Le scandale de la dépakine : Sanofi : Nos mômes ne sont pas des souris

Source : Fakir, François Ruffin et Johanna Silva, 01-03-2017

C’est un chiffre, entendu à la radio, en milliards d’euros, et qui me ramène à la lettre de Claire, à son visage, à ses enfants…

Amiens, mardi 10 janvier

« 56 milliards reversés aux actionnaires l’an dernier, c’est une somme ! » C’était Dominique Seux, dans sa chronique éco, sur France Inter, ce matin. Et il poursuivait : « 2016 n’est pas un record mais c’est quand même la 3e meilleure année en dix ans. Citons aussi les entreprises championnes des dividendes. Total, 5e pétrolier mondial. Vivendi, numéro un de la musique. Et Sanofi, 7e laboratoire pharmaceutique mondial… »
Je me suis souvenu de la lettre de Claire, là.
Et de son visage, et de ses soucis.

Paris, vendredi 13 janvier

« Hé Fakir,
Dépakine ! Tu connais ?
J’sais, t’en pinces plus pour Potemkine, l’histoire des marins qui tournèrent leur carabine et du cuirassé qui tout entier se révolte.
Mais finalement c’est la même histoire…
»
Claire nous avait adressé un long courrier, signé d’une « Maman fatiguée », et en la rencontrant, je m’attendais à ça, à une jeune mère, traits tirés, mal coiffée. C’est une dame qui débarque dans ce café, la soixantaine, bien habillée, propre sur elle, et même l’air un peu bourgeoise. Qui se met à raconter sa vie, sa difficile maternité :
« À trente ans, je vivais avec un homme, on s’aimait, on voulait un enfant, mais malgré les examens, la fécondation in vitro, on n’a pas réussi. Comme dans beaucoup de couples, ça crée des tensions, et on s’est séparés.
Quelques années plus tard, à la quarantaine, pof, je me retrouve enceinte, sans le vouloir, d’une relation passagère. J’avais tant peiné, avant, évidemment, je le garde : Lucas. Et deux années plus tard, re-pof : Colin.
»
Une mère célibataire, certes, qui court entre son boulot – manip’radio – et la crèche, mais heureuse :
« Tout allait bien. À l’école, j’ai aperçu des petits signes, d’abord. En maternelle, en primaire, ils étaient toujours seuls dans la cour de récréation. Ils ne ramenaient jamais de copains à la maison, ils n’étaient jamais invités aux anniversaires. On croisait des gamins qui disaient : ‘‘Bonjour Colin, ça va ?’’ Mon gosse, je lui demandais : ‘‘C’est qui, lui ? — Oh ben, je sais pas. — Comment il s’appelle ? — Oh ben je sais pas’’. Et puis les familles autour, c’est : ‘‘Ah bah oui bah le mien il est au conservatoire, il joue du violoncelle nin nin nin.’’ Moi, le mien il ne faisait rien. T’as beau l’inscrire dans toutes les activités, ça ne marche pas. »

Du coup, Claire mène l’enquête : pourquoi ces non-relations ?
« Chez les psys, c’était toujours la même rengaine : c’est que les parents sont séparés. ‘‘Ils sont perturbés, vous comprenez.’’ Ils me renvoyaient la faute en pleine face. Pareil à l’école.
Et moi, je me bagarrais avec mes gosses : qu’ils n’apprennent pas, qu’ils ne veuillent pas apprendre, je ne le comprenais pas. J’ai vraiment crié sur eux, je me suis fâchée. Je les tenais pour des paresseux.
»
Et de douter, en son for intérieur : que faisait-elle mal ?

Jusqu’au printemps dernier.
« À la radio, j’entends ‘‘Dépakine’’. Je tends l’oreille : le médicament serait responsable de ‘‘troubles du neurodéveloppement’’, il pourrait entraîner ‘‘des cas d’autisme’’. »
Claire se fige, là, dans sa cuisine.
C’est comme une révélation.
Elle relit ses vingt dernières années en un instant, elle parcourt sa maternité en marche arrière.
« Ça fait drôle, on reste quelques jours à se dire ‘‘mais est-ce que ça peut correspondre ? Est-ce que j’exagère pas ?’’ On a du mal à accepter… »
C’était donc ça, la cause : Dépakine.
C’était donc ça, leur mal : l’autisme.
Lié au sien…

