L’attitude initiale ambigüe des États-Unis envers l’État Islamique (5/5) : Le rôle (initial) de Daech

Suite de notre série sur le rôle des États-Unis dans la guerre de Syrie et d’Irak.

Billet 1 :

    1. “Une guerre aérienne non sérieuse contre Daech”

 

  1. De lourds soupçons sur l’attitude américaine au cours des premiers mois
  2. Les bombardements initiaux limités de la coalition ont pu être contreproductifs

Billet 2 :

  1. La Russie se met à combattre sérieusement les milices
  2. Une stratégie de bombardements de la coalition peu efficace

Billet 3 : VI. Des livraisons (involontaires ?) d’armes à l’ennemi

Billet 4 : VII. Un embarrassant rapport de renseignement

Billet 5 : VIII. Le rôle (initial) de Daech : « atout stratégique » des États-Unis ?

(Série en un seul billet ici)

VIII. Le rôle (initial) de Daech : « atout stratégique » des États-Unis ?

On a donc pu constater trois phases dans l’attitude des Américains face à Daech : d’abord un “flou stratégique” avec des actions à peine symboliques, ensuite un raidissement semblant plutôt montrer une volonté de contenir son expansion, et enfin une lutte plus résolue – mais avec des moyens qui resteront limités. Voici ce que conclut le professeur Christopher Davidson :

« Bien sûr, l’échelle de la nouvelle campagne anglo-américaine n’allait en rien être comparable avec les frappes effectuées contre le régime de Mohammad Kadhafi en 2011, ou encore moins que celles contre le régime de Saddam Hussein en 2003. Il semblerait au contraire que [ces frappes de la coalition] aient eu un double objectif : satisfaire l’opinion qui demandait au moins quelques actions ostensibles contre la barbarie de Daech, tout en s’assurant qu’en même temps les forces aériennes des puissances rivales ne commencent pas à prendre les choses en main, et qu’elles ne tentent pas de réellement détruire l’État Islamique. »

Christopher Davison ajoute également :

« Jusqu’à présent – et malgré de potentiels changements durant la présidence Trump –, les États-Unis et leurs alliés n’ont pas combattu l’EI avec l’intensité requise pour vaincre militairement cette organisation. Selon moi, Inherent Resolve [NdT : l’opération de bombardements de la coalition] a plutôt été une opération de type “contenir et réagir”. Nous avons entendu sans cesse les forces irakiennes et kurdes se plaindre que les frappes aériennes menées sous commandement américain étaient largement inefficaces, touchant bien souvent des bâtiments vides et d’autres installations inoccupées. En Irak, les autorités ont également dénoncé le fait que Daech recevait des “avertissements préalables” lorsque les responsables américains annonçaient des offensives irakiennes majeures, comme par exemple l’actuelle tentative de reprise de Mossoul ou la libération antérieure de Ramadi. »

Il explique donc ceci :

“Davidson soutient que les puissances occidentales ont manipulé à maintes reprises les acteurs les plus puissants de la région pour protéger leurs propres intérêts. Cela s’est poursuivi pendant la guerre froide, la “guerre contre le terrorisme” et se poursuit encore aujourd’hui à une époque définie par ce qu’on appelle l’État islamique. Et il soutient que les services de renseignement américains considèrent l’État islamique comme un atout stratégique à utiliser contre leurs ennemis, comme ils l’ont fait avec Al-Qaïda avant lui.” (Source)

Précisons très clairement que ce potentiel statut d’« atout stratégique » n’induit pas une collusion occulte entre Daech et les États-Unis, mais un appui irresponsable de dizaines de milliers de rebelles anti-Assad par la CIA et ses partenaires, dont un certain nombre a prêté allégeance à l’« État Islamique » (EI) ou collabore avec cette organisation.

En 2015, le professeur Abraham Miller de l’Université de Cincinnati donnait son analyse du rôle que pouvait avoir Daech à l’époque (Source) :

« Comprendre le rôle de l’État Islamique

Le président Barack Obama n’a pas l’intention de détruire l’État Islamique. Les frappes aériennes sont en grande partie des piqûres d’épingle, et la mobilisation de quelque 400 conseillers en Irak est de pure façade.

L’État Islamique existe en tant que structure politique dont l’utilité du rôle l’emporte sur les coûts politiques et militaires de sa défaite, non seulement pour l’Amérique mais aussi pour les émirats sunnites du golfe Persique. Pensez que pour renverser la dictature de Saddam Hussein, les États-Unis ont conduit 800 frappes par jour, mais qu’ils se mènent sept frappes par jour contre Daech.

