Le Parlement européen manipule l’histoire et la mémoire, par Charles Heimberg

Source: blog de Charles Heimberg, 22/09/2019. Charles Heimberg est Historien et didacticien de l’histoire à Genève.

Le Parlement européen a adopté le 19 septembre une résolution “sur l’importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe”. Elle s’inquiète à juste titre de la montée des haines identitaires en Europe, mais va droit dans le mur en manipulant l’histoire. Non, nazisme et stalinisme ne sont pas équivalents. Non, le pacte germano-soviétique n’est pas la cause de la Seconde Guerre mondiale.

La résolution du Parlement européen « sur l’importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe » est un monument de relativisme et de brouillage de toute intelligibilité du passé. Fruit d’un compromis particulièrement malsain où chacun peut tirer son épingle du jeu, à l’Est comme à l’Ouest, à droite comme au centre-gauche, ce texte contient des affirmations extrêmement graves et tout à fait inacceptables.

Le texte exhaustif de cette résolution est disponible ici.

L’europarlementaire italien Massimiliano Smeriglio (élu comme indépendant sur la liste du Parti démocrate) a publié une belle mise au point pour expliquer pourquoi il n’a pas voté ce texte, contrairement à ses collègues. En voici une traduction en français (que j’espère fidèle aux propos de l’auteur):

« Je n’ai pas voté pour le texte qui rend équivalents le nazisme et le communisme.

Je n’ai pas voté en sa faveur parce qu’il s’agit d’un texte confus et contradictoire.

Je ne l’ai pas voté parce que l’histoire n’a pas à être contrainte dans une construction parlementaire dont le seul but est de la tirer à soi de tous côtés pour aboutir ensuite à un étrange œcuménisme où tout devient semblable.

Je n’ai pas voté ce texte parce qu’il n’est pas vrai que la Seconde Guerre mondiale est née avec le pacte Molotov-Ribbentropp, ses causes sous-jacentes devant éventuellement être recherchées dans les conditions de la paix punitive de Versailles à la fin de la Première Guerre mondiale.

Par ailleurs, ces causes doivent aussi être recherchées dans la complicité silencieuse avec laquelle l’Etat libéral a permis le développement du fascisme et du national-socialisme contre le mouvement ouvrier.

Je n’ai pas voté pour ce texte parce que, dans un tel document, on ne peut pas ne pas traiter sérieusement de la Shoah, c’est-à-dire la volonté d’exterminer des membres de la religion juive, les Roms, les Sinti, les homosexuels et les opposants politiques.

Je ne l’ai pas voté parce que les démocraties occidentales, nos démocraties, celles qui sont nées en 1945, doivent remercier aussi bien les Anglo-Américains que les formations résistantes et l’Armée rouge pour leur victoire finale.

Telle est la vérité historique.

Je n’ai jamais été prosoviétique, je viens de la culture libertaire, je me suis réjoui de la chute du Mur, j’ai manifesté contre Tiananmen, je me suis battu contre le socialisme réel et ses horreurs, mais tout cela n’a rien à voir avec le jugement politique et historique sur le début et la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Et cette rigueur, nous la devons à nous-mêmes pour pouvoir marcher debout et nous la devons aux millions de victimes qui se sont battus pour arrêter et vaincre Hitler et Mussolini.

Et puis, nous sommes en Italie, et pour nous, le nazifascisme, cela a été Marzabotto, via Tasso, les Fosses Ardéatines. Tandis que les socialistes, les communistes, avec d’autres, ont rédigé la Constitution républicaine et ont construit notre démocratie jour après jour.

Cela compte aussi. »

Parmi tous les problèmes que cette résolution pose sur le fond, trois au moins sont à souligner :

  1. Mettre sur le même plan, en pleine équivalence, et en les assimilant, le fascisme, le nazisme et le stalinisme est une grossière simplification de la réalité. Le concept de totalitarisme incite à une comparaison historienne qui prenne en compte les éléments communs aussi bien que les dissemblances. Et il ne s’agit pas de nier les éléments communs que des figures comme Margarete Buber-Neumann, qui a connu un camp du Goulag, puis le camp de concentration de Ravensbrück, ont vécu dans leur chair. Mais ce concept devient dangereux dès lors que c’est dans l’absolu qu’il met tout ce qui n’est pas démocratie libérale sur le même plan. D’ailleurs, ces parlementaires étourdis savent-ils que la notion de totalitarisme a été inventée par l’antifascisme italien avec d’être récupérée et revendiquée de manière provocante par Mussolini?

  2. Le pacte germano-soviétique n’est pas la cause de la Seconde Guerre mondiale, laquelle est due à un éventail de causalités au centre desquelles se trouve assurément le projet expansionniste, belliqueux et racial du national-socialisme. Cette affirmation grossière ne vise qu’à prétendument légitimer la précédente. C’est un non-sens dont la logique consiste à occulter la gravité de la barbarie nazie en lui associant les crimes du stalinisme.

  3. Présenter la Russie comme n’ayant souffert que du stalinisme (selon le point 15 de la résolution ci-dessous), c’est nier l’ampleur des souffrances et des pertes subies par ce peuple, et par les soldats de l’Armée rouge, pour arrêter l’expansion nazie et permettre la libération de l’Europe.

Sans surprise, au cours du débat parlementaire sur la motion, une eurodéputée espagnole du Parti populaire, Isabel Benjumea Benjumea (dérouler ici), a soutenu le texte en dénonçant au passage la pourtant très tiède loi espagnole sur la mémoire historique promulguée par les socialistes. “Il n’est pas possible d’imposer un seul récit de l’histoire par une seule loi”, s’est-elle exclamée. Car tel est bien l’objectif de ces défenseurs de l’amnésie d’État et de l’occultation des crimes franquistes : encore une fois, mettre tout sur un même plan, la complexité des faits historiques et les pires récits néofranquistes qui nient les souffrances des victimes, l’analyse historienne du passé et les plus grossières manipulations de ce passé.

Ce mésusage idéologique de l’histoire, qui est surtout un brouillage mémoriel, fait des dégâts à l’échelle de tout le Continent. Il résulte sans doute des dynamiques internes au Parlement européen, notamment vis-à-vis des pays membres de l’Union européenne qui ont connu le stalinisme. Mais il est profondément inacceptable. En tant que science sociale, l’histoire sert à construire une intelligibilité du passé et du présent. Dans ce sens, elle nourrit aussi un travail de mémoire susceptible de contribuer à une prévention des crimes contre l’humanité. Mais avec son relativisme outrancier, la majorité du Parlement européen fait tout le contraire. Et c’est déplorable.

Charles Heimberg (Genève)

Cette résolution du Parlement européen a été vertement, et justement, critiquée par l’historien Angelo d’Orsi dans un éditorial du Manifesto du 22 septembre 2019.

[Mise à jour] Cette résolution a été massivement approuvée par des europarlementaires des extrêmes-droites (FdI, Lega, RN, Vox, etc.), des droites (PPE, Renaissance), “socialistes” et verts.

Source: blog de Charles Heimberg, 22/09/2019

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