« En seconde, j’étais à l’école de chimie de Paris, j’ai fait les premières crises d’épilepsie. Mais, à l’époque, à 14 ans, en 1967, personne n’a prononcé ce mot, ‘‘épilepsie’’. C’était tabou, c’était la honte pour mes parents. Même le neurologue, même lui, ne parlait que du “petit mal”. Heureusement, un médoc qui traite les symptômes de l’épilepsie vient de sortir, et il est très efficace : la Dépakine.
Sans Dépakine, je serais morte. Il suffit de prendre un comprimé le matin… Tu es fatiguée, c’est sûr, mais tu vis normalement, sans crise du tout du tout.
Et pour mes accouchements, je suis allée à Port Royal, une maternité spécialisée dans les grossesses pathologiques. Sur mon dossier, y avait marqué
‘‘sous Dépakine’’ en gros. On m’a dit : ‘‘Il faut absolument faire une amniocentèse, à cause du risque de malformations.’’ J’en ai fait une au bout de trois mois, y avait rien.
Mais pour l’autisme, les professeurs n’ont rien dit. Pourtant, à l’époque déjà, Sanofi savait. Et il existait des traitements alternatifs.
»

Côté médecins, le diagnostic, éclatant, évident, tombe : « autisme », pour Lucas comme pour Colin. « Asperger », plus précisément. Le lien avec son traitement antiépileptique est avéré.
Tout s’explique, les pièces du puzzle s’assemblent.
ça ne change rien, et pourtant ça change tout.
Ses deux fils ne sont plus des « paresseux », des « anormaux », mais des malades – dont le handicap est reconnu, qui ont droit à un suivi, à des financements pour une psychomotricienne.
Claire, elle, n’est plus la responsable, la coupable, mais la victime.
La honte ne disparaît pas, mais elle s’allège. Elle peut devenir parole, elle peut devenir colère. Elle peut se tourner vers l’extérieur plutôt que d’être retournée contre soi.

Toi tu es en colère contre qui ?
— Contre les psys, un peu, les docteurs, c’est leur métier de diagnostiquer. Contre l’Éducation nationale, aussi, qui aurait pu alerter. Mais avant tout, contre Sanofi.
Ils savaient. Je me suis renseignée, évidemment. Avant la mise sur le marché, ils ont testé la Dépakine sur les souris. Ils se sont tout de suite aperçus qu’il y avait des souris autistes. C’est pas compliqué, une souris autiste, elle est toute seule dans son coin.
Ils le savaient, dès le début. Mais nos mômes sont pas des souris.
Donc, mon combat c’est Sanofi.
Faut qu’ils payent, faut qu’ils indemnisent.
Et pas que l’État, donc les Français, toi, moi, se substitue à eux.

 

Désormais, Claire parle. Beaucoup.

Elle parle de sa vie, de ses enfants, de sa maladie, elle qui n’avait avoué son épilepsie qu’à une poignée d’amis, et même pas à ses petits.
« L’autisme, ça touche toute une famille, qui se retrouve isolée. On perd tous les amis parce que les enfants vont pas à la même vitesse. On se retrouve seuls, parce qu’on ne peut pas sortir avec d’autres. Ce sont des vies gâchées… »
Mais comment évoquer ainsi ses enfants, comme en partie un gâchis ? Comment ne pas avoir une boule dans la gorge, les larmes qui montent aux yeux, quand on songe à eux ? Comment ne pas se sentir fière, aimante, ces « sentiments naturels » ? Comment concilier cette fierté, cet amour, avec une déception ?
La déception, c’est peut-être le mot juste. J’ai senti Claire déçue. De tout ce que Lucas et Colin auraient pu être, de tout ce qu’elle aurait pu leur donner et qu’ils ne sont pas en mesure de recevoir. Déçue et énervée. Mais pas honteuse, plus honteuse.
Car c’est la honte, aussi, qui fait la force de Sanofi. Et de tous les puissants.
C’est la honte qui fait notre silence.

Amiens, mardi 10 janvier

Sur le site des Échos, le journal de Dominique Seux et de Bernard Arnault, je fouille pour plus d’infos : « Les dividendes records du CAC 40. Sanofi reste le plus gros contributeur avec 6,66 milliards d’euros de retour aux actionnaires, dont 3,79 milliards de dividendes. »
Derrière ce chiffre, donc, il y a le visage de Claire, les vies gâchées de Colin et Lucas, de milliers de Colin et de milliers de Lucas.
Il y a, aussi, les centaines d’emplois détruits l’an dernier, des milliers depuis une décennie, la « Recherche et Développement » anéantie.
Il y a donc, enfin, surtout, les médicaments qui ne seront pas créés, tant l’argent ne sert qu’à ça, ici, non à l’intérêt général, non à la santé publique, mais à un vaste saccage, à gaver une poignée de pillards.

