Les alliés indonésiens de Trump acoquinés avec des milices soutenues par l’État islamique cherchent à évincer le président élu, par Allan Nairn

Source : The Intercept, Allan Nairn, 19-04-2017

LES ASSOCIÉS DE DONALD TRUMP en Indonésie ont rejoint des officiers de l’armée et un mouvement d’autodéfense lié à I’EI dans une campagne qui a pour but final d’évincer le président du pays. Selon les militaires indonésiens, les responsables du renseignement et les personnalités haut placées impliqués dans ce qu’ils appellent « le coup [d’État] », le mouvement contre le président Joko Widodo (plus connu sous le nom de Jokowi), un civil élu et populaire, est animé en coulisse par des généraux d’active ou retraités.

Parmi les principaux partisans du mouvement du coup [d’État] figurent Fadli Zon, vice-président de la Chambre des représentants indonésienne et principal soutien politique de Donald Trump dans le pays ; et Hary Tanoe, principal partenaire commercial indonésien de Trump, qui construit deux hôtels Trump, un à Bali et un à l’extérieur de Jakarta.

Ce compte-rendu du mouvement de renversement du président Jokowi repose sur des dizaines d’entretiens. Il est complété par des documents internes de l’armée, de la police et du renseignement que j’ai obtenus ou vus en Indonésie, ainsi que par les interceptions de la NSA obtenues par le lanceur d’alerte de la NSA, Edward Snowden. Beaucoup de sources des deux côtés du coup d’État ont parlé sous couvert d’anonymat. Deux d’entre elles ont exprimé des préoccupations apparemment fondées pour leur sécurité.

Le mouvement du coup d’État

À première vue, les manifestations massives de rue entourant l’élection des gouverneurs du 19 avril ont été soulevées par l’opposition au gouverneur actuel d’origine chinoise de Jakarta, Basuki Tjahaja Purnama, connu sous le nom de Ahok. Sous la pression de ces manifestations, bien financées, bien organisées et qui ont attiré des centaines de milliers de manifestants – peut-être des millions – dans les rues de Jakarta, le gouverneur Ahok est actuellement jugé pour blasphème à cause d’un commentaire désinvolte sur un verset du Coran. Jeudi, le lendemain du jour où il apprendra les résultats de l’élection toute proche du gouverneur, il devra retourner au tribunal pour son procès pour blasphème.

Pourtant, dans mes conversations répétées et détaillées avec eux, les principaux protestataires et les responsables qui les suivent ont considéré le mouvement contre Ahok et les accusations portées contre lui comme un simple prétexte à un objectif plus large : mettre sur la touche le président du pays, Jokowi, et éviter à l’armée les conséquences de ses massacres de civils – comme les massacres de 1965, approuvés par le gouvernement américain, qui a armé et soutenu les militaires indonésiens.

Le visage principal et la voix publique des menées politiques des généraux était en fait un groupe de ce que les Indonésiens appellent preman -– des voyous des rues officiellement parrainés – dans le cas présent, le Front des Défenseurs de l’Islam, ou FPI (Front Pembela Islam). Initialement établi par les forces de sécurité – l’aparat [appareil en indonésien NdT]– en 1998 en tant que groupe du front islamiste pour attaquer des dissidents, le FPI a été impliqué dans des extorsions violentes, en particulier dans des bars et des clubs de prostitution, ainsi que dans des meurtres et des attaques contre des mosquées et des églises. Pendant les manifestations de masse contre le gouverneur, le dirigeant du FPI Habib Rizieq Shihab a ouvertement appelé à la « pendaison » et au « massacre » de Ahok.

Le leader du FPI, Habib Rizieq Shihab demande ouvertement qu’Ahok soit « pendu » et « massacré ».

Lors des manifestations, sur une plate-forme de commandement mobile, on a vu monter auprès de Rizieq le porte-parole du FPI et chef de la milice Munarman, ainsi que Fadli Zon, connu pour avoir salué publiquement Donald Trump et s’être montré avec le candidat lors d’une conférence de presse à la Trump Tower à l’ouverture de la campagne présidentielle. Fadli Zon est le bras droit du général le plus célèbre du pays pour ses massacres, Prabowo Subianto, qui a été battu par Jokowi lors de l’élection de 2014.

