L’économie des petits boulots, une nouvelle façon de dire « servage ». Par Chris Hedges

Source : Truthdig, Chris Hedges, 25-03-2018

Un chauffeur de taxi du Queens à New York, Nicanor Ochisor, 65 ans, s’est pendu dans son garage le 16 mars, après avoir écrit dans une note qu’il avait laissée que les sociétés de mise en contact des utilisateurs avec des conducteurs comme Uber et Lyft le mettaient dans l’incapacité de gagner sa vie. C’était le quatrième suicide d’un chauffeur de taxi à New York ces quatre derniers mois, comme le 5 février quand un chauffeur de limousine Douglas Schiffer, 61 ans, s’est suicidé avec un fusil devant la mairie.

« À cause du nombre énorme de voitures disponibles et de chauffeurs prêts à tout pour nourrir leur famille », écrit Schiffer « les tarifs sont fort réduits, on n’arrive même pas à couvrir les frais de fonctionnement et les professionnels comme moi ne peuvent plus continuer. Eux, ils comptent leur argent et nous, nous nous retrouvons à la rue, dans ces rues où nous roulons, on devient SDF et on meurt de faim. Je ne veux pas être un esclave qui travaille pour de la menue monnaie. Je préfère la mort ». Il disait avoir travaillé 100 à 120 heures par semaine ces14 dernières années.

Schiffer et Ochisor sont deux des millions de victimes de la nouvelle économie. Le capitalisme institutionnel établit actuellement un servage néo-féodal dans de nombreuses branches, une condition où n’existent ni lois du travail, ni salaire minimum, ni prestations sociales, ni sécurité de l’emploi, ni réglementation. Les travailleurs prêts à tout, appauvris, forcés de travailler 16 heures par jour, se livrent à une concurrence violente les uns contre les autres. Les conducteurs Uber gagnent environ 13,25 dollars de l’heure. Dans des villes comme Detroit, cela descend à 8,77 dollars. Travis Kalanic, PDG d’Uber et l’un de ses fondateurs, vaut net 4,8 milliards de dollars. Logan Green, le PDG de Lyft vaut net 300 millions de dollars.

Les élites du capitalisme, qui ont pris le contrôle des institutions dirigeantes, y compris du gouvernement lui-même, et qui ont détruit les syndicats, sont en train de rétablir les conditions de travail inhumaines qui ont caractérisé le 19ème et le début du 20ème siècle. Quand les ouvriers de General Motors ont fait une grève avec occupation d’usine de 44 jours en 1936, beaucoup d’entre eux vivaient dans des baraques sans chauffage ni sanitaires, ils pouvaient être mis au chômage technique pendant des semaines sans compensation, ils n’avaient ni sécurité sociale ni retraite et ils étaient souvent licenciés sans explication. Quand ils atteignait l’âge de 40 ans, ils pouvaient être renvoyés. Le salaire moyen était d’environ 900 dollars par an alors que selon le gouvernement, une famille de quatre personnes avait besoin d’un minimum de 1600 dollars pour vivre au-dessus du seuil de pauvreté.

Les directeurs de General Motors persécutaient sans répit les responsables syndicaux. La société a dépensé 839 000 dollars en 1934 pour payer des détectives qui devaient espionner les responsables syndicaux et infiltrer les réunions syndicales. La General Motors a utilisé le groupe terroriste blanc, the Black Legion (on soupçonnait d’ailleurs le chef de la police de Detroit d’en faire partie) pour menacer et pour passer à tabac les militants syndicaux et pour assassiner des dirigeants syndicaux comme George Marchuk et John Bielak, tous deux tués par balles.

L’omnipotence de la classe capitaliste est, de nouveau, à l’ordre du jour et de quelle façon. Les conditions de travail des travailleurs et des travailleuses, qui ont fait un bond en arrière, ne s’amélioreront pas avant qu’ils ne se remettent à se battre et à reconstruire les organisations qui avaient pris le pouvoir aux capitalistes. Il y a, à New York, quelque 13 000 chauffeurs de taxi titulaires d’une licence et 40 000 qui font le même travail avec des limousines ou de simples voitures de ville. Les chauffeurs devraient, comme les agriculteurs l’ont fait en 2015 à Paris avec des tracteurs, bloquer le centre de la ville. Et dans chaque ville, ils devraient agir de la même façon. C’est là le seul langage que nos maîtres capitalistes comprennent.

