Un peu d'air frais

Les viols étouffés des petites filles de Rotherham

Dans un pays fier de son multiculturalisme, le viol de centaines de fillettes blanches par des Anglo-Pakistanais fait scandale. Mais comment expliquer l’omerta de la police et des officiels sur cette affaire qui dure depuis plus de quinze ans ? Notre journaliste s’est rendue dans cette ville du nord de l’Angleterre où les victimes lui ont raconté le piège.

 

Des cibles faciles

Lizzie, 12 ans, reçoit des SMS, le matin, avant de partir à l’école. Pour que ses parents trop curieux ne découvrent pas son secret, elle casse son téléphone mobile. Elle fréquente un garçon de 22 ans. Il est beau, il a une voiture et lui dit : « Tu es ma princesse. » Avec lui, elle goûte à des choses défendues : vodka, cigarettes, cannabis

L’enfance d’Emma, 13 ans, a été bercée par la litanie : « Tu n’acceptes pas de bonbons ni ne montes jamais dans la voiture d’un inconnu. » Mais lui, elle le connaît, il la comprend, bien mieux que ses parents. Elle et ses copines ont d’abord traîné avec des garçons un peu plus âgés qu’elles, 15 ou 16 ans, avec qui elles discutent pendant des heures. Ils leur ont présenté des « grands », Umar, Arshid ou Tariq. Agés de 20 à 25 ans, des hommes qui leur font découvrir la délicieuse brûlure de la vodka. A part le centre commercial et le McDonald’s, il n’y a rien à faire à Rotherham. Cette agglomération du Yorkshire, au nord-est de l’Angleterre, ne s’est pas relevée de la fermeture des mines de charbon, dans les années 80.

Constituée d’une mosaïque d’anciens villages miniers posés en pleine campagne, la communauté urbaine est marquée par un taux de chômage nettement supérieur à la moyenne nationale (près de 11 %, contre 7,3 % dans l’ensemble du Royaume-Uni). Grandir ici n’a rien d’un rêve. Les gamines qui trimballent leur ennui au collège constituent des cibles faciles pour des prédateurs déguisés en beaux gosses. Jessica se souvient : « J’avais 14 ans, c’est comme s’il m’avait jeté un sort, il me faisait me sentir bien. » Lizzie, Emma et Jessica avaient confiance en leurs « boyfriends ».

Les prédateurs de Rotherham, comme ceux des villes des environs, Bradford, Sheffield, Rochdale ou Derby, ont un point commun : ils sont en grande majorité d’origine pakistanaise. Rien à voir avec les garçons du collège couverts d’acné. Elles ont 12, 13 ou 14 ans… Les contes de fées n’existent pas, ne pas le savoir est le signe de l’enfance. Ce qui leur arrive après est d’une brutalité féroce. Lizzie, Emma et Jessica ont aujour d’hui entre 19 et 30 ans. Aux horreurs qui ont saccagé leur enfance, s’ajoute le mépris dont elles ont fait l’objet de la part de la police et des services sociaux.

Prises au piège du « grooming »

1 400 enfants de Rotherham, âgés de 11 à 16 ans, ont été, entre 1997 et 2013, victimes de viols à répétition par des agresseurs décrits comme des hommes britanniques d’origine pakistanaise. Le pire, si le pire est possible : depuis seize ans, la police et les services sociaux savaient. Et ont laissé faire. C’est ce que révèle un rapport accablant publié en août 2014, conduit par Alexis Jay, une sommité nationale des affaires sociales. Ces révélations ont fait trembler un pays trop souvent secoué par des scandales étouffés de pédophilie.