Munarman, qui a été filmé lors d’une cérémonie dans laquelle une salle remplie de jeunes hommes jure allégeance à l’EI et à son chef, Abu Bakr al-Baghdadi, est également un avocat d’entreprise travaillant pour la branche indonésienne du colosse minier Freeport McMoRan, maintenant contrôlé par Carl Icahn, ami du président Trump et conseiller à la déréglementation. Bien que les connexions de Trump avec les complices du putsch paraissent très importantes, on ne sait pas si Trump ou Icahn ont une connaissance directe du mouvement du coup d’Etat indonésien.

Le porte-parole du FPI et avocat d’entreprise, Munarman, indiqué par une flèche tout à gauche, lors d’une cérémonie durant laquelle de jeunes hommes prêtent allégeance à l’État islamique.

Munarman n’a pas répondu aux demandes de commentaires pour cet article.

Les manifestations du FPI à Jakarta, officiellement ignorées par les principaux groupes musulmans du pays, ont été approuvées dans des messages des membres indonésiens de l’État Islamique en Syrie. Pour sa part, le FPI a agité les drapeaux noirs de l’État Islamique lors des rassemblements de Prabowo et a répondu par l’affirmative à l’appel du chef d’al-Qaïda, Ayman al-Zawahri, pour que al-Qaïda et l’EI poursuivent leur lutte commune en Irak, en Syrie et ailleurs.

L’archive Snowden contient de nombreux documents liés au Front de défense islamique, y compris un document des services de renseignement australiens décrivant le FPI comme un « groupe extrémiste violent ». Ces documents comportent des interceptions de rapports dans lesquels des policiers se plaignent de la méfiance des Indonésiens envers la police parce que cette dernière utilise des groupes violents comme le FPI. Des rapports interceptés, il ressort également que, bien que le FPI soit en grande partie une création de l’appareil de sécurité de l’État, il échappe parfois à son contrôle, en particulier lorsqu’il s’agit de fomenter des émeutes collectives, comme dans le cas tristement célèbre d’un homme battu à mort devant des caméras pour avoir fréquenté une mosquée que le FPI avait pris pour cible de ses exactions. Dans un autre cas de meurtre perpétré par une foule rameutée par le FPI, une note indique que la police n’avait pas été en mesure d’arrêter et de détenir les suspects du FPI car ils craignaient que la foule n’attaque et n’incendie le poste de police.

Une autre interception relie le FPI à une ramification de Jemaah Islamiyah, le réseau djihadiste impliqué dans les attentats à la bombe de Bali de 2002, et détaille la formation aux armes dispensée par des officiers des forces spéciales de la police nationale indonésienne aux membres d’Aceh du FPI.

La NSA n’a fait aucun commentaire sur le contenu des interceptions. La Maison-Blanche n’a pas répondu aux demandes de commentaires.

Au fur et à mesure que le mouvement de protestation de masse du FPI continuait au cours des six derniers mois, j’ai reçu des informations détaillées de cinq rapports des renseignements intérieurs de l’Indonésie. Les rapports ont été produits par trois agences indonésiennes différentes. Chacun a été confirmé par au moins deux fonctionnaires en poste à l’armée, dans les services de renseignement ou au palais.

Un rapport de renseignement affirmait que le mouvement de protestation dirigé par le FPI était financé en partie par Tommy Suharto, fils de l’ancien dictateur Suharto, qui a déjà fait de la prison pour avoir tué d’une balle dans la tête un juge qui lui déplaisait. La participation financière de Tommy m’a également été confirmée par le général retraité Kivlan Zein. Kivlan, qui a aidé le FPI à mener une manifestation massive en novembre à Jakarta, est actuellement inculpé de trahison (makar) pour sa tentative présumée de renversement du gouvernement lors de la récente manifestation. C’est également l’ancien directeur de campagne du général Prabowo, qui a été battu par le président Jokowi lors de l’élection présidentielle de 2014.

