L’affaire Clearstream – Denis Robert

Article de 2002

Voici trois ans, quand je me suis lancé dans ce qui est devenu « l’affaire Clearstream », je ne pensais pas qu’elle mènerait là où j’en suis aujourd’hui. Il me semble avoir repéré un centre névralgique pour l’argent du crime. Pour la première fois, à ce que je crois savoir, ce qu’on appelle la finance parallèle peut être localisé, quantifié, qualifié. Comme toutes les découvertes, il se passe toujours du temps entre leur annonce et une prise de conscience véritablement collective. Par ce type d’articles, j’espère réduire ce temps.

2Le livre Révélation$ (édition Les Arènes) et le film Les Dissimulateurs (diffusé dans le cadre de l’émission « 90 minutes » sur la chaîne Canal Plus) sont sortis le 1er mars 2001. J’en résume la thèse : grâce à des documents confiés par un cadre bancaire luxembourgeois, Ernest Backes, (principalement des microfiches et des listes de comptes bancaires), nous révélions l’existence et les pratiques douteuses d’un véritable monstre financier prospérant dans l’anonymat, au coeur de l’Europe. Cette mégastructure bancaire a pour nom Clearstream. C’est une société internationale de clearing. Propriété d’une centaine de banques, administrée par une douzaine de ces mêmes banques, elle est chargée de transporter électroniquement des titres et des valeurs pour ses clients (des professionnels du secteur financier), de leur faire passer les frontières des Etats et d’en assurer la conservation. En langue française, le terme de clearing se traduit par « compensation ». Clearstream est une chambre de compensation internationale. On peut dire aussi qu’elle fait du « règlement-livraison-conservation » de titres. Elle organise les transactions entre ses clients (règlement), crédite et débite leurs comptes en fonction de leurs achats et de leurs ventes (livraison) et peut aussi garder les titres détenus par tel ou tel d’entre eux (conservation).

3Aujourd’hui, la compensation – science inconnue du grand public -, c’est l’art de la banque et du banquier. Toutes les banques pratiquent, si l’on y réfléchit bien, le même métier. Elles prennent notre argent et spéculent sur le temps. Les banques ont toutes des sous-traitants communs et des vitrines différentes. Les banques ne sont en fait que vitrines, réputations et communication. Les banquiers détestent l’information libre et indépendante. Clearstream est le sous-traitant commun à plus de deux mille banques et à des centaines de sociétés plus troubles. Nous avons même découvert, lors de notre enquête, que des multinationales pouvaient, en parfaite infraction aux lois des pays dont elles étaient issues, adhérer et utiliser le système de clearing.

4Par essence, le clearing permet donc à des clients (en général les banques) d’échanger des titres et des valeurs. La société de clearing se charge de mettre en contact les candidats aux achats et aux ventes de valeurs sur toute la planète, puis d’organiser électroniquement ces achats et ces ventes. Mais le transport est en définitive fictif. Il n’y a pas de déplacement réel des titres. Même si des valeurs passent d’une banque de Jersey vers une banque américaine, ces valeurs restent inscrites (électroniquement) dans le système. C’est une donnée qu’en tant que béotien, j’ai mis du temps à assimiler. En fait, seul le nom du propriétaire change… Enfin, c’est sa tâche essentielle (et la plus lucrative) : Clearstream conserve en ses comptes (certains disent « ses coffres ») les titres et les valeurs échangés. Notre enquête a montré que les dirigeants de cette multinationale se trompaient sur le montant des valeurs enregistrées dans le système. L’ancien PDG avait confessé, en fin d’année 2000, une erreur de plus de mille milliards d’euros.