Les victimes : des filles en majorité blanches, dont plus d’un tiers était connu des services sociaux. Trafiquées d’une ville à l’autre, battues, torturées, menacées, violées. Selon la professeure Jay, le chiffre est certainement inférieur à la réalité. D’abord violées par ceux qu’elles prenaient pour leur petit ami, elles ont été « passées » à d’autres hommes, frères, cousins ou amis. Tenues au secret sous menaces de représailles envers la famille : « Si tu parles, je violerai ta mère devant toi », a promis Tariq à Emma. Contraintes de présenter d’autres filles, soeurs ou copines aux agresseurs. Des centaines de filles se sont retrouvées prises au piège de ce schéma récurrent que les psychiatres et la police appellent « grooming ». Un processus en six étapes, mis en place par les prédateurs sexuels d’enfants, notamment via Internet.

Il consiste à cibler une enfant – ici dans un lieu public –, l’isoler de ses pairs, gagner sa confiance en faisant tomber ses inhibitions, dans le but de l’exploiter sexuellement. Elle se sent spéciale, reçoit des cadeaux tentants pour des ados – alcool, cigarettes, cannabis et tours en voiture. En échange, la relation est sexualisée. La dernière étape vise à maintenir le contrôle sur la victime, en utilisant menaces et récompenses. Le rapport Jay révèle que la police, les services sociaux et le conseil municipal ont fermé les yeux : plaintes non traitées, rapports et pièces à conviction manquants…

Andrew Norfolk, le journaliste du « Times » qui, dès 2011, a dévoilé l’affaire, a été accusé de cibler injustement la minorité anglo-pakistanaise. « Je n’y croyais pas moi-même. J’avais l’impression que c’était un canular monté par l’extrême droite ! » Ses trois années d’investigation ont déclenché l’enquête d’Alexis Jay. Le journaliste nous rappelle que la majorité des crimes sexuels sur enfants qui secouent régulièrement le Royaume-Uni sont perpétrés par des hommes blancs. Pendant des années, des professionnels ont pourtant donné d’alerte : dès 2002, une chercheuse, qui souhaite rester anonyme, réunissait les noms des agresseurs, méthodes, lieux, description des délits… assez d’information pour faire « tomber » les pédophiles. Des policiers l’ont menacée de communiquer son adresse aux agresseurs. Pour mener ce travail à bien, elle travaillait avec les seules personnes en qui ces filles avaient confiance à l’époque : l’équipe de Risky Business, projet social d’écoute et de conseil aux victimes d’exploitation sexuelle et aux jeunes à risque, dirigé depuis 1997 par Jayne Senior. Une femme énergique qui tentait de lever l’omerta.

Les bureaux de Risky Business ont été cambriolés, et les dossiers, volés. En 2010, Jayne Senior a convaincu Rupert Chang, policier « clean », de se mettre sur l’affaire. Il connaissait certains de ces individus, « des gens violents et dangereux ». Des voyous notoires impliqués dans des trafics de drogue, et leurs proches, taxis qui venaient chercher les filles à l’école, épiciers ou restaurateurs, des réseaux semi-organisés plus que mafieux : « A Rotherham, c’est presque un business familial », explique le sergent Chang. Son enquête, baptisée « Operation central », est la seule ayant conduit, en 2010, à l’arrestation et à l’emprisonnement de cinq agresseurs d’une cinquantaine de filles.

Face à nos doutes sur le risque d’une erreur judiciaire – similaire à celle d’Outreau, en France –, le policier affirme que les preuves existent, il les a trouvées. « Une fille avait dessiné sur ses livres et ses cahiers tout ce qu’il lui arrivait. » Le discours officiel veut que la conspiration du silence ait été organisée pour ne pas stigmatiser la communauté anglo-pakistanaise et attiser le racisme. Le procureur Nazir Afzal, magistrat de la Couronne (équivalent du ministère public), qui conduit au tribunal les affaires d’abus sexuel sur enfants et de violences contre les femmes, analyse les faits pour « The Guardian » : « Nous avons traité de cas similaires dans tout le pays, et l’origine ethnique des agresseurs varie selon les lieux… Leur origine ethnique est un fait. (…) Elle ne définit pas les agresseurs. C’est leur attitude envers les femmes qui les définit. C’est une question de domination masculine. » Le haut magistrat estime que les preuves suggèrent que les victimes n’étaient pas ciblées parce qu’elles étaient blanches, mais parce qu’elles étaient vulnérables. « On ne devrait pas stigmatiser une communauté tout entière à cause de quelques dizaines de criminels issus de cette communauté, dans son ensemble respectueuse des lois. »