Un autre rapport affirme que certains fonds proviennent d’un milliardaire partenaire de Donald Trump, Hary Tanoe, qui m’a été décrit à plusieurs reprises par les principaux acteurs du mouvement comme faisant partie de leurs soutiens les plus importants. Vendredi dernier au soir, alors que j’étais assis avec une brochette de ces personnages, dont aucun n’a demandé l’anonymat, je les ai entendus s’enthousiasmer de leur proximité avec Hary et des relations personnelles et financières de celui-ci avec le président Trump, lequel avec son fils Eric, a accueilli Hary à la Trump Tower et à la cérémonie d’investiture. Ils ont dit qu’ils espéraient que Hary, qui construit deux hôtels Trump en Indonésie, servirait de passerelle entre Trump et le général Prabowo. Manimbang Kahariady, un dirigeant du parti politique de Prabowo, a déclaré qu’il avait rencontré Hary trois jours auparavant. Lui et d’autres personnes présentes à la réunion étaient convaincus que Hary exprime à Trump la nécessité de soutenir le mouvement et de supprimer leurs adversaires, en commençant par Ahok.

Tommy Suharto n’a pas pu être contacté pour commenter. Hary Tanoe a refusé les demandes répétées de commentaires.

Un troisième rapport a affirmé que certains mouvements de fonds du FPI provenaient de l’ancien président et général à la retraite Susilo Bambang Yudhoyono (SBY) ; cette information – qui a apparemment contrarié le président Jokowi – a été divulguée et a été réfutée publiquement par un SBY en colère, qui a affirmé simultanément que les faits étaient faux et que le gouvernement les avait obtenus en mettant son téléphone sur écoute. Néanmoins, sept agents de l’armée ou des services de renseignement actuels ou anciens que j’ai interrogés ont déclaré que SBY avait effectivement donné des fonds, mais qu’ils les avaient acheminés indirectement. L’amiral en retraite Soleman Ponto, qui n’est pas un partisan du mouvement du coup d’État, est l’ancien chef du renseignement militaire (BAIS) et conseille actuellement l’agence de renseignement d’État (BIN). Bien qu’il ait refusé tout commentaire quand je l’ai interrogé sur des rapports du renseignement bien précis, Soleman a déclaré qu’il était « très clair » que SBY, qu’il appelle son ami, a aidé à financer le mouvement : « que ce soit par l’intermédiaire d’une mosquée, ou par l’intermédiaire d’une école, SBY est à l’origine. »

Plus généralement, Ponto a déclaré : « presque tous les militaires à la retraite » et « certains militaires d’active soutiennent SBY », en soutenant les manifestations menées par le FPI et le mouvement du coup d’État. Il a affirmé qu’il le savait parce que – non content d’être un homme du renseignement – il était le collègue et l’ami des généraux pro-coup d’État, dont beaucoup communiquent via le groupe WhatsApp connu sous le nom de The Old Soldier. L’amiral a déclaré que, pour les commanditaires militaires du mouvement, la question Ahok est un simple point d’entrée, un hameçon religieux pour attirer les masses, mais que « Jokowi est leur cible finale ».

Quant à la tactique d’un assaut direct du palais par l’armée dans un coup d’État, Ponto a déclaré que cela n’arriverait pas. Il s’agirait plutôt d’ « un coup d’État par la loi », ressemblant en un sens au soulèvement qui a renversé Suharto en 1998, sauf que cette fois le public ne serait pas du côté de la révolte – et l’armée, plutôt que de défendre le Président, serait occupée à le faire tomber. Les manifestants dirigés par le FPI, dit-il, pénétreraient dans les enceintes du palais et du congrès, puis tenteraient de s’y installer et de mettre en place un camp jusqu’à ce qu’on les en déloge.

« Cela ressemblerait au pouvoir pour le peuple » – les gens réunis par le FPI et leurs alliés, mais dans ce cas, « tous frais payés. Les militaires ne feraient rien. Ils auraient juste à s’endormir » et laisser tomber le Président.

La description de la stratégie du mouvement par l’amiral correspondait à celle d’une douzaine de hauts fonctionnaires à qui j’ai parlé, dont certains étaient encore actifs dans l’aparat – certains en faveur du coup d’État, d’autres contre.