5Les banques ont donc en commun des outils discrets. Clearstream en est un. Ce qui compte, en fait, c’est moins la description de cet outil que les hasards et les rencontres qui m’ont mené jusqu’à lui. Ce qui compte, c’est autant le secret que les moyens utilisés pour nous empêcher de le divulguer. Je peux livrer la clé de mon enquête ainsi : des hommes à l’intérieur des banques ont mis au point des procédés occultes de fabrication et de transmission d’informations et d’argent. Des techniciens de la finance ont créé un outil complexe, subtil et performant, dont l’existence et les règles de fonctionnement ne sont connues que de quelques initiés. Nous avons localisé des lieux sur la planète où la délinquance financière – ses ramifications, sa diversité, son implantation, sa nature protéiforme – est repérable et identifiable. Visible. Cet outil subtil des banquiers a permis la mondialisation financière. Il est le point aveugle de la finance mondiale. Une sorte de maison close où l’argent du crime peut entrer tranquillement. Et ressortir propre. Seuls quelques banquiers ont la clé. Pour entrer, il faut payer. L’abonnement est très cher. On peut s’abonner directement ou s’abonner chez un abonné, ou chez l’abonné d’un abonné d’un abonné (c’est le système des banques correspondantes, qui acceptent déberger des banques en leurs comptes). Ca marche ainsi. En cascade. Chacun sa commission. Chacun ses fusibles.

6Chaque banque a un nom différent, une vitrine différente, mais à l’étage du dessus, les techniciens du clearing travaillent pour les banquiers, se retrouvent derrière les mêmes écrans et négocient leur part du marché. En bas, le banquier peut continuer à communiquer sur son image, en faisant son baratin.

Point aveugle

7L’idée m’est venue sur l’autoroute en descendant vers le Sud cet été. Je roulais assez vite. Je ne savais pas par quel bout prendre mon deuxième livre. Je me faisais doubler par des voitures. Parfois, j’en doublais et je reprenais ma place dans la file de droite, l’oeil sur le rétroviseur extérieur. A force de voir des véhicules y apparaître, disparaître un court instant puis réapparaître pour me doubler, l’idée qu’avec les déplacements d’argent il se passait le même phénomène s’est subitement imposée. On verse un million de francs dans son agence bancaire à Luxembourg. Le temps de se retourner, l’argent est déjà sur un compte à Paris, puis revient sous forme d’un placement à Jersey. Vous n’avez rien fait. Votre banquier vous montre la trace du virement sur l’écran : « Vous voyez ? Regardez, vous possédez maintenant un capital en liquide sur le compte 38 316 du Crédit agricole et commercial d’Andorre. » Je n’ai pas bougé de ma voiture, ni mon argent de la banque, et le temps d’un déplacement entre Metz et Andorre, la valeur de mon argent aura changé plusieurs fois de comptes et de pays. Par quel miracle ? Peut-on suivre, seconde par seconde, ces déplacements ? Oui et non. Il existe des points aveugles dans le système. L’argent semble toujours disparaître une fraction de seconde pour réapparaître ailleurs, sans que l’on sache ce qui a pu se passer. Là est l’art de la compensation.

8Imaginons maintenant que le véhicule qui me double reste, grâce à sa vitesse constante, caché dans le point aveugle de mon rétroviseur. Il aura disparu. Il aura réellement disparu de mon champ de vision. Pourtant, en me retournant légèrement sur ma gauche, je pourrais le voir. Il en est de même avec l’argent. Des montagnes d’argent sont à portée de vue. On ne les voit pas, parce qu’on ne sait pas les voir. Parce que les banquiers jouent sur la vitesse des échanges et sur notre ignorance des techniques bancaires. Ils utilisent dans les points aveugles du système ces outils subtils de transformation des fonds.

9Dans ce monde où tout est dématérialisé, Clearstream est le lieu ultime où s’inscrit la propriété. C’est le dernier endroit où les banquiers compensent et capitalisent. Clearstream est en quelque sorte un des plus importants notaires des banques de la planète financière. Même si certaines banques développent leur système interne de compensation transfrontalière, il n’existe, pour toute la planète financière, que deux chambres de compensation internationales pour le marché des titres. Deux gigantesques carrefours financiers traitant entre 200 millions et 300 millions de transferts par an. Dans ce milieu, j’ai appris qu’il ne fallait pas faire confiance aux chiffres communiqués. Pour cette unique raison, mes fourchettes sont larges.