Daech fournit un contrôle direct sur les intérêts hégémoniques de l’Iran en étendant son extension de sa frontière orientale au Levant. Un Iran doté d’une capacité nucléaire qui risque de recevoir des dizaines de milliards de dollars est une menace pour les intérêts sunnites dans la région. […]

La fonction de l’État Islamique est de compenser la domination chiite. L’État Islamique combat l’Irak chiite et la Syrie. La menace qu’il représente est tolérée, même par les émirs du Golfe, tant que Daech se concentre sur la cessation de l’hégémonie iranienne. »

Cette analyse était déjà celle de Robert Baer dès 2011 (Source) :

« L’intervention de l’Union Européenne et des États-Unis en Syrie vise à nuire à l’Iran et à protéger Israël et les chrétiens libanais, et non le peuple syrien, selon Robert Baer. »

Plus précisément, Christopher Davidson indique :

« Dans le mois qui a suivi la publication du rapport de la DIA, plusieurs ex-officiers de haut rang américains, dont un ancien cadre de la NSA, des agents du FBI à la retraite et un ancien haut-responsable du Pentagone confirmèrent l’apparente gravité de ce rapport ; ils en appelèrent donc à l’analyser avec un esprit critique. L’ex-officier du MI6 Alastair Crooke s’y attela, écrivant que ce document indiquait la “résurrection” d’une “idée largement répandue” au sein des services de renseignement occidentaux, selon laquelle une sorte de “fossé sunnite” devait être mis en place afin de couper “les liens territoriaux liant l’Iran et la Syrie”. Il expliqua que la planification de cette stratégie était devenue très en vogue à la suite de la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah ; [suite aux grandes difficultés d’Israël,] les puissances occidentales perçurent alors le besoin de séparer l’Iran de ses États et milices alliés. »

Le Secrétaire d’État John Kerry a d’ailleurs reconnu ceci entre les lignes dans une conversation privée (Source) :

« Obama espérait utiliser l’État islamique comme levier contre Assad, révèle John Kerry

Bien avant que l’armée russe ne vienne à l’aide de Bachar al-Assad en Syrie, l’administration Obama a estimé que l’expansion de l’État islamique dans la région obligerait le président syrien à négocier avec Washington, selon des commentaires privés du secrétaire d’État John F. Kerry faits l’automne dernier.

La raison pour laquelle la Russie est venue en Syrie, c’est parce que Daech se renforçait“, a déclaré M. Kerry sur l’enregistrement, publié sur le site Web d’AMN News, un agrégateur en ligne d’informations spécialisé sur le Moyen-Orient.” [L’État Islamique] menaçait la possibilité d’aller à Damas et ainsi de suite. On regardait. Nous avons vu que [l’État Islamique] se renforçait et nous pensions qu’Assad était menacé.

Nous pensions, cependant, que nous pourrions probablement gérer [une telle situation]. Vous savez, Assad pourrait alors être obligé de négocier “, a dit M. Kerry. Mais au lieu de négocier, il a obtenu le soutien du [Président russe Vladimir] Poutine. C’est vraiment compliqué.“, a dit M. Kerry. »

C’est cette vision qui a conduit les États-Unis à s’impliquer aussi fortement et aussi tôt en Syrie – comme l’a indiqué notre ancien Ministre des Affaires Étrangères Roland Dumas le 1er juin 2013 (Source : Youtube) :

Il précisa même par la suite :

« C’est très simple. Je me trouvais à Londres [en 2010] pour d’autres affaires que la Syrie. Il n’était pas encore question de la Syrie sur la scène internationale, j’y étais pour des affaires commerciales, banales, et les interlocuteurs avec lesquels j’avais affaire, qui étaient des responsables anglais, m’ont un jour demandé si j’accepterais de rencontrer des Syriens. J’ai trouvé la question un peu insolite et j’ai voulu en savoir davantage, et je leur ai demandé qui étaient ces Syriens.

