionner aux États-Unis.

Cette attaque contre RT a été rationalisée par « l’Intelligence Community Assessment » du 6 janvier, qui a été en réalité préparée par une poignée d’analystes « triés sur le volet » de la CIA, du FBI et de l’Agence de la sécurité nationale. Leur rapport incluait un appendice de sept pages accusant RT de propager la propagande russe depuis 2012 – et apparemment ce rapport du 6 janvier doit maintenant être accepté comme parole d’évangile, aucune question n’est permise.

Cependant, si un vrai journaliste avait réellement lu le rapport du 6 janvier, il ou elle aurait découvert que l’attaque maléfique de RT contre la démocratie américaine incluait des infractions telles que la tenue d’un débat entre des candidats tiers qui ont été exclus des débats républicains-démocrates en 2012. Oui, permettre aux Libertariens et aux Verts d’exprimer leurs points de vue est un grave danger pour la démocratie américaine.

D’autres « propagandes » de RT comprenaient des reportages sur les manifestations d’Occupy Wall Street et l’examen des dangers environnementaux de la « fracturation hydraulique », problèmes qui ont également été largement couverts par les médias nationaux américains. Apparemment, chaque fois que RT couvre un événement d’actualité – même si d’autres l’ont fait également – cela constitue de la « propagande », qui doit être étouffée pour protéger le peuple américain du danger de la voir.

Si vous vous donnez la peine d’étudier l’appendice du rapport du 6 janvier, il est difficile de ne pas conclure que ces analystes « triés sur le volet » étaient soit fous, soit frénétiquement anti-russes. Pourtant, cette « évaluation de la communauté du renseignement » ne peut plus être remise en question, à moins que vous ne souhaitiez être étiqueté de « valet du Kremlin » ou « d’idiot utile de Poutine » [Une attaque antérieure du département d’État contre RT était tout aussi ridicule ou manifestement fausse].

Et, soit dit en passant, c’est le directeur du renseignement national du président Obama, James Clapper, qui a témoigné sous serment que les analystes des trois agences ont été « triés sur le volet », c’est-à-dire qu’ils ont été personnellement choisis par les chefs des services de renseignement d’Obama parmi trois agences – et non pas « les 17 », comme on l’a répété à maintes reprises au public américain – et qu’ils ne représentaient même pas pleinement les analystes de ces trois agences. Pourtant, ce sous-ensemble d’un sous-ensemble est couramment appelé « la communauté du renseignement américain », même après que les grands médias aient finalement dû retirer leur bobard des « 17 au complet ».

Ainsi, le mythe du consensus de la communauté du renseignement demeure. Par exemple, dans un article positif paru mardi sur le fait que le gouvernement américain a contraint RT à s’enregistrer en tant qu’agent étranger, les journalistes Devlin Barrett et David Filipov, du Washington Post, ont écrit : « Les agences de renseignement des États-Unis ont conclu que le réseau et le site Internet mettent en avant sans relâche la propagande antiaméricaine à la demande du gouvernement russe. »

Dans le passé, même pendant l’ancienne guerre froide et les vociférations du président Reagan au sujet de « l’empire du mal », certains d’entre nous auraient effectivement examiné le dossier du rapport du 6 janvier contre RT et noté l’absurdité de ces affirmations sur « l’ implacable propagande anti-américaine ». Que vous vouliez entendre les points de vue des Verts et des Libertariens ou non – ou que vous aimiez la fracturation hydraulique et haïssiez Occupy Wall Street – la possibilité d’entendre cette information ne constitue pas une « propagande continuellement anti-américaine ».

Le véritable reproche du gouvernement américain à l’égard de la RT semble être qu’il donne la parole à certains Américains qui ont été mis sur liste noire dans les médias grand public – y compris d’anciens analystes américains du renseignement hautement qualifiés et des journalistes américains bien informés – parce qu’ils ont remis en question divers récits officiels.

En d’autres termes, les Américains ne sont pas censés entendre l’autre version de l’histoire sur les conflits internationaux importants, tels que la guerre par procuration en Syrie, la guerre civile en Ukraine ou les mauvais traitements infligés par Israël aux Palestiniens. Seules les versions du département d’État de ces événements sont autorisées, même lorsque ces versions sont elles-mêmes de la propagande, si ce n’est carrément fausses.

Par exemple, vous n’êtes pas censés entendre parler des énormes lacunes dans le cas du sarin en Syrie, ni du régime ukrainien post-coup d’état qui a armé les néonazis pour tuer des Ukrainiens d’origine ethnique russe, ni de la transformation d’Israël en un État d’apartheid. Les Américains bien pensants doivent être sous régime strict sur la question du bon droit du gouvernement américain et ses alliés . Tout le reste, c’est de la propagande.