10Le clearing peut et doit fonctionner sur une règle simple : la transparence totale sur l’identité des clients-échangeurs et la traçabilité totale – donc accessible à des tiers – de la nature des échanges. Ne nous méprenons pas sur ces termes : il ne s’agit pas ici de rendre publique, aux yeux du monde, la nature des échanges entre les établissements financiers de la planète. Il s’agit simplement que ceux qui ont recours aux services de Clearstream apparaissent nommément en tant qu’utilisateurs du système. Et puissent être connus de tous les utilisateurs du système. L’une de ces chambres de compensation a son siège à Bruxelles et se nomme Euroclear. L’autre, Clearstream, a élu domicile à Luxembourg. Si la première, sur laquelle nous n’avons pas enquêté, paraît (jusqu’à preuve du contraire) respecter divers contrôles et nous a indiqué refuser de nombreux clients qualifiés de « douteux », la seconde, en revanche, a des pratiques éminemment suspectes. Le fait qu’elle soit depuis trente ans installée à Luxembourg, paradis fiscal, bancaire et judiciaire au coeur de l’Europe, n’est pas étranger à la nature de ces pratiques. Mais il faut se méfier des a priori faciles dans cette affaire. Voir par exemple Euroclear comme le mouton blanc et Clearstream comme le mouton noir. Les deux multinationales ont 60 % d’actionnaires en commun.

11On trouve vraiment de tout chez Clearstream. Des sociétés offshore au patronyme ronflant. Des banques en faillite. Des chapelets d’institutions financières inscrites aux Caïmans, à Jersey, Vanuatu ou Turk and Caicos. Des multinationales comme Siemens, Daewoo, Accor, Shell ou Unilever. Une banque fermée sur ordre judiciaire, la Banque de crédit et de commerce international (BCCI). Des banques « black-listées » par les autorités américaines suite aux attentats du 11 septembre. La banque noire du groupe Elf. Les comptes cachés de sociétés trafiquant avec des contrats d’assurance-vie. J’en passe.

12L’une des autoroutes les plus fréquentées de la mondialisation financière, Clearstream, n’est contrôlée par aucun organisme extérieur. Cette confession a été faite, dans la procédure judiciaire en cours aujourd’hui à Luxembourg, par un des dirigeants de la Commission de surveillance du secteur financier. Par ailleurs, les sociétés d’audit qui avalisent les comptes de ce type de sociétés financières protéiformes (ici KPMG et Arthur Andersen) sont d’abord des outils internes de régulation. Elles n’offrent aucune garantie quant à un contrôle crédible. Ce non-contrôle de Clearstream, avéré aujourd’hui par l’enquête en cours, est une autre des révélations de notre travail. N’étant pas contrôlées (jusqu’en 2000, le Luxembourg ne disposait pas de banque centrale), les activités troubles de Clearstream ont pu prospérer en paix… jusqu’à notre livre et notre film, qui ont créé une véritable secousse sismique dans ce petit monde très fermé. Les tenants de ce système de clearing ne peuvent aujourd’hui évoquer l’attaque par surprise. Toutes les accusations que nous avons portées et que nous portons contre la firme ont été signifiées aux dirigeants et à certains actionnaires de Clearstream par courrier recommandé et par courrier électronique. On nous a répondu par le silence, puis par les menaces judiciaires. Toujours inopérantes à ce jour.

13Une troisième révélation est que, chez Clearstream comme chez Euroclear, tout est tracé. Et traçable. Donc retraçable. Chaque transaction financière fait l’objet d’un archivage sur microfiche. Ces dernières sont ensuite rangées dans des coffres sécurisés. Une journée de transaction à Clearstream nécessite entre 30 et 50 microfiches, sur lesquelles peuvent être inscrites près de 500 pages de format A4. Je n’ai pas la place ici d’entrer davantage dans les détails techniques. Je vous invite à vous reporter à nos livres.