C’est alors qu’ils m’ont révélé tout de go, sans précautions, qu’il se préparait une action en Syrie, à partir de l’Angleterre, avec des Syriens, des gens du Proche-Orient – ils ne m’ont pas dit lesquels -, et que cela avait pour but de renverser le régime, qu’une fois pour toutes la révolution allait exister, qui serait très forte, qui s’en prendrait au gouvernement de Bachar al-Assad, et que ça allait se déclencher dans les mois qui suivraient. […] L’objectif était de partir d’un petit groupe, ils avaient tout organisé, y compris le remplacement du président : il y avait là dans la réunion, je n’en ai pas parlé, le remplaçant de Bachar al-Assad. C’était un vieux général. Il n’a peut-être pas gardé cette fonction, mais il était présenté comme celui qui devait succéder à Bachar al-Assad. Donc c’est parti de ce moment-là, à peu près 6 mois avant le déclenchement des hostilités. […]

Le but de m’avoir invité dans cette petite réunion, c’était de me demander deux choses : premièrement, essayer de savoir auprès du Quai d’Orsay, que j’ai dirigé pendant dix ans, quelle serait la position de la France dans cette éventualité ; deuxièmement, de me demander à moi, personnellement, ce que je pensais de cette idée de renverser le gouvernement syrien. C’était très à la mode à l’époque déjà… C’est là que j’ai coupé court avec tous ces gens. Je leur ai dit : “Écoutez, moi ça n’est pas du tout ma tasse de thé, je représente peut-être peu de choses, ou beaucoup de choses, je n’en sais rien, mais je n’ai pas l’intention d’intervenir auprès d’un gouvernement étranger pour changer les institutions d’un pays étranger. Donc merci de m’avoir invité…” On a pris un breakfast, comme ils disent, le matin, c’était très sympathique, et puis je n’ai pas donné suite. […]

Puis il s’est passé quelques mois. Je suis rentré en France, et j’ai vu à ce moment-là les choses se passer comme on me l’avait dit […] – d’autres éléments se sont agrégés à cela, notamment les pays arabes. […] J’ai dit, répété et publié des choses là-dessus ; ça n’est pas la première fois que les choses partent de l’Angleterre. Les Anglais travaillent pour les Américains, depuis longtemps maintenant, vous savez je ne suis pas né de la dernière pluie. J’ai déjà suivi de très près les premières révolutions dans le monde arabe, et notamment une des premières que j’ai suivie de très près, c’était en Iran, à l’époque de Mossadegh. Je me souviens très bien, c’était dans les années 50/55, les Anglais étaient le fer de lance pour les Américains qui sont intervenus après, à la fin. Tout ça pour me rassurer dans mon analyse, à savoir que les choses partaient du monde anglo-saxon. C’est du reste ce qui s’est produit par la suite.

Ce sont des révélations que j’ai faites parce que je pensais qu’elles étaient utiles à la vérité et puis qu’elles étaient utiles à la compréhension des événements qui vont suivre, car n’oublions pas que ces informations que j’avais, et auxquelles je n’ai pas attaché plus d’importance que je vous le dis, car ça pouvait être un bobard. Mais la suite des événements qui a prouvé qu’il y avait une coalition, que le but était de renverser le régime de Damas, m’a éclairé sur ces prémisses que j’avais accueillies tout à fait comme ça par hasard. […]

Le secret, avec les Américains, ou je dirais l’explication, elle est très simple : les Américains annoncent ce qu’ils vont faire, et si on étudie bien les discours, les attitudes, on a l’explication de ce qui va suivre. C’est très intéressant, du reste, du point de vue de la politique générale. Vous n’avez, il n’y a pas beaucoup de pays qui annoncent les choses ; eux, ils les annoncent, ils ont annoncé ça. » [Roland Dumas, 28/12/2013.]

Cette appréciation est par exemple appuyée par un mail publié par Wikileaks. Il émane d’un employé de l’entreprise Stratfor (une des plus grandes entreprises de renseignement), et daté du 7 décembre 2011 ; l’employé fait un compte rendu à ses responsables d’une réunion du jour au Pentagone (Source) :

« J’ai passé la majeure partie de l’après-midi au Pentagone avec le groupe d’études stratégiques de l’USAF (U.S. Air Force) – des gars qui passent leur temps à essayer de comprendre et d’expliquer au chef de l’USAF le tableau d’ensemble dans les régions où ils opèrent. Il n’y avait que moi et quatre autres hommes au niveau du lieutenant-colonel, dont un représentant français et un représentant britannique qui sont en liaison actuellement à DC avec les États-Unis. […]