Mère Courage :
Dès les années 1980, des malformations congénitales sont constatées. Et dans les années 2000, des « troubles du neurodéveloppement ». En 2006, la Dépakine est déconseillée aux femmes enceintes. En 2009, une première famille porte plainte. Et pourtant, les médecins continuent de prescrire le médicament…

Il faudra une mère courage, en France, Marine Martin, pour faire éclater le scandale. Telle une Elise Lucet de Cash Investigations, elle s’invite ainsi à une conférence de l’« Agence française du médicament », le lobby des labos. Devant la presse et les pontes de l’industrie pharmaceutique, elle accuse la Dépakine, une poule aux œufs d’or de Sanofi. Et elle dénonce, dans la foulée, l’Agence du médicament, supposée neutre mais pourrie par les conflits d’intérêts…

Avec son association, l’APESAC (pour Aide aux Parents d’Enfants souffrant du Syndrome de l’Anti-Convulsivant), non seulement elle soutient les familles, mais se bagarre des tribunaux à l’Assemblée nationale – qui vient de voter un fonds d’indemnisation.

Source : Fakir, François Ruffin et Johanna Silva, 01-03-2017

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Le scandale de la dépakine: Sanofi : Nos mômes ne sont pas des souris 2/2

Source : Fakir, François Ruffin et Johanna Silva, 01-03-2017

“ Eh ! Vérifie tes infos ! ”

Sanofi est-il coupable ? Non, d’après nos lecteurs (qui restent les meilleurs). Petite enquête : depuis quand le labo sait-il ?

Sur ma page Facebook, j’ai posté une petite vidéo sur « Les dividendes et la Dépakine », accusant Sanofi, et ça a suscité des réactions critiques :

De Cécile, médecin : « Eh ! Vérifie tes infos ! J’ai toujours appris qu’il fallait pas mettre de Dépakine chez la femme enceinte, je suis pas pour les labos mais là ça vient pas d’eux mais des collègues ! »

De William, étudiant en sixième année de médecine : « Récemment ont été découverts des risques importants de troubles neurodéveloppementaux de type déficit cognitif, trouble autistique et autres. Ce médicament a toujours été contre-indiqué chez les femmes enceintes. En réalité ici le problème ne relève pas du labo (qui vend un médicament aux effets secondaires connus) mais bien des médecins qui n’ont, semble-t-il pour certains, pas suivi les règles de prescription. »

De Barbara, elle-même épileptique depuis vingt ans, et sous Dépakine depuis quinze : « Les médecins m’ont toujours informée qu’il ne fallait pas que je tombe enceinte. Personnellement, dans le cas de la Dépakine il est de la responsabilité des médecins de ne pas avoir prévenu leurs patientes. Regardez dans les anciens livres où sont répertoriés les médicaments avec leurs contre-indications. »

Je remercie ces lecteurs, qui sont bien les meilleurs : sur le ton, plutôt bienveillant, pas du genre « espèce de gros con » (si courant sur le Net). Sur le fond, ensuite, parce qu’ils m’apportent des infos, parce que nul n’est infaillible, parce qu’ils me forcent à bosser.
Donc, j’ai bossé.
J’ai repris le dossier.
J’ai appelé Marine Martin, de l’APESAC, « Association d’Aide aux Parents d’Enfants souffrant du Syndrome de l’Anti‑Convulsivant », la fer de lance de ce combat (ma source n’est donc pas neutre).
Elle m’a fourni, via un costaud fichier « WeTransfer », toutes les « RCP », « Résumé des Caractéristiques du Produit », depuis les années 1980. C’est l’information qui est rendue publique, délivrée aux médecins, par le ministère des Affaires sociales (et souvent préparée en amont par les labos).
Retraçons l’historique de ces notices.

« Toujours contre-indiqué » ?
En 1986, il est écrit : « Chez une femme épileptique traitée par Dépakine, il ne semble pas légitime de déconseiller une conception. Pendant la grossesse, un traitement antiépileptique efficace par Dépakine ne doit pas être interrompu. »
Et ces deux phrases vont figurer, inchangées, dans les notices, durant vingt années. En 2004, on lit encore : « Chez une femme épileptique traitée par le valproate, il ne semble pas légitime de déconseiller une conception. Pendant la grossesse, un traitement antiépileptique efficace par Dépakine ne doit pas être interrompu. »
(La seule modif, c’est que la Dépakine est désormais désignée par le nom de sa molécule.)

En 2006, un vrai looping, soudain :
« Compte-tenu des données disponibles, l’utilisation de valproate de sodium est déconseillée tout au long de la grossesse et chez les femmes en âge de procréer. Toutes les mesures seront mises en œuvre pour envisager le recours à d’autres thérapeutiques en vue de cette grossesse. »
Cependant, pour quelle raison ces précautions sont-elles prises ? À cause d’« un risque de malformation trois à quatre fois supérieur à celui de la population générale ».
Mais l’autisme est lui encore dénié : « Les données épidémiologiques actuelles n’ont pas mis en évidence de diminution du quotient intellectuel global chez les enfants exposés in utero au valproate de sodium. Par ailleurs, quelques cas isolés d’autisme et de troubles apparentés ont été rapportés. » Manifestement, on euphémise ici le souci.