14Après Révélation$, parce que nous avons été très attaqués, mais également pour approfondir le travail entrepris, j’ai rédigé un second tome relatant nos aventures aux pays des banquiers et des brokers-dealers. Son titre – La boîte noire – illustre l’idée selon laquelle, comme lors d’un accident d’avion, il est techniquement possible, grâce aux archives de ces sociétés de clearing, de remonter n’importe quel itinéraire financier. Enfin, presque. Un des témoignages les plus importants de cette histoire est celui d’un ancien responsable de l’informatique de Clearstream, qui nous a expliqué, avec moult détails, que jusqu’à son éviction en 1993, il était chargé d’effacer les traces de certaines transactions. De créer artificiellement des « pannes informatiques », de sorte qu’on ne puisse plus faire de liens – sur les microfiches et dans les archives des clients – entre certains acheteurs et certains vendeurs d’actions ou d’obligations. L’accusation grave, et étayée par une audition de 22 pages devant la mission d’information parlementaire française sur le blanchiment, n’a pas été, à ce jour, contredite ni attaquée judiciairement par Clearstream ou par la justice luxembourgeoise (devant laquelle l’informaticien a témoigné).

15En résumé et pour donner quelques indications chiffrées, Clearstream traitait environ 153 millions de transactions en 2000 (selon les chiffres de son bilan consultable sur son site Internet) ; elle gérait la même année environ 16 000 comptes provenant de 105 pays, dont, notons-le, 43 paradis fiscaux, bancaires et judiciaires (selon les documents fiables que nous nous sommes procurés). La firme, qui compte 2300 salariés et environ 2500 clients officiels (essentiellement des banques, mais aussi des multinationales et des sociétés offshore), brasse quelque 50 000 milliards d’euros par an (soit 250 fois le budget de la France). Sa marge brute annoncée en 2000 était de 1 021 millions d’euros. Son bénéfice officiel pour l’année 2000 était de 215 millions d’euros. Dernière anecdote chiffrée : son nouveau PDG a indiqué récemment à la presse que nous lui avions déjà coûté – entre ses frais judiciaires, le paiement des audits et des indemnités de licenciement pour ses cadres – 29 millions d’euros.

16Dans son dernier livre, Omerta, le romancier de la mafia Mario Puzo, l’auteur du Parrain, raconte les nouveaux territoires et les nouvelles guerres des « nouvelles » mafias. C’est son livre testament. Dans la mafia moderne, l’objet de toutes les convoitises, ce sont les banques. Un des héros du livre a aidé un vieux Sicilien à se « restructurer », à acquérir des banques et à les regrouper en un consortium : « Il avait aussi un talent pour acheter des affaires parfaitement légales à bon prix « , écrit Puzo, qui fait vivre son héros en Angleterre  » parce que la rigueur du système britannique protégeait mieux ses intérêts que le système de corruption national qui sévissait en Italie. (…) Ses activités dépassaient largement le cadre des îles anglo-saxonnes, et son influence tentaculaire s’étendait jusqu’à Palerme et aux Etats-Unis (…). Je devrais enseigner ça à l’université, apprendre aux gens à devenir riches sans violer la loi ni avoir recours à la violence. Il suffit d’avoir les bonnes relations, de faire passer les bonnes lois au bon moment. » Cette tirade de Puzo me fait penser à une autre remarque du juge madrilène Baltazar Garzon : « Aujourd’hui, il vaut mieux acheter une banque que la cambrioler. » La mafia n’existe plus, elle s’est diluée dans notre nouveau monde. Puzo encore : « Les grands parrains avaient accompli leur but ultime… Pourquoi se donner du mal à organiser des rackets, alors qu’il était si facile de voler des millions de dollars en créant sa propre société et en vendant des actions sur la place publique ? »

Les paradis fiscaux utilisés par Clearstream

(selon la classification établie dans le Guide Chambost des paradis fiscaux, septième édition, d’Edouard Chambost, avocat fiscaliste international, dont l’ouvrage fait autorité en la matière).
Il s’agit de : Andorre, Antilles néerlandaises, Autriche, Bahamas, Bahrain, Barbades, Bermudes, Iles Caïmans, Channel Islands, Chypre, Iles Cook, Croatie, Danemark, Iles Fidji, Gibraltar, Guernesey, Irlande, Israël, Jersey, Jordanie, Liban, Liberia, Liechtenstein, Luxembourg, Macau, Malte, Ile de Man, Ile Maurice, Monaco, Montserrat, Oman, Panama, Philippines, Qatar, Russie, San Marin, Singapour, Turks and Caicos, Uruguay, Vanuatu, Vatican, Venezuela, Virgin Islands.