Un second scénario possible m’a été décrit par un autre large groupe de responsables : les rassemblements dirigés par le FPI dégénéreraient, faisant tomber Jakarta et d’autres villes dans le chaos ; l’armée s’engagerait et prendrait le contrôle pour sauver l’État. Cette deuxième option, plus violente, a été discutée en détail lorsqu’à la fin du mois de février, j’ai rencontré officiellement deux leaders du mouvement FPI, Ustad Muhammad Khattath et Haji Usamah Hisyam.

J’avais été renvoyé sur Ustad Khattath par l’avocat de Freeport, également chef de la milice de FPI, Munarman, qui avait refusé de me voir. Haji Usamah accompagnait Ustad Khattath et ils m’ont accordé une entrevue conjointe.

(Dans la section ci-dessous, « ils » se réfère à eux ; le contenu est présenté sans guillemets, car, depuis notre entrevue, Ustad Khattath a été arrêté et accusé de makar (trahison), un concept juridique que je considère comme injuste et répressif et que j’avais dénoncé lorsqu’il avait été utilisé auparavant.)

Mentionnant à peine la question religieuse, ils m’ont déclaré que le problème de l’Indonésie était le communisme « nouveau style », et que l’armée devait pouvoir intervenir et prendre en main la situation, car l’Indonésie n’était pas mûre, pas prête pour la démocratie. Jokowi, ont-ils attaqué, donnait un espace au communisme, et la seule organisation forte qui pouvait y faire face était l’armée.

En ce qui concerne le mouvement de protestation dans la rue, m’ont-ils dit, nous, les civils devons être soutenus par l’armée, ce qui effectivement est en train de se faire, mais secrètement ; car de nos jours, sous le reformasi [période post-Suharto NdT], l’armée n’a pas le droit de s’engager dans la politique. Selon Haji Usamah, « il s’agit d’une opération de renseignement menée par des militaires, mais l’armée ne peut pas être mise en avant. Elle donne la vision et la direction stratégiques. L’armée n’aime pas les communistes ».

Ils m’ont déclaré qu’il y avait des communistes dans le corps législatif et dans le pouvoir exécutif. Ils doivent être ciblés. Pour le mouvement de la rue, les directives stratégiques et tactiques leur ont été données par un général anticommuniste qui travaille avec eux. L’armée ne peut intervenir que s’il y a le chaos. Tant qu’il y a la paix, elle ne peut rien faire.

Ustad Khattath et Pak Usamah m’ont dit qu’ils ne voulaient pas de sang, qu’ils voulaient une révolution pacifique ; mais ils ont également insisté sur le fait que dans peu de temps, sous quelques semaines, il y aurait une révolution islamiste. Le palais a peur, m’ont-ils dit, il a peur que Jokowi ne tombe. Ils m’ont déclaré que les actions de rue à venir comporteraient toutes des actions insurrectionnelles, puisque la paix n’avait pas réussi à abattre Ahok.

Ustad Khattath et Pak Usamah m’ont dit que si le président ne satisfaisait pas à leurs exigences, il y aurait des actions plus massives, avec des méthodes de pression plus fortes et ils ont ajouté que leur cible directe serait le Président.

Ils voient la révolution commencer en occupant pendant quelques jours le congrès et le palais ; ils notent que si certains sont blessés pendant l’évacuation, les gens prendront des raccourcis avec la loi. Tout peut arriver. Il pourrait y en avoir des millions faisant la loi eux-mêmes. Leur position est de rappeler au président de ne pas enfreindre la loi en s’opposant à l’emprisonnement d’Ahok, sinon les gens vont devenir fous et hors de contrôle. C’est une situation de désordre, qui selon eux, se résoudrait par l’intervention de l’armée.

Après que Ustad Khattath a été arrêté par la police et accusé de trahison, Usamah m’a envoyé un message pour dire qu’il avait maintenant pris le contrôle des actions de rue, tout comme Ustad Khattath l’avait fait après que le leader du FPI, Rizieq, avait été compromis pour pornographie et autres accusations.

1965 de nouveau

Peu de temps après notre entrevue j’ai reçu, via un officier à l’intérieur de l’apparat, un document de l’armée qui pourrait être considéré comme l’illustration des remarques de Khattath et d’Usamah sur les actions de rue.