Dix nouvelles victimes par semaine

La mère de Lizzie, qui a porté plainte au commissariat après avoir découvert sa fille se faisant violer sur un terrain de sport, s’est vu répondre par la police : « Ce sont des choses qui arrivent. »

« Et cela continue, je l’ai constaté moi-même », prévient David Greenwood, avocat qui défend aujourd’hui trente-quatre victimes. Maître Greenwood, Jayne Senior, la députée (travailliste) Sarah Champion et le journaliste Andrew Norfolk constituent un bataillon d’incorruptibles bien décidés à casser la conspiration du silence, à se battre pour que justice soit faite. Jayne et Sarah reçoivent dix nouvelles victimes par semaine, dont beaucoup n’ont pas témoigné pour le rapport Jay. Jayne Senior s’insurge : « Qu’on arrête de punir les victimes ! A 13 ans, vous voulez être grande, mais vous êtes vulnérable. Alors qu’elles ont été abusées pendant des années, personne n’a entendu leur voix, elles ont besoin de soutien. »

Méprisées par tous, agresseurs, police et services sociaux, traitées comme du « white trash », des filles pauvres sans valeur : « Tu acceptes des cadeaux en échange de services sexuels ? Tu es une prostituée », a dit son assistante sociale à Lizzie. Une autre victime s’est entendu dire par un policier : « Tu n’es pas la première à te faire violer par X. Ni la dernière. » Le plus jeune frère d’Arshid Hussain, mis en cause dans l’affaire, défend son aîné dans une interview à la BBC : « Mon frère n’est pas un monstre. Ces jeunes filles, habillées en minijupes, vont en boîtes de nuit (…), et le lendemain matin, elles se réveillent en criant au viol ou à la manipulation psychique. »

Croiser ses agresseurs

Risky Business a établi que dix-huit filles âgées de 12 à 14 ans considéraient Arshid, 25 ans, comme leur petit ami. A 14 ans, Jessica était l’une d’elles. Six pédophiles seulement ont été jugés coupables, dont un à perpétuité pour le meurtre de Laura Wilson, 17 ans, qu’il avait séduite alors qu’elle avait 11 ans. Lizzie, que les policiers traitent de « fauteuse de troubles » a été harcelée par un de ses agresseurs dès sa sortie de prison. Sa mère, Lisa, est scandalisée : « Il avait écopé d’une peine de quatre ans, il a fait appel et a été relâché au bout de douze mois. Il menaçait de faire exploser notre maison. »

Un autre, conseiller en prêts immobiliers, condamné après « Operation central » et libéré depuis peu, se pavane dans les rues de Rotherham. Me Greenwood compte poursuivre les services sociaux et la police : « Ils ont manqué à leur devoir, failli à leurs responsabilités légales. » Il énonce calmement les effets qu’ont eus ces agressions sur ces clientes : elles sont sous anti dépresseurs, victimes du syndrome de stress post-traumatique. Pourquoi a-t-on laissé faire ? L’avocat répond : « Je suis spécialiste des abus sexuels sur enfants. A ce titre, je travaille avec la police depuis vingt ans. J’ai une forte présomption de relations corrompues entre police et agresseurs. Par ailleurs, j’ai entendu dire que le succès du Parti travailliste à Rotherham, aux élections, dépend du vote « asiatique ». Beaucoup, ici, pensent que les criminels sont ou étaient liés à des politiciens locaux. »

via Les viols étouffés des petites filles de Rotherham – Marie Claire

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