17J’ai souvent eu l’impression d’évoluer dans un roman de Mario Puzo, ces derniers temps. Le Luxembourg, compte tenu de la législation qui y a cours et de l’absence totale de contrôle sur des monstres financiers comme Clearstream, est une place idéale pour les nouveaux mafieux. Dans toute la littérature sur la criminalité organisée surnage toujours cette notion d’invulnérabilité. Les mafieux du nouveau monde n’ont pas de souci à se faire, car ils ont des ingénieurs financiers hors pair. Des petits génies de la finance capables de semer n’importe quel limier d’Interpol ou du Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins), qui ont des plans tout tracés pour rendre légal – et invisible – l’argent gagné illégalement.

18Des trafiquants de drogue et d’armes croulant sous les gains cherchent à tout prix à investir. Ils utilisent leurs banques au Mexique, aux Etats-Unis, en Europe. Il leur suffit de se diversifier, d’acheter et de vendre entre sociétés et banques du même groupe. Il faut surtout effacer les liens entre l’origine des fonds et les investissements effectués, puis rentabiliser très légalement sa mise en spéculant. Dans la chaîne, il y a donc un trou. Une zone fusible. Un chaînon manquant, impossible à reconstituer même si vous êtes un enquêteur aguerri. C’est cette technique que je cherchais à comprendre. Comment font-ils pour faire circuler ces sommes colossales en toute impunité, alors que tout est tracé, fiché, archivé, non seulement dans les banques, mais aussi dans les organismes internationaux chargés de transférer et de compenser les valeurs mobilières ?

19La réponse m’est venue de deux témoins importants rencontrés lors de mon enquête. D’abord, d’un ancien banquier de la Société générale. Comme tous les banquiers rompant la sacro-sainte loi du silence, il est, depuis son départ de la Société générale voici cinq ans, sur la touche. Il a été le responsable d’agences importantes en France, mais surtout en Asie et dans les pays du golfe Persique. A ce titre, les conversations nombreuses que j’ai eues avec lui m’ont permis de pénétrer un peu cet univers où les non-dits sont trop importants pour qui n’est pas de la partie. Concernant les techniques des mafieux pour rendre leurs investissements invisibles, il dresse un parallèle avec les trafiquants de produits contrefaits. « Prends une fausse montre Cartier, que tu poses sur cette table. A côté, je pose une vraie montre Cartier. Tu remarques très vite la différence. Maintenant, si je place la fausse montre Cartier au milieu de cent vraies montre Cartier… » Le parallèle avec les comptes de Clearstream m’est apparu évident. On noie, dans une multitude de transactions, des transactions « contrefaites », douteuses. Et personne, à moins d’être informé de la nature de cette transaction, n’est capable de la déceler dans la forêt de comptes et d’opérations traitées quotidiennement pas la firme de clearing.

20Reste la question technique du fusible. Et c’est le responsable de l’informatique de Clearstream qui nous a apporté la réponse. A aucun moment, il ne s’est contredit dans ce qu’il nous racontait. Il affinait toujours davantage ses explications sur les manipulations informatiques permettant d’effacer les traces des transactions. Pour certains comptes et certaines transactions, nous a-t-il indiqué, il recevait l’ordre de sa direction de créer une « exception » dans le programme informatique. L’ordre venait toujours du service « clients ». Il opérait la transaction entre deux clients et faisait donc transiter les ordres de virement de fonds ou de titres de l’un à l’autre, puis simulait une sorte d’erreur informatique, qui avait pour effet d’annuler le lien entre les deux clients. En fin de journée, le bilan comptable restait équilibré. « La banque A recevait ses titres, et la banqueB recevait ses sous, simplement on ne pouvait plus faire le lien entre A et B. »