Après quelques heures de conversation, ils ont dit sans le dire que les équipes des FOS (probablement américaines, britanniques, françaises, jordaniennes, turques) sont déjà sur le terrain, concentrées sur les missions de reconnaissance et la formation des forces d’opposition. Un gars de l’armée de l’air (des États-Unis) a dit très prudemment qu’il n’y a plus beaucoup d’hommes de l’Armée Syrienne Libre à entraîner en ce moment, mais que toutes les opérations en cours sont faites avec “prudence”. »

 

Le professeur Christopher Davidson pointe un autre problème :

« La grande question qui nous fait tourner en rond est la suivante : où ces réseaux extrémistes tels que Daech et al-Nosra puisent-ils les énormes ressources avec lesquelles ils financent leur effort de guerre, dont leurs armes sophistiquées et les salaires de leurs combattants ? Certainement pas dans les zones dont ils se sont emparés en Irak et en Syrie, qui sont appauvries et durement affectées par la guerre. De ce fait, je recommande le chapitre de Shadow Wars à travers lequel j’étudie cette question, en essayant de démontrer l’invalidité de la thèse de l’autosuffisance financière de l’EI en particulier, et de la nébuleuse al-Qaïda en général. »

Or, de graves informations sont apparues en 2016, montrant que pendant des années, les États-Unis n’ont pas sévi contre les pays sponsors du terrorisme que sont l’Arabie Saoudite et le Qatar (Source : CNews et Wikileaks) :

« De : Hillary [Rodham-]Clinton, le 17 août 2014

Il est important qu’une fois que nous nous engagerons le combat contre Daech – comme nous ne l’avons fait jusqu’à présent que de façon limitée -, nous et nos alliés devrons continuer jusqu’à ce qu’ils soient repoussés, subissant une défaite tangible. […]

Pendant que cette opération militaire/paramilitaire progresse, nous devons utiliser nos moyens diplomatiques et de renseignement plus traditionnels pour faire pression sur les gouvernements du Qatar et de l’Arabie saoudite, qui fournissent un soutien clandestin financier et logistique à Daech et à d’autres groupes sunnites radicaux dans la région. Cet effort sera renforcé par l’engagement accru du GRK [Gouvernement Régional du Kurdistan d’Irak]. Les Qataris et les Saoudiens seront mis en position d’équilibrer leur politique entre leur compétition actuelle pour dominer le monde sunnite et les conséquences de la sévère pression américaine. »

 

En conclusion, notons que le professeur Abraham Miller apportait aussi cette très importante précision :

« Les États-Unis n’ont pas plus créé Daech que la Russie ne l’a fait, en dépit des théories conspirationnistes sur Internet. Ni les États-Unis ni personne en dehors de la Syrie, de l’Irak et des forces kurdes n’est prêt à payer le prix du sang et le coût pour vaincre Daech. Si tel était le cas, une force internationale pourrait vaincre ISIS en quelques mois.

Daech est une réaction en chaîne. Tant qu’il est contrôlé, son chaos est perçu comme servant une multiplicité de buts à l’intérieur et à l’extérieur de la région. »

Et comme on l’a vu, quand la réaction en chaîne n’a plus été contrôlée, des actions résolues ont été entreprises, et elles ont dès lors réussi à battre Daech…

C’est dans ce cadre qu’il faut lire les déclarations du Général Vincent Desportes à l’Assemblée Nationale le 17 décembre 2014 (source) :

“Un mot sur Daech, d’abord. […] Quel est le docteur Frankenstein qui a créé ce monstre ? Affirmons-le clairement, parce que cela a des conséquences : ce sont les Etats-Unis. Par intérêt politique à court terme, d’autres acteurs – dont certains s’affichent en amis de l’Occident – d’autres acteurs donc, par complaisance ou par volonté délibérée, ont contribué à cette construction et à son renforcement. Mais les premiers responsables sont les Etats-Unis. Ce mouvement, à la très forte capacité d’attraction et de diffusion de violence, est en expansion. Il est puissant, même s’il est marqué de profondes vulnérabilités. Il est puissant mais il sera détruit. C’est sûr. Il n’a pas d’autre vocation que de disparaître.”

Concluons par le point de vue de Robert Baer sur le degré de stupidité qui peut être celui des dirigeants et des structures de décisions politiques – qui explique bien plus de choses que d’hypothétiques complots très rarement existants… (Source)

“On va déclencher une guerre civile qui fera passer la guerre libyenne pour de la rigolade.” [Robert Baer, 28/11/2011]

 

via » L’attitude initiale ambigüe des États-Unis envers l’État Islamique (5/5) : Le rôle (initial) de Daech

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