Intitulé « Analyser les menaces posées par le communisme « nouveau style » en Indonésie (Analyzing the Threats Posed by the New-Style Communism in Indonesia) », c’est une série de transparents PowerPoint utilisés pour la formation idéologique dans les bases de l’armée, à l’échelle nationale.

Le communisme « nouveau style », ou Komunisme Gaya Baru, en abrégé « KGB », est un concept dont le caractère menaçant est mis en valeur par des portraits de Staline, Pol Pot et Hitler – et qui semblent être définis de manière suffisamment extensive pour inclure toute critique contre l’armée, partout.

Se référant à des politiques supposément communistes telles que les « programmes gratuits de soins de santé et d’éducation », le document dénonce « l’idéalisation du pluralisme et de la diversité dans le système social » comme une menace spécifique du « KGB » qui se lève maintenant sur l’Indonésie. Se référant à des techniques d’évaluation de la menace tirées de la doctrine et des textes des Renseignements occidentaux – dont des extraits sont cités, parfois en anglais – le document met en garde contre l’ennemi communiste qui « sépare l’armée du peuple » et « utilise les droits de l’homme et les difficultés de la démocratie pour se positionner en victime et gagner la sympathie ».

L’allusion aux victimes pour les droits de l’homme fait clairement référence à des personnages tels que le brillant défenseur de la justice sociale Munir Said Thalib, mon ami, assassiné en 2004 par une dose massive d’arsenic qui l’a fait vomir à mort dans un vol vers Amsterdam ; ou aux victimes du massacre de peut-être un million de civils en 1965, mené par l’armée avec le soutien des États-Unis afin de consolider le pouvoir après une tentative de coup d’État.

Le massacre de 1965 est venu durant ma conversation avec le général à la retraite Kivlan Zein, qui m’a déclaré que si Jokowi refusait d’accéder aux souhaits de l’armée, des tactiques similaires pourraient être employées à nouveau.

Comme beaucoup de responsables auxquels j’ai parlé, Kivlan a déclaré que la crise actuelle de mouvements de rue, soutenue par l’armée, a débuté à la suite du Symposium, un forum organisé en 2016 par le gouvernement Jokowi pour permettre aux survivants et descendants de 1965 d’expliquer publiquement ce qui s’était passé et de discuter de la mort de leurs proches. Pour une grande partie de l’armée, le colloque était un outrage intolérable et justifiait par lui-même le coup d’état. Un général m’a dit que ce qui avait le plus indigné ses collègues, c’était que « cela permettait aux victimes de se sentir bien ». Le symposium, bien sûr, n’avait rien à voir avec le gouverneur Ahok ni avec des questions religieuses d’aucune sorte. Il s’agissait de l’armée et de ses crimes.

« Sans le Symposium, il n’y aurait plus de mouvement maintenant », m’a expliqué Kivlan. « Maintenant, les communistes sont à nouveau en expansion », a déploré Kivlan. « Ils veulent fonder un nouveau parti communiste.Pour les victimes de 65, ils nous blâment tous… Peut-être que nous allons les combattre à nouveau, comme en 65 ».

Cela m’a déconcerté et j’ai voulu m’assurer que j’avais bien compris.

« Cela pourrait arriver, 65 pourrait se répéter à nouveau », a-t-il réitéré.

Et la raison ?

« Ils veulent réparation ».

En d’autres termes, Kivlan agitait le spectre d’un nouveau massacre de masse si les anciennes victimes n’apprenaient pas à oublier. Kivlan a ensuite détaillé en quoi le coup d’État de 65 était justifié. Il m’a déclaré que le président déchu, Sukarno, qui était à l’époque captif virtuel de l’armée, avait donné l’ordre à l’armée de prendre la relève. L’armée « a été mise au pouvoir » par le congrès.

Cela pourrait-il se reproduire maintenant, ai-je demandé ?

« Cela se pourrait », m’a dit le général. « L’armée pourrait bouger, maintenant comme à l’époque de Suharto ».

Le général m’a dit qu’en juillet dernier, suite au Symposium, Jokowi avait rendu visite au quartier général des forces armées et avait déclaré aux généraux réunis qu’il « ne ferait pas ses excuses au PKI [le parti communiste] ».