21Si ce que nous apprend cet informaticien est vrai, on peut se demander comment pareil système a pu être mis en place. Soit les informaticiens qui ont ajouté ces fonctions dans le code source des logiciels l’ont fait en connaissance de cause, dans le plus grand secret. Soit on leur a menti sur l’utilisation de ces fonctions. Selon ce témoignage, les programmeurs étaient avant tout des exécutants : « Cela ne nous choquait pas, poursuit-il. Tout le monde savait bien que c’était louche, mais on n’en mesurait pas l’ampleur. » Certains jours, lui et ses collègues auraient « effacé » une dizaine de transactions. D’autres jours, davantage. Dix sur dix mille ou sur cent mille… Nous retombons sur l’explication que nous donnait le banquier, avec ses fausses montres Cartier : plus il y a de comptes, moins on remarque les comptes douteux. Ou à la remarque faite à Ernest Backes par un vieux routier du clearing, à propos des contrôles : « S’ils cherchent un arbre, montre la forêt ! »

22Nous avons souvent interrogé divers informaticiens sur le montant des sommes ainsi « effacées ». Ils ne se sont jamais prononcés précisément. Ils viraient ainsi plusieurs millions de dollars par jour. Tous les programmeurs n’étaient pas habilités à produire des exceptions informatiques. Même en divisant par dix les estimations, le total des fonds ainsi dissimulés aux Etats, donc aux contribuables de ces Etats, laisse pantois. Si, sur les quelque 50 000 milliards d’euros que Clearstream a vus passer par ses comptes en 2000, 1,5 % de cette masse passait par le deuxième chemin décrit par l’informaticien, ce serait ainsi 750 milliards d’euros qui s’évaderaient. Nous en revenons au fameux  » trou noir  » de la finance. Ce qu’un banquier appelait, dans La Lettre du blanchiment (revue professionnelle disponible par abonnement), le « Triangle des Bermudes de la finance internationale ». Ce chiffre peut paraître énorme, mais nous vivons à l’ère de la mondialisation de l’argent du crime. Pour ne parler que de la drogue, seulement 1/360 du commerce mondial de stupéfiants serait saisi, selon l’estimation la plus optimiste. Il faut bien que les 359es restants circulent et irriguent le système financier. Il faut ajouter le montant des commissions occultes, du trafic d’armes et d’uranium… Et toute la gamme des manipulations de bilan ou d’actionnariat.

23Lors d’un débat sur la chaîne de télévision LCI, en octobre 2001, Dominique Garabiol, auteur d’un rapport très intéressant sur le blanchiment en France, aujourd’hui directeur des risques à la Caisse d’épargne, estimait à 55 % le montant des flux financiers transitant par les paradis fiscaux. C’est le signe que l’économie « noire » a pris le pas sur l’économie légale. Le signe que l’économie est grise. Clearstream n’est pas le point de passage obligé pour tous les investissements occultes de la planète, mais, à écouter nos témoins, c’est un point de passage important. Il faut mettre en rapport ces témoignages avec le nombre de comptes gérés par Clearstream dans des paradis fiscaux : près de 5 000.

24Grâce au sous-système décrit par son ancien responsable informatique – s’il est confirmé -, les clients initiés de Clearstream ont pu blanchir ou dissimuler des sommes considérables depuis leurs bureaux aux Bahamas ou à Jersey, ou même à Paris ou Rome. Il suffisait d’être inscrit parmi les adhérents au système, d’être initié. D’être malin, discret, de connaître les codes d’accès et de posséder un simple ordinateur équipé d’un modem. Une partie des comptes non publiés sert à résoudre des problèmes techniques pour les échanges financiers entre des banques et leurs filiales. Mais les autres ? Servent-ils à la fraude fiscale ? A la circulation internationale de l’argent sale ? Aux deux ? Si c’était le cas, les estimations actuelles concernant la fraude fiscale et le blanchiment devraient être sérieusement révisées à la hausse. Les experts du crime organisé transnational, économistes, criminologues, ou les spécialistes de sciences politiques ne devraient pas faire l’impasse sur cette question.

Source : L’affaire Clearstream | Cairn.info

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