La propagande au sujet de la propagande russe, par Adrian Chen

Fin Octobre j’ai reçu un e-mail de « l’équipe de PropOrNot », qui se décrivait elle-même comme une « équipe nouvellement formée et indépendante d’ingénieurs informatiques, statisticiens, professionnels de la sécurité nationale, journalistes et activistes politiques, qui se consacre à identifier la propagande, particulièrement la propagande russe visant le public américain ». PropOrNot a indiqué avoir identifié deux cents sites web pouvant être qualifiés « d’organes de la propagande russe ». L’audience de ces sites était importante – ils sont lus par au moins quinze millions d’Américains. PropOrNot a indiqué avoir « transféré un rapport préliminaire à ce sujet au bureau du sénateur Ron Wyden (D-OR), et après avoir vu notre rapport, ils nous ont contacté et poussé à prendre contact avec vous pour en raconter l’histoire. »

Lorsqu’on écrit sur les phénomènes d’internet, on apprend à se méfier des groupes anonymes qui offrent gratuitement le fruit de leurs recherches. J’ai dit à PropOrNot que j’étais trop occupé pour écrire un sujet, mais j’ai demandé à voir le rapport. En réponse, PropOrNot m’a demandé de mettre le groupe en relation avec des « gens du New York Times, du Washington Post, du Wall Street Journal ou de n’importe quel autre qui serait intéressé ». Étant en plein milieu d’un autre projet, je n’ai jamais donné suite.

PropOrNot s’est débrouillé pour contacter le Washington Post par eux-même. La semaine dernière, le Post a publié une histoire basée en partie sur les recherches du groupe PropOrNot. Intitulé « l’effort de propagande Russe a aidé à la diffusion de ’’fausses informations’’ durant les élections, selon des experts », le rapport soutenait que plusieurs chercheurs avaient découvert une « campagne sophistiquée de propagande Russe » qui diffusait des articles manipulés sur internet avec pour objectif d’affaiblir Hillary Clinton et d’aider Donald Trump. Les recherches de PropOrNot étaient mises bien en évidence. L’histoire a atteint la première place des articles les plus lus du Post, et a été largement partagée par des journalistes très en vue et des politiciens sur Twitter. Le précédent conseiller à la Maison-Blanche Dan Pfeiffer a twitté : « Pourquoi n’est ce pas la plus grosse nouvelle mondiale en ce moment ? »

L’affinité de Vladimir Poutine et de l’état Russe pour Trump a été assez largement rapportée. Durant la campagne, d’innombrables histoires ont spéculé sur les connexions entre Trump et Poutine, et affirmé que la Russie avait contribué à l’élection de Trump en usant de propagande et autres subterfuges. Clinton en a fait une de ses principales lignes d’attaque. Mais l’histoire du Post avait la force d’une révélation, en grande partie grâce à l’apparente caution scientifique du travail de PropOrNot : le groupe a publié un rapport de 32 pages détaillant sa méthodologie, et nommant expressément deux-cents organes d’information suspects. L’anonymat de l’organisation, qu’un porte parole a affirmé être due à la crainte de hackers russes, ajoutant encore une aura mystérieuse.

Mais une observation détaillée du rapport à montré qu’il s’agissait d’un travail inorganisé. « Pour être honnête cela a l’air d’un travail d’amateur », m’a indiqué Eliot Higgins, un chercheur respecté qui a enquêté pendant des années sur les fausses informations russes sur son site Bellingcat. « Je pense qu’il n’y aurait jamais dû y avoir le moindre article à ce sujet ».

Le problème le plus frappant est l’utilisation de critères trop vagues pour identifier quels sites ont diffusé la propagande. Selon le rappel de PropOrNot concernant sa méthodologie, la troisième étape consiste à vérifier si un site dans le passé « a fait écho à la propagande Russe », y compris faire l’éloge de Poutine, Trump, Bachar El-Assad, la Syrie, l’Iran, la Chine, et des « partis politiques radicaux aux États-Unis et en Europe ». S’il n’y a pas d’éloges , la propagande Russe inclut la critique des États-Unis, de Barack Obama, Clinton, de l’Union Européenne, d’Angela Merkel, de l’OTAN, l’Ukraine, « les Juifs », les alliés des États-Unis, les médias mainstream, les démocrates et le « centre-droit ou centre-gauche », et des modérés en tous genres.

Ces critères, bien sûr, pourraient inclure non seulement les médias contrôlés par l’état russe, comme Russia Today, mais pratiquement tous les médias d’information dans le monde, en incluant le Post lui-même. Pourtant PropOrNot affirme ne pas être intéressé à faire la différence entre les organisations qui sont explicitement des outils de l’état russe et les soit-disant « idiots utiles » qui répètent la propagande Russe sur la base d’opinions sincères. « Nous nous concentrons sur le comportement, pas les motivations », ont ils écrit.