« Si Jokowi reste sur cette position » – ne pas s’excuser – « il ne sera pas renversé. Il sauvera sa peau. Mais s’il s’excuse, il est fini, dehors », m’a déclaré Kivlan.

Je voulais toujours être sûr qu’il disait vraiment que l’armée agirait à nouveau comme en 65.

« Oui, elle sécurisera la situation, y compris comme en 65 ».

« Ne parlez pas de vous rendre (No say surrender) », a-t-il conclu en anglais.

Bien que Kivlan soit considéré comme l’un des généraux les plus idéologiques, il est intéressant de noter que beaucoup de ses collègues ont joué avec l’idée de déboulonner Jokowi même s’il ne s’excusait pas. En ce sens, Kivlan appartient à l’aile modérée du mouvement. Il est remarquable que l’idée d’une simple excuse aux victimes de l’armée suffise à pousser les généraux à agir pour renverser le président.

On fait souvent crédit à Kivlan d’avoir aidé à créer le FPI, après la chute de Suharto. Dans notre conversation, il a nié devant moi être responsable de la mise en place du FPI, mais a continué à discuter en détail de la façon dont ce groupe était un bon exemple de la stratégie plus large de l’armée et de la police visant à créer des fronts composés de civils, parfois islamistes, parfois pas, qui pourraient être utilisés pour attaquer les opposants tout en gardant les mains propres.

Il a déclaré que, quelques jours avant la manifestation massive de Jakarta le 4 novembre de l’année dernière, il avait reçu un texto du major général à la retraite, Budi Sugiana, lui demandant de « se joindre au mouvement 411 [4 novembre] et d’en prendre le contrôle ».

La mission, a-t-il dit, était de « sauver l’Indonésie » en rejoignant le leader du FPI Habib Rizieq sur la scène mobile lors de la manifestation, car « ils ont besoin de quelqu’un, si [Rizieq] est pris pour cible et tué, pour contrôler la masse » à l’extérieur du palais.

En décembre, Kivlan a été arrêté par la police pour tentative de renversement de Jokowi mais, comme nous l’avons indiqué fin février, il est resté libre et a voyagé à l’extérieur du pays. En fait, il m’a dit qu’il avait mené des missions pour le général Gatot Nurmantyo, le commandant actuel des forces armées, qui tentait de libérer des otages indonésiens détenus aux Philippines.

Sur la question de savoir qui soutient en douce le mouvement et qui sont précisément les « communistes », Kivlan a parlé à la fois officiellement et officieusement, précisément et de manière générale. Sa description de la position de ses collègues généraux se rapproche étroitement de ce que disent les autres personnes, mais, contrairement à la plupart d’entre elles, il l’a dit officiellement.

« Tant de militaires à la retraite – et dans l’armée – sont avec le FPI… Parce que le but du FPI est également de lutter contre les communistes ».

Après le discours qu’il m’avait tenu sur l’éviction de Jokowi et sur les mesures à prendre comme en 65, je lui ai demandé : Le général Gatot – le commandant actuel des forces armées – est-il d’accord ?

« Il est d’accord ! »

Mais il a noté qu’en tant qu’officier jeune et toujours en fonction, Gatot devait « être très prudent » dans ses prises de position publiques.

Les remarques officielles de Kivlan concernant le rôle de Gatot correspondent avec celles des autres généraux et des gens du coup d’État, ainsi qu’avec les propos que l’on prête au président Jokowi lui-même. Lorsque j’ai questionné un fonctionnaire ayant un accès régulier au président sur une allégation selon laquelle Jokowi avait déclaré que « Gatot est le facteur principal du coup », le fonctionnaire a répondu, oui, le président l’a dit en privé. Gatot n’a pas répondu aux demandes de commentaires.

Quant à son ancien chef, le général Prabowo, Kivlan a également fait écho à ce que les autres en ont dit : « Prabowo ne veut pas être trop proche, mais il le fait par l’intermédiaire de Fadli Zon ». S’il montrait ouvertement sa proximité avec le mouvement, il serait en difficulté. Donc Fadli Zon sert de façade. En ce qui concerne le général Ryamizard, l’actuel ministre de la Défense, Kivlan a affirmé « qu’il est d’accord dans son cœur. Il est d’accord avec notre objectif », mais il ne peut pas « parler franchement ».

