Quadruplet fatal : qui assassine des agents russes au Royaume-Uni ?

Il est tout aussi pathologique de ne voir des complots nulle part que d’en voir partout. C’est pourquoi, sans vouloir suggérer autre chose qu’une série de coïncidences malencontreuses, il est possible de considérer qu’on meurt beaucoup dans les rangs des agents russes employés par le MI6 et installés en Grande-Bretagne. Même sans être forcément d’accord avec les conclusions de l’article parce qu’en l’absence d’enquête policière sérieuse, il est impossible de conclure au-delà du doute à la culpabilité des uns ou des autres, qu’on en juge…


Par la rédaction d’Oriental Review
Paru sur Oriental Review sous le titre Fatal Quad: Who Is Assassinating MI6 Assets On British Soil?


Il y a quelques semaines, un ancien officiel des renseignements militaires de l’URSS et de la Russie, Sergueï Skripal – qui travaillait pour le MI6 depuis 1995 et avait été convaincu de haute trahison en Russie en 2006, avant d’être relaxé et envoyé en Grande-Bretagne dans le cadre d’un échange d’espions entre la Russie et les USA – a été trouvé inconscient, avec sa fille, sur un banc public près d’un centre commercial de Salisbury, dans le Wiltshire en Angleterre. En Grande-Bretagne, les médias et l’excentrique ministre des affaires étrangères se sont précipités pour accuser les services secrets russes d’avoir tenté d’assassiner les Skripal, qui sont en ce moment dans un état décrit comme « critique, mais stable ». Au fil des jours, l’hystérie de la presse britannique a escaladé au point de forcer Theresa May à délivrer une déclaration ridicule (selon laquelle la Russie est « très probablement coupable ») sur la question.

Ce cas tragique est un épisode de plus dans une série de morts inexpliquées et non résolues d’agents russes du MI6 en Grande-Bretagne : Alexandre Litvinenko (2006), Alexandre Perepilichny (2012) et Boris Berezovsky (2013).

Alexandre Litvinenko

Cet ancien officiel du FSB russe, qui avait été chargé de la surveillance et plus tard de la protection de l’officiel du gouvernement et oligarque Boris Berezovsky dans les années 1990, est passé au Royaume-Uni en novembre 2000, peu de temps après que des procureurs russes ait réouvert l’enquête sur la fraude de la compagnie Aeroflot et questionné Berezovsky de nouveau à ce propos. A cette époque, l’empire de l’oligarque commençait à s’effondrer sous les attaques légales du gouvernement russe. Berezovsky a clairement réalisé qu’il allait finir par se retrouver en prison en Russie et a commencé à chercher un pays d’asile, ce qui allait lui permettre de continuer sa bataille politique contre le jeune président récemment élu, Vladimir Poutine.

Personne ne sait de source sûre si Litvinenko est passé à l’Ouest sur ordre direct de Berezovsky ou s’il redoutait d’être poursuivi pour des délits commis dans le cadre de sa collaboration avec l’oligarque qui, selon le journaliste assassiné en 2004 Paul Klebnikov, était un des barons du crime russe. Comme Litvinenko n’a obtenu l’asile politique en Grande-Bretagne qu’en mai 2001, nous soupçonnons que les négociations sur les termes du passage de Litvinenko aux services de renseignements britanniques n’ont pas été faciles. Il ne détenait pas de renseignements intéressants, parce qu’il avait été spécialisé dans les enquêtes criminelles et la sécurité au FSB, et ne pouvait donc être utile qu’en tant qu’instrument de propagande. Il a fini par accepter ce rôle après des mois de tentatives ratées pour échapper à cette mission, et est devenu journaliste pour Chechenpress, où il soutenait l’aile la plus radicale et intraitable du mouvement séparatiste tchétchène du Caucase russe, en sus de l’écriture de livres diffamatoires et d’une participation active aux campagnes de propagande anti-russe des médias internationaux.

Quelques jours après avoir reçu son passeport britannique tant attendu, en octobre 2006, il a a fait la Une des médias du monde entier en tant que « victime d’un empoisonnement au polonium par le régime sanguinaire Poutine », augmentant exponentiellement ainsi les bénéfices émotionnels du petit investissement que le MI6 avait accepté de placer dans ce triste sire. Un examen de la chronologie de son séjour sur le sol « accueillant » britannique suggère que sa naturalisation était un cap qu’il avait désespérément attendu pour pouvoir se libérer de sa dépendance honteuse aux services secrets de sa gracieuse majesté. Une fois sa nationalité britannique obtenue, il avait le champ libre, mais il était devenu sacrifiable sur l’autel de la campagne anti-russe en cours. Ainsi, ils ont dansé sur ses ossements. [S’il était mort en tant que citoyen russe, la Russie aurait eu le droit de procéder à une enquête. Comme il était devenu citoyen britannique, les Russes ont trouvé porte close. De nombreux éléments de l’affaire Litvinenko restent d’ailleurs classés secrets à ce jour, NdT]

L’enquête sur sa mort diligentée par le ministre de l’intérieur de l’époque Theresa May en juillet 2014, a été complétée en janvier 2016 et ses conclusions publiées. William Dunkerley a fait une analyse ojective de ce rapport dans une tribune libre publiée dans le Guardian peu après. Pour résumer ses arguments, il révèle à quel point le document avait été influencé par la campagne de relations publiques [autre nom de la propagande, NdT] anti-russe, et à quel point il était inconsistant, insuffisant, biaisé, d’une crédibilité douteuse et dénué de preuves.