Pour PropOrNot, le simple fait d’exprimer un ensemble de convictions hors du courant politique dominant est suffisant pour risquer d’être qualifié de « propagandiste russe ». En fait, la liste des médias de propagande inclut des média sympathisants de gauche respectés tels CounterPunch et TruthDig, ainsi que le monstre sacré de droite Drudge Report. La liste est si large qu’elle ne révèle rien sur la structure ou l’omniprésence de la propagande russe. « Ça tire dans toutes les directions », m’a dit Higgins. Si vous avez publié une seule fois un commentaire pro-russe sur votre site, c’en est fait, vous êtes un propagandiste russe. Dans un démontage cinglant sur The Intercept, Glenn Greenwald et Ben Norton ont écrit que PropOrNot « incarne la nature toxique de Joseph Mc Carthy, sans avoir le courage de nommer les individus sur sa liste noire ».

En donnant trop d’importance à la campagne de désinformation russe, le rapport joue le jeu des propagandistes russes qu’il souhaite combattre. « Pensez aux buts de Russia Today et Sputnik, à la manière dont ils rendent compte de leur succès à Poutine » m’a dit Vasily Gatov, un analyste des média russes et chercheur invité à l’école de communication et de journalisme Annenberg dépendant de l’université de Californie du Sud. « Leur succès vient de ce qu’ils ont percé leurs intentions, qu’ils sont devenus un problème pour l’Occident. Et c’est ce qui s’est passé exactement ». (Kristine Coratti Kelly, porte-parole du Post, a dit : « Le Post a rapporté le travail de quatre groupes de chercheurs différents. PropOrNot était l’un d’eux. Le Post a vérifié ses informations et nous avons obtenu des réponses satisfaisantes au cours de nombreux entretiens. »)

Lors d’un entretien téléphonique, un porte-parole de PropOrNot a balayé les critiques : « S’il y a sur la durée un modèle d’activité, surtout s’il est combiné avec du bavardage technique sous-jacent, alors oui, nous allons le révéler ». Il affirme que la désinformation russe est un énorme problème qui appelle une confrontation direct. « Il apparaît clairement que depuis un moment, la Russie est un petit peu plus courageuse, plus agressive, plus désireuse de pousser les limites de ce qui était auparavant acceptable ». Il dit que pour éviter de décrire les publications de manière trop grossière, le groupe emploie une analyse sophistiquée qui ne s’appuie pas sur un unique critère isolé.

Cependant, quand on lui demande plus de détails sur les modèles techniques qui ont amené PropOrNot à classer Drudge Report en tant que propagande russe, il n’a pu mentionner qu’une sensation générale de biais dans le contenu du rapport. « Ils agissent comme des répéteurs, sur une grande échelle, en renvoyant leur audience sur des sortes de trucs russes », dit-il. « Il n’y a a prioriaucune raison, avec du recul, pour qu’un site d’information conservateur se fie à tant de sources d’information russes. Qu’est ce que cela veut dire ? » J’ai demandé à voir les données brutes que PropOrNot avait utilisé pour déterminer que Drudge Report faisait de la propagande russe. Le porte-parole a dit que le groupe finirait par les rendre public, mais ne pouvait pas les partager pour l’instant. « Cela demande beaucoup de travail et nous sommes une équipe basée sur le volontariat ». À la place, il me pressa de lire Drudge Report par moi-même, suggérant que sa nature serait évidente.

Sur son compte Twitter, PropOrNot, pour soutenir ses recherches, cite un article que j’ai écrit pour le Times Magazine en 2015, à propos d’une opération de propagande en ligne, en Russie. Cependant, mon investigation était concentrée sur une organisation concrète qui diffusait directement de la désinformation. J’avais été en mesure de suivre les liens des comptes Twitter et des sites web, jusqu’à un immeuble à Saint Petersbourg où des centaines de jeunes russes travaillaient à fabriquer la propagande. Malgré les diagrammes et les chiffres à l’air impressionnant du rapport, les découvertes de PropOrNot reposent en grande partie sur des insinuations et une pensée conspirationniste.