Kivlan a loué la position du général Wiranto en disant « Wiranto est bien ». Kivlan a déclaré que Wiranto « veut créer de l’harmonie » avec le mouvement, poussant souvent le dossier depuis son poste actuel de ministre coordinateur de la politique, du droit et de la sécurité. C’est sous la direction de Wiranto que le FPI a été créé. Lorsque Wiranto a reçu Rizieq du FPI lors des manifestations, il l’a décrit comme « un vieil ami ».

Kivlan a ajouté que Wiranto, qui fait lui-même l’objet d’une plainte pour crimes de guerre au Timor oriental, a un « bon plan » sur la question cruciale de l’armée. Il fait pression sur Jokowi pour n’accepter « aucun procès concernant les droits de l’homme ».

L’élégance stratégique des pressions de l’armée en faveur d’un coup d’État est qu’elle gagne même si elle perd. Même si Jokowi reste au pouvoir, les généraux seront plus en sécurité que jamais – pensent-ils – vis à vis des procès pour les droits de l’homme : car afin de contrer un groupe de tueurs, le président aura dû s’appuyer sur un autre groupe de généraux tout aussi meurtriers, qui auront exigé leur récompense.

Le plus éminent parmi eux est le général A.M. Hendropriyono, ancien chef du BIN et créature de la CIA, qui a été impliqué dans l’assassinat de Munir et une série d’autres crimes majeurs. Tout au long de la crise du coup d’État, ce sont les hommes de Hendro – l’armée, les renseignements, la police, les civils – qui ont mené la défense anti-coup de Jokowi contre leurs collègues. Ce sont principalement les gens de Hendro qui ont organisé les arrestations pour trahison et ont entravé Habib Rizieq Shihab par des accusations de pornographie ; ils ont également accusé de blanchiment d’argent pour l’EI certains responsables financiers du mouvement.

En échange, Hendro et ses alliés ont reçu ce qu’ils considèrent comme des garanties d’immunité contre les poursuites. Et selon les règles en vigueur dans l’aparat, s’ils sont en sécurité, tous les autres le sont aussi, car il y a un accord tacite pour rejeter toute poursuite contre des collègues, même s’ils sont vos pires ennemis.

En février, sous la pression du Palais, un tribunal administratif de Jakarta a déclaré que l’administration Jokowi pourrait échapper à l’obligation légale de publier officiellement un rapport d’enquête du gouvernement qui abordait ouvertement la responsabilité de Hendro dans l’assassinat de Munir. La veuve de Munir, Suciwati et Haris Azhar de Kontras, le groupe des droits de l’homme de Munir, a dénoncé ce verdict comme « légalisant la criminalité ».

De même, le mouvement du coup d’État a également été utile pour Freeport. Depuis l’année dernière, le gouvernement Jokowi, après des décennies de passivité de l’État, a essayé de réécrire le contrat de l’État avec Freeport pour revenir sur leurs droits d’exportation. Dans le même temps, le gouvernement a été secoué par un mouvement mené en partie par un avocat associé à l’entreprise.

Début avril, après que le mouvement a lancé la première de ce que la police a affirmé être quatre tentatives planifiées d’envahir le Congrès et le Palais, l’administration Jokowi a choqué le monde politique indonésien en cédant de manière inattendue à Freeport et en donnant son feu vert à de nouvelles exportations de cuivre. Cette retraite soudaine n’a pas mis fin au différend – il demeure dans le contrat des problèmes profonds et de long terme – mais elle suggère, comme l’ont dit plus tard les responsables de Jokowi, que le gouvernement estimait alors que sa position avait été affaiblie.

Dans un article dont le gros titre était « On déroule encore le tapis rouge à Freeport », le pro-américain et pro-business Jakarta Post a déclaré : « Le gouvernement a défendu sa décision, même s’il n’y a pas de base juridique qui l’appuie… Il semble que Freeport a encore échappé à la balle ».