Boris Berezovsky

Comme Paul Klebnikov l’avait nommé dans le livre qui allait lui coûter la vie, le « parrain » du Kremlin, Boris Berezovsky, était l’incarnation de l’oligarchie dans ce qu’elle avait de plus laid. Il avait été l’éminence grise du président Eltsine dans les années 1990 et engrangé de vastes profits pour son empire du business en manipulant les processus politiques en Russie. Il avait même, semble-t-il, approuvé la candidature de Vladimir Poutine comme successeur d’Eltsine en 1999, parce qu’il pensait que lui et son cercle pourraient facilement contrôler ce politicien néophyte.

Ses aspirations allaient rapidement recevoir une douche froide. Trois semaines après la première investiture de Poutine, les médias contrôlés par Berezovsky lançaient une campagne d’opposition aux plans de réforme du système fédéral russe du président, qui allaient priver Berezovsky et d’autres magnats de moyens de manipuler les autorités régionales. C’étaient les premières passes d’armes d’une guerre politique qui a duré plus de 12 ans. Berezovsky a été progressivement et méthodiquement écarté de toute position officielle en Russie, une série d’actions en justice ont été intentées contre lui pour abus de pouvoir, fraude financière et autres délits. A la fin des années 2000, il a définitivement quitté la Russie pour s’installer à Londres et entamer des efforts vigoureux et coûteux, mais en fin de compte futiles, pour renverser Poutine et retrouver son influence au Kremlin.

En septembre 2012, quand Vladimir Poutine a été élu pour son troisième mandat et après que Berezovsky ait perdu son procès contre son rival en affaires Roman Abramovich devant la haute cour de justice de Londres, il a capitulé. Il a écrit deux lettres privées pleines de ressentiment à Poutine pour lui demander sa grâce présidentielle et l’autorisation de revenir en Russie sans craindre d’arrestation. Il n’a pas reçu de réponse formelle de quelque type que ce soit de la part du président russe, mais peut-être que vers mars 2013, il avait reçu des signaux positifs de Moscou. Ses proches ont affirmé qu’il était plein de vie, d’optimisme et de projets d’avenir à la date même, le 23 mars 2013, où il a été retrouvé sans vie dans la salle de bain de sa maison, près d’Ascot. L’enquête officielle a conclu au suicide, mais sans en apporter la moindre preuve. L’explication la plus plausible est qu’il était prêt à quitter le Royaume-Uni pour de bon, avec sa fiancée Katerina Sabirova (elle avait acheté des billets d’avion pour un départ en Israël le 25 mars 2013) et que ses chefs du MI6, qui étaient en charge de la supervision du « projet Berezovsky » et surveillaient chacun de ses mouvements, ne pouvaient pas se permettre de l’autoriser à leur échapper.

Alexandre Perepelichny

Alexandre Perepelichny était un entrepreneur russe spécialisé dans ce qui est pudiquement nommé des « services bancaires privés ». Il blanchissait de l’argent pour ses clients, des grosses sommes issues d’activités délictueuses. Ses clients comptaient de nombreux chefs mafieux et des officiels du gouvernement corrompus qui tentaient de légitimer leurs fonds en les transférant dans divers types d’actifs hors de la Russie, pour la plupart au Royaume-Uni. Avant la crise économique mondiale, il détenait de nombreuses centaines de millions de dollars confiés à sa gestion. Malheureusement pour lui, avec le crash du Blue Monday de 2009, il avait perdu quelque chose comme 200 millions de dollars qui ne lui appartenaient pas. Sous pression grandissante d’hommes d’affaires mécontents en Russie, en janvier 2010, il avait dû s’échapper en Grande-Bretagne, où il avait rapidement trouvé preneur pour les informations qu’il possédait sur des officiels corrompus en Russie – un investisseur britannique et agent du MI6 appelé William Browder, qui avait gagné une fortune en Russie dans les années 1990 et au début des années 2000, pour être ensuite poursuivi en justice pour fraude fiscale. Coïncidence ou pas, Perepelichny est parti de Russie quelques semaines après la mort mystérieuse de Sergueï Magnistky en prison, un incident qui a posé le socle d’une série de législations américaines, le Magnistky Act, la “liste Magnistky” et autre exemples de lois et règlements anti-russes à visées purement politiques.