Les capitalistes au pouvoir vont se montrer aussi brutaux qu’ils l’ont été dans le passé. Rien ne rend les riches plus furieux que d’avoir à se séparer d’une petite partie de leur obscène richesse. Aveuglés par la cupidité, rendus indifférents à la souffrance d’autrui par une vie d’hédonisme et de luxe, dépourvus d’empathie, incapables de remise en question ou d’altruisme, entourés de sycophantes et de sangsues qui pourvoient à tous leurs souhaits, à tous leurs appétits et à toutes leurs exigences, capables d’utiliser leur richesse pour enfreindre la loi et détruire leurs critiques et leurs opposants, ils appartiennent à l’une des franges les plus répugnantes de l’humanité. Ne vous laissez pas prendre par les habiles campagnes de relations publiques des élites – nous voyons ainsi Mark Zuckerberg, dont le patrimoine net atteint 64,1 milliards de dollars, monter une énorme campagne de propagande contre les accusations selon lesquelles Facebook et lui-même ne penseraient qu’à exploiter nos données personnelles et à les vendre – ou par les flagorneries des présentateurs célèbres qui, dans les médias dominants, se conduisent comme des courtisans ou des panégyristes au service des oligarques. Ces gens sont l’ennemi. Point.

Nicanor Ochisor, originaire de Roumanie, possédait une licence de taxi de New York. (Les licences étaient autrefois très convoitées parce qu’elles permettaient aux chauffeurs de posséder leur propre véhicule ou de louer des taxis aux autres conducteurs). Il travaillait la nuit, de 10 à 12 heures, et sa femme le jour. Mais après qu’Uber et Lyft eurent inondé la ville de voitures avec leurs chauffeurs sous-payés, il y a environ trois ans, le couple avait beaucoup de peine à survivre. Leur maison allait être saisie. La valeur de sa licence était passée de 1,1 million de dollars à 180 000 dollars. Cette chute spectaculaire de la valeur de sa licence, qu’il avait espéré louer pour 3 000 dollars par mois ou vendre pour financer sa retraite, l’avait dépouillé de sa sécurité économique. Il allait devoir affronter la ruine et la pauvreté. Et il n’était pas le seul.

Les architectes de cette nouvelle économie capitaliste n’ont pas la moindre intention de cesser leurs attaques. Ils visent à transformer tous les travailleurs en intérimaires piégés dans des boulots dégradants, peu payés, à temps partiel, dans le secteur des services, sans sécurité de l’emploi ni prestations sociales : c’est là une réalité qu’on maquille en inventant des expressions branchées comme « la gig economy (l’économie des petits boulots) ».

John McDonagh a commencé à conduire un taxi à New York, il y a 40 ans. Comme la plupart des chauffeurs, il travaillait pour des garages possédés et dirigés par des sociétés. il recevait un pourcentage de ce qu’il gagnait chaque nuit.

« On arrivait à gagner sa vie [à l’époque] », me dit-il, « mais tout le monde prenait sa part. Le garage, le chauffeur. Si on faisait une bonne nuit, le garage touchait pas mal d’argent. Si on faisait une mauvaise nuit, on partageait. Ce n’est plus le cas. À l’heure actuelle on loue [des taxis aux garages]. »

Pour louer, le chauffeur doit payer 120 dollars par jour pour la voiture et 30 dollars pour l’essence. Les chauffeurs commencent leur travail avec 150 dollars de dettes. À cause d’Uber, de Lyft et d’autres applications sur smartphone, les revenus des chauffeurs ont été très souvent divisés par deux. Ils peuvent terminer leurs 12 heures de travail en devant toujours de l’argent aux garages. Les chauffeurs sont confrontés à des faillites, des saisies et des expulsions. Certains deviennent des sans-abri.