Se trouve également interdite toute critique réfléchie de ce rapport du 6 janvier – ou même, semble-t-il, de la façon dont Clapper l’a décrit comme un produit d’analystes « triés sur le volet » provenant de trois organismes seulement. Vous n’êtes pas sensés vous demander pourquoi d’autres services de renseignement américains ayant une connaissance approfondie de la Russie ont été exclus et pourquoi même d’autres analystes des trois organismes concernés ont été exclus.

Non, vous devez toujours considérer le rapport du 6 janvier comme un consensus de l’ensemble de la « communauté du renseignement des États-Unis ». Et vous devez l’accepter comme un fait, tel qu’il est traité par le New York Times, le Washington Post, CNN et d’autres grands médias. Vous ne devriez même pas remarquer que le rapport du 6 janvier lui-même ne dit pas que l’ingérence électorale russe était réelle. Le rapport explique que « les avis ne sont pas sensés laisser supposer que nous avons des preuves qui montrent que quelque chose est un fait. »

Mais même en citant le rapport du 6 janvier, un journaliste américain pourrait devenir une sorte de « taupe russe » traître dont le journalisme doit être purgé des médias « responsables » et qui devrait être contraint de porter l’équivalent d’une étoile jaune journalistique.

L’hystérie Anti-Trump/Russie

Bien sûr, une grande partie de cette hystérie anti-russe provient de la fureur qui règne depuis un an sur l’élection choquante de Donald Trump. Dès les premiers instants de l’incrédulité abasourdie face à la défaite d’Hillary Clinton, le récit a été initié pour rendre responsable de la victoire de Trump non pas Clinton et sa mauvaise campagne, mais la Russie. Cela a également été considéré comme un moyen possible d’inverser le résultat des élections et de destituer Trump.

Les principaux médias d’information américains se sont ouvertement mis à l’avant-garde de la Résistance. Le Washington Post a adopté le slogan mélodramatique et hypocrite « Democracy Dies in Darkness » (la démocratie meurt dans les ténèbres) en lâchant ses journalistes pour claironner le récit de certains Américains déloyaux répandant la propagande russe. Les ténèbres étaient sans doute un bon endroit pour enfermer les gens qui remettaient en question le récit de la résistance Russie-gate.

Un premier coup de cette guerre contre l’information dissidente a été tiré le dernier jour de Thanksgiving lorsque le Post a publié un article en première page citant un groupe anonyme appelé PropOrNot qui calomniait 200 sites d’informations sur Internet pour avoir prétendument diffusé de la propagande russe. La liste incluait certaines des sources les plus importantes de journalisme indépendant, y compris Consortiumnews.com, apparemment pour le crime d’avoir remis en question certains des récits du département d’État sur les conflits internationaux, en particulier la Syrie et l’Ukraine.

Puis, avec la montée de l’hystérie anti-russe ,en décembre dernier, le Congrès a approuvé l’octroi de 160 millions de dollars à des groupes de réflexion et à d’autres organisations non gouvernementales pour lutter contre la propagande russe. Bientôt, des rapports et des études sont sortis des étagères, détectant un Russe derrière chaque article, tweet et publication qui ne suivait pas la ligne du département d’État.

Le New York Times et d’autres grandes agences de presse ont même encouragé Google, Facebook et d’autres entreprises technologiques à déployer des algorithmes capables de traquer, de marginaliser ou d’éliminer les informations jugées « fausses » ou « de propagande » par les médias officiels. Déjà, Google a mis sur pied une première ébauche de coalition, composée des médias grand public et des sites Web approuvés par l’establishment afin de décider quelles informations couper ou non.

Parmi ces arbitres de la vérité, il y a l’organisation de vérification des faits PolitiFact, qui a jugé que le mensonge sur « les 17 agences de renseignement » approuvant l’allégation de « piratage russe » était « vrai ». Même si cette allégation n’a jamais été vraie et est maintenant clairement établie comme fausse, PolitiFact continue d’affirmer que ce mensonge est la vérité, apparemment bouffi par l’orgueil qui vient avec son pouvoir de déterminer ce qui est vrai et ce qui est faux.

Mais ce qui me préoccupe peut-être le plus à propos de ces développements, c’est le silence de nombreux défenseurs des libertés civiques, des politiciens libéraux et des défenseurs de la liberté de la presse, sur lesquels on aurait pu compter dans le passé pour s’opposer à cette censure et à ce blackbouling.

Il semble que les fins de la descente de Donald Trump et de la diabolisation de Vladimir Poutine justifient tous les moyens, quels que soient le danger existentiel de guerre nucléaire avec la Russie ou les menaces maccarthystes (même orwelliennes) à la liberté d’expression, de presse et de pensée.

Dans les années 1980, le journaliste d’investigation Robert Parry a publié de nombreux articles sur l’Iran-Contra pour The Associated Press et Newsweek.

Source : Robert Parry, Consortium News, 14-11-2017

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 

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