Nous n’avons pas la place de nous étendre sur les détails tentaculaires du cas Magnistky aujourd’hui, même s’il mérite une analyse approfondie par un chercheur objectif. Ce qui nous importe ici est l’épisode qui suit, et que nous reprenons de l’extraordinaire biographie de William Browder :

Cela s’est produit à New York le 3 février 2015, quand des marshalls de Manhattan ont tenté de l’obliger à témoigner dans le cadre du seul procès conduit jusque-là sur le sol américain à la suite du Magnistky Act, l’affaire Prevezon. (Les détails de cette affaire peuvent être trouvés ici, en anglais.) La raison de la nervosité de Mr Browder était évidente : ses arguments ne servaient que des buts politiques et étaient conçus pour des affaires dont le verdict était écrit d’avance. Mais aucune de ses affirmations ne pouvait résister à l’examen d’un avocat expérimenté employé par des vrais intérêts d’affaires, et c’était exactement ce qui s’était produit avec Mark Cymrot, un avocat de la firme BakerHostetler, lors de la déposition de Browder devant le tribunal, le 15 avril 2015.

Pour revenir à Perepelichny, nous devons comprendre que c’était un témoin-clé potentiellement capable de détruire l’arnaque de haut vol politique montée à travers le dossier Magnitsky. Alors que Browder répondait « je ne me souviens pas » et « je ne sais pas » à toutes les vraies questions qu’on lui posait devant la cour, le système judiciaire américain aurait été intéressé par les informations détenues par Perepelichny, mais cette menace au Magnitsky Act avait été éliminée une semaine avant l’arrivée du projet de loi devant le Congrès des USA : le 10 novembre 2012, Alexandre Perepelichny avait été retrouvé mort devant sa maison de Londres. L’enquête policière n’avait donné aucun résultat, mais la théorie de la « mafia russe » a été véhiculée par les médias internationaux à ce moment. Un mois plus tard, le président Obama ratifiait le Magnitsky Act.

Sergueï Skripal

En tant que personnalité publique, Sergueï Skripal avait adopté un profil bien plus bas que les trois cas précédents. Au cours de ses années de carrière dans les renseignements militaires russes (GRU), il avait été recruté en Espagne, en 1995, par l’agent du MI6 Pablo Miller et forcé de coopérer par des menaces de révélations sur ses activités illégales. Au cours des années qui ont suivi, il avait compilé des montagnes d’informations classifiées sur des secrets militaires russes et les avait transmis à Vauxhall Cross, bien que les termes de sa relation avec les services secrets britanniques ne soient pas clairs. De la même façon, les raisons de sa démission du GRU en 1999, à l’âge de 48 ans, pour prendre un poste au ministère des affaires étrangères russe (et plus tard dans un gouvernement régional) où il avait accès à beaucoup moins d’informations ne sont pas claires non plus. Il semble qu’il ait souhaité mettre fin à sa relation trouble avec la Grande-Bretagne, et peut-être y a-t-il réussi – les circonstances dans lesquelles son nom avait été fuité aux services de sécurité nationale russes en 2004 sont vagues et louches. On dirait bien que les renseignements britanniques avaient délibérément autorisé cette fuite pour sanctionner un agent désobéissant, incontrôlable et dénué d’accès à des informations importantes.

Quoi qu’il en soit, après avoir passé moins de six ans en prison sur les 13 ans prévus par sa sentence, en 2010, il avait été ajouté à une liste d’espions dans le cadre d’un échange négocié entre les USA et la Russie. Nous ne savons pas si les USA avaient inclus son nom avec l’accord de leurs partenaires britanniques ou si Skripal est arrivé en Grande-Bretagne en invité-surprise. Depuis, il avait adopté un profil bas. Installé à Salisbury, il continuait, semble-t-il, à conseiller les services de renseignements britanniques sur les rouages des opérations clandestines russes. Il n’était plus que d’une très faible utilité à la couronne, sauf en tant que victime innocente pour justifier la propagande sur le croquemitaine russe et sa « menace » au Royaume-Uni et dans le monde.

La seule ressemblance notable entre les individus très différents de ce quatuor d’espions grillés était qu’ils entretenaient tous une foi irrationnelle dans la fiabilité de la justice, des systèmes bancaires, des autres institutions et des services de renseignements britanniques. Aucun d’entre eux n’a réalisé à temps le simple fait qu’ils étaient uniquement traités comme des vrais ‘gentlemen’ tant qu’ils servaient les intérêts britanniques. Dès qu’ils avaient commencé à représenter une menace envers les opérations politiques de la Grande-Bretagne, ou dès que leur valeur en tant qu’agents était tombée en-dessous d’un certain seuil, ils étaient devenus sacrifiables à une dernière et importante mission – servir de combustible aux flammes de la russophobie dans leur nouvelle et très temporaire patrie.

Traduction et note d’introduction Entelekheia
Photo : Une rue de Salisbury

via Quadruplet fatal : qui assassine des agents russes au Royaume-Uni ?

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