Et enfin, en 2013 :
« Les données épidémiologiques actuelles mettent en évidence une diminution du quotient intellectuel global chez les enfants exposés in utero au valproate de sodium. »
La contre-indication se fait plus ferme :
« Ce médicament ne doit pas être utilisé chez les femmes en âge de procréer sauf en cas de réelle nécessité. »

En 2015, donc pour la RCP en vigueur, la « mise en garde » est toujours plus alarmante :
« Dépakine ne doit pas être utilisé chez les filles, les adolescentes, les femmes en âge de procréer et les femmes enceintes, sauf en cas d’inefficacité ou d’intolérance aux alternatives médicamenteuses en raison de son potentiel tératogène élevé et du risque de troubles neurodéveloppementaux exposés in utero au valproate. »
Avec, tout arrive !, des statistiques : « Des études menées chez des enfants d’âge préscolaire exposés in utero au valproate montrent que jusqu’à 30 à 40% d’entre eux présentent des retards de développement dans la petite enfance… Le quotient intellectuel chez des enfants d’âge scolaire (six ans) exposés in utero au valproate est en moyenne de 7 à 10 points inférieurs à celui des enfants exposés à d’autres épileptiques… » Quant à l’« autisme infantile », il s’avère « cinq fois plus fréquent ».

Il est donc faux, archi-faux, de dire, comme mes interlocuteurs, que ce médicament a « toujours été contre-indiqué chez les femmes enceintes ». Au contraire, jusqu’en 2004, il est explicitement indiqué, conseillé, recommandé.
Voilà l’information officielle délivrée aux médecins.
Ça ne change, soudainement, qu’en 2006.
Et les risques d’autisme ne sont reconnus que tout dernièrement.

« Depuis quand Sanofi sait-il ? »

Voilà qui nous amène à la vraie question : « Depuis quand le laboratoire Sanofi sait-il ? »
J’ai interrogé Marine Martin là-dessus :

Dès 1967, dès le lancement, ils observent les effets tératogènes sur les souris.
— Oui, mais quant à l’autisme, plus particulièrement ?
— Je me suis procurée les données de pharmacovigilance, internes à Sanofi, ça les a beaucoup mis en colère. Dès les années 1980, ils savent parfaitement, ils savent que ça engendre des cas d’autisme.
— Vous pourriez nous transmettre ces données ?
— Ça, il faut voir avec mon avocat. C’est sensible.

 

Faisons sans, donc, pour l’instant.
Bornons-nous à la littérature scientifique :
« En 1988, Ardinger et Atkin publient une étude faisant apparaître que 71 % des enfants exposés au valproate de sodium en monothérapie présentent un retard de développement ou des troubles neurologiques.
En 1989, une expérience menée sur des gerbilles de Mongolie démontre que l’acide valproïque induit des troubles neurodéveloppementaux.
En 1994 ces troubles sont parfaitement décrits par Christianson et confirmés par toutes les études ultérieures.
»
Un rapport de l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales) montre que, « dès 1986, des cas marquants sont recensés », « un signal, qui aurait dû d’une part conduire à solliciter une modification de l’Autorisation de Mise sur le Marché plus approfondie et d’autre part, conduire le producteur (donc, Sanofi) à réaliser dès cette période des études complémentaires approfondies. »

Entre ces deux chronologies, il y a vingt années de décalage.
Dès 1986, le labo sait.
Ou peut commencer à se douter.
Mais plutôt que de faire la lumière, au plus vite, de lancer des études sur la question, d’arrêter un drame sanitaire, la firme se tait, publie et fait publier des informations erronées. Durant deux décennies, des femmes enceintes prennent de la Dépakine, achètent des boites remboursées par la Sécu, donnent massivement naissance à des enfants autistes, et Sanofi engrange les profits.
Jusqu’en 2006.

Donc voilà, je remercie Cécile, William, Barbara et d’autres de m’avoir interpellé, de m’avoir contraint à mener ces recherches, mais après coup je leur donne tort :
Sanofi m’apparaît bien comme le responsable numéro un.
Avec, derrière, l’Agence nationale de sécurité du médicament.
Et les médecins, en bout de chaîne des complicités.
Mais Sanofi d’abord.
Et que les six milliards de dividendes et de rachats d’actions soient confisqués aux actionnaires, reversés aux victimes, à la recherche contre l’épilepsie, contre l’autisme, contre les maladies orphelines. C’est huit fois la collecte du Téléthon !

France 2 a diffusé le 16 mars 2017 un reportage d’Envoyé Spécial sur la Dépakine.

via » Le scandale de la dépakine : Sanofi : Nos mômes ne sont pas des souris, par François Ruffin

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