Un autre problème majeur avec PropOrNot est que ses membres insistent sur l’anonymat. Si l’on veut abattre une campagne de désinformation, la transparence est primordiale. Sinon vous alimentez encore plus la paranoïa. Le journaliste russe Alexey Kovalev, qui démystifie la propagande du Kremlin sur son site, Noodleremover, a émis la possibilité que PropOrNot était Ukrainien menant une campagne de désinformation contre la Russie. Le porte-parole de PropOrNot ne me parlait que sous la condition de l’anonymat et ne révélait que des détails biographiques insignifiants de second plan. « Connaissez-vous bien l’assassinat de Jo Cox ? » demanda-t-il, quand je lui ai demandé pourquoi son groupe restait dans l’ombre, se référant au député britannique assassiné par un extrémiste de droite. « Eh bien, c’est une chose très importante pour nous. Essentiellement, la Russie emploie des fous pour tuer ses ennemis. »

Je peux signaler que le porte-parole était un Américain, probablement dans la trentaine ou la quarantaine, qui était bien versé dans la culture d’Internet et jurait avec enthousiasme. Il a dit que le groupe comptait une quarantaine de personnes. « Je peux dire que nous avons des gens qui travaillent pour les grandes entreprises de technologie et des gens qui ont travaillé pour le gouvernement à différents égards, mais nous agissons tous à titre privé », a-t-il dit. « Une chose sur laquelle nous sommes tous d’accord, c’est que la Russie ne devrait pas pouvoir foutre le bordel dans le peuple américain. Ce n’est pas cool ». Le porte-parole a déclaré que le groupe a commencé avec moins d’une douzaine de membres, qui se sont réunis tout en suivant l’invasion par la Russie de l’Ukraine orientale. La crise a été accompagnée par un flot de désinformation visant à embarrasser l’Ukraine et ses alliés. « C’était un grand réveil pour nous. C’est comme, attendez un instant, la Russie est en train de créer cette propagande de fausses informations très efficaces en conjonction avec leurs opérations militaires sur le terrain », a déclaré le porte-parole. « Mon Dieu, s’ils peuvent le faire là, pourquoi ne peuvent-ils pas le faire ici ? » PropOrNot a dit que le groupe inclut des Ukrainien-Américains, bien que le porte-parole a ri de la suggestion qu’ils étaient des agents ukrainiens. PropOrNot a revendiqué une indépendance financière et éditoriale totale.

Étant donnée la nature nébuleuse et le pauvre travail de PropOrNot, j’ai été étonné par l’affirmation du groupe d’avoir collaboré avec le bureau du Sénateur Ron Wyden. Dans un e-mail, Keith Chu, un porte-parole de Wyden, m’a appris que l’équipe de PropOrNot a contacté son bureau fin octobre. Deux membre du groupe, un ex-employé du Département d’État ainsi qu’un chercheur en informatique décrivirent leur recherche. Chu écrit : « Cela paraissait intéressant, et suivi par des rapports sur les efforts de la propagande russes ». Après quelques échanges téléphoniques avec les membres, il est devenu évident que le bureau du Sénateur Wyden ne pouvait pas valider les découvertes de ce groupe. Chu conseilla le groupe sur la stratégie à adopter avec la presse et suggéra les noms de certains reporters qu’ils pourraient aussi contacter. « Je leur ai dit que s’ils faisaient des découvertes, quelque document que ce soit qu’ils puissent partager avec des reporters, ce serait utile », me dit-il. Chu dit que le bureau de Wyden n’a joué aucun rôle dans la création du rapport et qu’il n’approuvait pas les révélations. Néanmoins, ajouta-t-il, « Depuis quelques temps maintenant, il existe un intérêt dans les deux partis envers ce type d’actions de la Russie, dont les interférences lors des élections, y compris de la part du Sénateur Wyden ». Cette semaine, Wyden et six autres sénateurs ont envoyé une lettre à la Maison Blanche, demandant de déclassifier les informations « concernant le gouvernement russe et les élections états-uniennes ».

L’histoire de PropOrNot devrait servir de conte moral à ceux qui s’obstinent a voir les influences numériques maléfiques comme une des principales raisons à l’élection stupéfiante de Trump. L’histoire combine en un ensemble fascinant, deux des « méchants » technologiques les plus populaires des analyses post-électorales — désinformation et subterfuge russe —. Comme la propagande russe la plus efficace, le rapport a tricoté ensemble, vérité et désinformation.

Les articles de Bogus, qui étaient outrageusement favorable à Trump, ont bel et bien inondé les média sociaux durant toute la campagne électorale, et il est possible que le piratage des courriels de John Podesta, directeur de campagne de Clinton, soit l’œuvre des services secrets russes. Mais, aussi néfastes que ces faits puisse être, la perspective que de légitimes voix discordantes soient qualifiées de désinformation ou de propagande russe, par un groupe mystérieux d’ex-employés du gouvernement, avec l’aide d’un journal national, est encore plus effrayante. Vasily Gatov m’a dit, « accuser des agents extérieurs pour des effets sociaux intérieurs est très Poutinien ».

Adrian Chen a rejoint The New Yorker comme rédacteur en 2016.

Source : Adrian Chen 01-12-2016

 

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