La TLC, [la New York City Transportation and Limousine Commission] voulait limiter le travail des chauffeurs des taxis jaunes à 12 heures par jour, a-t-il déclaré, en se référant aux taxis jaunes, si typiques, qui ont des licences et peuvent prendre des passagers n’importe où dans les cinq arrondissements. « Il y a eu une manifestation. Les chauffeurs s’insurgeaient, en disant qu’ils devaient travailler seize heures par jour pour s’en sortir. Ça flanque une de ces pagailles. Tout le monde se bat pour la course en plus. On est, par exemple, à un feu rouge avec deux ou trois taxis jaunes. On voit quelqu’un, un peu plus loin, avec des bagages, on brûle les feux pour y être le premier, parce que ça pourrait être une course pour l’aéroport. On risque sa propre vie, on risque des contraventions, on fait des choses qu’on n’aurait jamais faites avant. »

« On n’a aucune assurance santé », dit-il. « Pourtant, rester assis pendant 12 à 16 heures par jour, ça finit par vous donner du diabète. C’est mauvais pour la circulation du sang . On grossit et puis il y a tout ce stress ajouté parce qu’on ne gagne pas assez d’argent. »

En 2016, Uber et Lyft avaient 370 lobbyistes actifs dans 44 États, « bien plus que les plus grandes sociétés et entreprises de technologie » selon le National Employment Project. « Les lobbyistes d’Uber et de Lyft sont plus nombreux que ceux d’Amazon, de Microsoft et de Walmart réunis ». Les deux sociétés, comme beaucoup d’entreprises qui font du lobbying, emploient aussi d’anciens membres d’organes de réglementation gouvernementaux. L’ancien directeur de la New York City and Limousine Commission, par exemple, travaille pour Uber. Les sociétés ont utilisé leur argent et leurs lobbyistes, dont la plupart sont membres du Parti démocrate, pour s’affranchir des réglementations et de la surveillance imposées par l’industrie des taxis. Ces sociétés de mise en contact des utilisateurs et des conducteurs ont, ces deux dernières années, inondé New York de 100 000 voitures qui roulent hors toute réglementation.

« Le taxi jaune doit être d’une certaine marque », m’a dit McDonagh. « C’est Nissan à l’heure actuelle [Nissan a remporté le marché]. Chaque taxi jaune doit faire payer un certain prix. Quand cette unité baisse, c’est réglementé par la ville. On a ajouté des taxes supplémentaires, pour la MTA et pour les fauteuils roulants [la moitié des taxis jaunes devront être accessibles aux handicapés en 2020 ], une taxe sur les heures de pointe. Uber arrive. Aucune réglementation à respecter. Ils peuvent avoir n’importe quelle voiture, de n’importe quelle couleur et peuvent modifier leur tarif quand il n’y a pas beaucoup d’activité. Ils peuvent baisser les prix. Quand la demande est forte, ils peuvent les relever. Ca peut être deux, trois fois par jour. Pendant ce temps, le taxi jaune, lui, il est condamné à demander le même tarif. Aller de Manhattan à Kennedy Airport, c’est 32 dollars, quel que soit l’état de la circulation, quel que soit le nombre d’heures que ça vous prend pour faire la course. Uber va augmenter ses prix deux ou trois fois, on peut très bien payer 100 dollars pour aller à Kennedy Airport. De leur côté, les taxis jaunes sont réglementés quasiment à mort. Uber arrive avec la nouvelle technologie, imagine différentes façons de gagner de l’argent… C’est la fin des taxis jaunes. »

La vie est aussi difficile pour les chauffeurs d’Uber et de Lyft. Ces entreprises font miroiter aux chauffeurs des avantages pour les inciter à venir chez eux. Une fois que les avantages ont disparu, ces chauffeurs se trouvent dans la même tragique situation économique que les chauffeurs de taxis jaunes.

