« Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? »

En ce début d’année, nous voici installés de manière pérenne dans « le monde d’après », et le « monde d’avant » a disparu. Il s’est engouffré tout entier dans nos souvenirs de jeunesse. Bientôt il sera comme ces vieilles photographies que l’on examine avec un brin d’amertume et d’affection, ces photographies de rues de villes fourmillantes, ces portraits qui capturaient le frémissement d’une émotion sur les visages. Ce « monde d’avant », quels que soient ses défauts, nous apparaît d’une légèreté et d’une « humanité » à présent inenvisageables.

La promenade dans les rues au milieu de tous ces individus masqués jusqu’aux yeux a perdu toute saveur, pis, elle est devenue légèrement inquiétante. Que se passe t’il derrière ces masques ? Ces yeux vides – que l’on a d’ailleurs perdu l’habitude de fixer lorsque l’on s’adresse à quelqu’un, ce qui en dit long sur la dégradation de la communication avec l’autre, ces morceaux de tissus blancs, noirs, bleus, qu’expriment-ils de notre humanité ? Les hommes ne se reconnaissent plus, ne se regardent plus, ils sont devenus des menaces les uns pour les autres. Combien faudra t’il d’années, en admettant que cette soi-disant « crise » s’achève, pour que le traumatisme initialement orchestré par la sphère médiatico-politique s’apaise et qu’une ouverture à l’Autre sereine, équilibrée et confiante puisse préexister et rendre de nouveau possible la construction de rapports humains à l’échelle individuelle et collective ?

Que peut-on envisager positivement dès lors que la plus jeune génération a subi un conditionnement aussi éhonté ? Là, les enfants n’ont pas eu le droit de sortir dans la rue pendant plusieurs mois, là, on leur a représenté comme extrêmement dangereux de toucher un poteau ou un banc dans la rue, là, on leur a interdit d’embrasser leurs grand-parents pour lesquels ils auraient représenté une menace de mort, là, ils ont dû jouer séparés les uns des autres dans des cercles matérialisés dans les cours de récréation, dans ce qui ressemble davantage à un univers concentrationnaire qu’à une école, là, ils ont été masqués, partout ils ont été maltraités, à un âge sensible où la personnalité se construit beaucoup par mimétisme par rapport à la personne de l’adulte, à un âge où l’examen critique d’une situation ne leur est pas encore accessible. L’oligarchie se félicite de leur capacité adaptative, mais cette malléabilité de l’enfant est-elle vraiment nouvelle ? Est-ce que les enfants enrôlés dans des milices et devenus des tueurs, armés d’armes d’adultes, les enfants-soldats, se révoltent-ils contre leur situation ? Non. Donc si l’on suit le raisonnement de l’oligarchie, ils n’ont pas subi de traumatisme, ils se sont bien adaptés. Toutes les prémisses de tous les pseudo-raisonnements développés dans les medias cette dernière année ne sont que manipulation et mensonges criminels.

« Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? »

La question qui me hante est celle-ci : ces enfants masqués, pitoyables créatures effacées et inaudibles croisées dans la rue, sont-ce vraiment des enfants ? Pour ma part, ils me font davantage penser à des ombres, car ils n’ont rien de commun avec des petits d’hommes et avec leurs fabuleuses curiosité et audace. Ils étaient des êtres en devenir mais cet élan a été brisé ; au lieu de se diriger vers l’épanouissement de leur personnalité d’hommes, ils cheminent lentement vers leur mort, et il est très probable que cette peur de la mort biologique inhibe à leur insu toute leur vie d’adulte, les rendant partiellement impropres à cette vie. La conscience de la finitude est certes un moment crucial de la construction de la personnalité, elle peut d’ailleurs être vécue sur un mode traumatique. Mais ici, cette peur de la mort a conduit de jeunes êtres en développement à un retrait de la Vie, de la Vie comme totalité, pour être finalement cantonnés à une sorte de survie biologique. Il n’est plus question de vivre pleinement, de respirer pleinement. Le monde et la nature, hier champ ouvert des possibles, des rencontres, des découvertes, sont devenus des menaces. Il convient de s’en éloigner pour se replier sur soi, s’enfermer chez soi, dans une routine aliénante et dépressive, comme de très jeunes vieillards. Ces jeunes générations ne seront-elles pas foncièrement amputées d’une part d’humanité ?

« Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.

Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas ! »

Aujourd’hui, ils ne vont pas travailler dans les mines, non ils marchent sur le chemin de l’école, pour être « encadrés » par des enseignants dont beaucoup, syndicats en tête, les considèrent comme une menace pour leur santé et leur vie et les réprimanderont brutalement si le masque venait à glisser sur leur visage, y compris lors de leurs jeux. Quelle légitimité ont ces enseignants pour transmettre ne serait-ce qu’une once de culture, d’intelligence, de savoir, d’esprit critique à nos enfants ?

« Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,

Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer.

Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue. »1

Quel humaniste fera entendre sa voix aujourd’hui pour dénoncer la souffrance inaudible de nos enfants et la maltraitance qu’ils subissent ?

Antigone

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  1. Les citations sont extraites du poème Melancholia de Victor Hugo. 1856 (in Les Contemplations)

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