Le 20 avril, le vice-président Mike Pence est venu en Indonésie. Les fonctionnaires de l’administration de Jokowi ont déclaré en privé qu’ils s’attendaient à ce que les exigences de Freeport figurent en premier dans sa liste de souhaits. Lors de la réunion de certaines figures du mouvement vendredi dernier, l’un m’a regardé et s’est exclamé : « Pence va menacer Jokowi sur Freeport ! »

Freeport Indonésie n’a pas répondu aux demandes de commentaires.

Le blasphème comme prétexte

Bien qu’en privé les dirigeants du mouvement et leurs sponsors aient parlé sans cesse de l’armée qui échapperait à la justice et s’emparerait du pouvoir, dans les rues à l’extérieur la thématique était incontestablement religieuse. En marchant dans la foule immense lors d’une action dans la mosquée d’Istliqlal près du Palais, il était clair pour moi que, bien que le mouvement de protestation fût dirigé par le FPI, il avait attiré un large éventail de personnes, dont beaucoup se manifestaient simplement parce qu’ils étaient conservateurs ou s’étaient sentis lésés.

La cause immédiate de leurs griefs était Ahok et son blasphème présumé, qui suggérait que des non-musulmans pouvaient diriger des musulmans. (Ahok est également justement critiqué pour ses expulsions de pauvres). Il était donc très éclairant d’entendre que les dirigeants du mouvement du coup d’État minimisent en privé ces thèmes.

Kivlan m’a surpris en remarquant qu’Ahok avait fait un « cadeau » au mouvement avec son lapsus sur le Coran.

La position publique obligée pour les leaders du mouvement était de se prétendre blessés pour toujours par la remarque d’Ahok demandant aux gens de ne pas se laisser tromper par les rivaux qui essayaient d’utiliser un verset coranique contre lui. Mais voici que l’un d’entre eux – avec un petit sourire – a reconnu que stratégiquement, la déclaration d’Ahok était la bienvenue, car elle avait permis au FPI et à ses sponsors de déplacer l’équilibre du pouvoir à l’intérieur de l’État, de se hausser de tueurs de rue à théologiens et de modifier en plus le climat culturel. Voilà où il en était, acceptant que la remarque fatale était seulement un « lapsus ».

En cela, il ne semblait pas seulement admettre que l’accusation contre Ahok pour crime de blasphème était fausse – comme nous l’avons relaté, les avocats d’Ahok plaidaient effectivement devant le tribunal qu’il avait parlé franchement, sans vouloir offenser quiconque – mais aussi que le seul gros problème public agité par le mouvement du coup d’État était quelque chose qu’en privé ils ne prenaient pas au sérieux.

Par ailleurs, lorsque j’ai eu une réunion avec Usamah et les dirigeants du mouvement qu’il appelait, mi-plaisantant, son politburo, ils contredisaient avec désinvolture leur propre position selon laquelle des non-musulmans ne peuvent pas diriger des musulmans. Ils le faisaient en parlant avec effusion de Hary Tanoe, loué comme le principal partisan de leur mouvement par son aide directe et par ses stations de télévision : lesquelles ont été réprimandées par la commission de radiodiffusion de l’Indonésie pour un biais politique inapproprié en faveur du mouvement , pour des inexactitudes, et pour leur image de courroie de transmission du président Donald Trump.

Ceux qui étaient dans la salle ont tous convenu qu’ils voulaient un gouvernement Prabowo-Hary Tanoe, peut-être avec Hary comme président et Prabowo comme vice-président, ou l’inverse, selon les sondages.

Le hic, qui ne semblait pas les déranger, c’est que Hary, tout comme Ahok, est un chrétien ethnique chinois, qui, s’ils croyaient dans leurs propres normes, devrait être disqualifié pour diriger Jakarta, sans parler de l’Indonésie.

Photo du haut : Un membre du groupe radical, le Front des Défenseurs de l’Islam, crie des slogans après avoir brûlé une effigie du gouverneur de Jakarta, Ahok, devant la mairie de Jakarta, le 1er décembre 2014.

Source : The Intercept, Allan Nairn, 19-04-2017

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 

via » Les alliés indonésiens de Trump acoquinés avec des milices soutenues par l’État islamique cherchent à évincer le président élu, par Allan Nairn

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