« Uber fait de la location longue durée pour les voitures », m’a dit McDonagh. « Ils ont des concessionnaires qui vendent des voitures. Dans leurs pubs, ils disent : “Écoutez, vous pouvez avoir du mal à trouver un crédit. Venez chez Uber, nous vous donnerons l’argent ou un prêt pour acheter cette voiture.” Et ce qu’ils font, c’est qu’ils prennent l’argent directement sur vos gains de la journée pour payer le prêt. Ils ne peuvent pas perdre. Et si vous faites faillite, ils revendront la voiture au concessionnaire et puis la remettront à neuf pour le prochain chauffeur qui vient d’arriver. C’est une escroquerie fort bien conçue. »

« En tant que chauffeur de taxi jaune, on ne voit pas leur vision du monde, me dit-il, mais il y a cette fameuse expression “le nivellement par le bas”. On travaille de plus en plus longtemps pour un salaire de plus en plus bas. C’est la nouvelle économie des petits boulots. On va prendre un Uber pour aller dans un Airbnb et téléphoner pour commander à Amazon quelque chose à manger. Toutes les petites activités ont maintenant disparu, des caissiers aux chauffeurs de taxi. J’ai l’impression d’être un forgeron ou un typographe qui essaie de vous expliquer ce qu’était l’activité des taxis jaunes. On est en train de devenir obsolètes. »

« Certains d’entre nous dorment dans leur taxi », m’a dit McDonagh. « Ils vont à Kennedy Airport à 2 ou 3 heures du matin. Ils s’arrêtent dans le parking et s’endorment là pour cueillir [les passagers] du premier vol qui arrive de Californie deux, trois heures plus tard. Ce sont des gars qui ne rentrent pas chez eux pendant deux, trois jours. Ils sont juste comme à la rue. Ils maraudent pour essayer de gagner un peu d’argent. C’est dangereux pour le passager. Le nombre d’accidents va augmenter parce que des chauffeurs ne dorment pas assez ».

Selon McDonagh, les voitures d’Uber et de Lyft doivent avoir une réglementation à respecter. Toutes les voitures devraient avoir des compteurs pour garantir aux chauffeurs des revenus convenables.Tous les chauffeurs devraient bénéficier d’une assurance santé et de prestations sociales. Rien de tout ceci ne va arriver, prévient-il, tant que nous vivrons dans un système politique où les élites politiques dépendent pour leurs campagnes des contributions des grandes entreprises et où ceux qui devraient réglementer l’industrie comptent sur ces grandes entreprises pour leur futur poste.

« On doit limiter le nombre de taxis, surtout ici à New York », m’a dit McDonagh. « Si nous avons réussi à le faire pendant 50 ans avec les taxis jaunes, pourquoi ne pas le faire avec Uber ? Ils rajoutent 100 voitures toutes les semaines dans les rues de New York. C’est dément. Quand on appelle un Uber, ce dont les gens se plaignent le plus, c’est “le taxi arrive trop vit ” Ils sont là en 2, 3 minutes. Je n’ai même pas le temps de m’habiller… Ils roulent à vide dans toute la ville, en attendant cette course. »

« Il y a des réglementations pour les chevaux de Central Park », fait-il remarquer. « Il y en a 150. Ils gagnent très bien leur vie, les gars avec les chevaux et les buggys. Supposons qu’Uber arrive et dise : “Nous voulons introduire les chevaux Uber. Et nous voulons en ajouter 100 000”. Et on verra comment le marché se débrouille avec ça. Nous savons ce qui va se passer. Personne ne gagnera sa vie. Ils seront tous autour de central Park. Et personne ne pourra aller nulle part parce qu’il y aura maintenant 100 000 chevaux à Central Park. On considérerait que c’est de la folie pure. On ne le ferait pas ; Pourtant, en ce qui concerne les taxis jaunes, pendant 50 ans, il n’y a eu que 13 000 taxis et puis en une année, on en a ajouté 100 000. Voyons comment le marché va se débrouiller avec ça ! On sait comment le marché se débrouille. »

« Ils [les chevaux] travaillent moins longtemps [que les chauffeurs de taxi], dit-il. Ils ne travaillent pas quand il fait trop chaud ou trop froid. Si on croit en la réincarnation, on devrait souhaiter être réincarné en cheval de Central Park. Et ils vivent tous dans le West Side de Manhattan. Nous, nous vivons dans des appartements en sous-sol de Brooklyn et du Queens. Nous n’avons pas grimpé dans l’échelle sociale, ça, c’est sûr. »

Source : Truthdig, Chris Hedges, 25-03-2018

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

via » L’économie des petits boulots, une nouvelle façon de dire « servage ». Par Chris Hedges

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