Simone Weil, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de PMO)

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Simone Weil
(1909-1943)

Mis en ligne par PMO sur leur site le 3 septembre 2020

Le génie, d’ordinaire parcimonieux, dérogea à la règle pour les Weil. Dans cette famille bourgeoise, juive d’origine alsacienne, venue s’installer à Paris, il se penche d’abord sur le berceau d’André, né en 1906, qui devint l’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle, en fondant notamment le groupe Bourbaki. De trois ans sa cadette, Simone fut le second enfant doté d’aptitudes hors du commun. Mais dans son cas, la supériorité intellectuelle se double d’une exigence de cohérence dans la pratique qui ne peut que forcer l’admiration. Sa vie, à la merci d’une santé chancelante, fut aussi brève que pleine. À 16 ans, elle entre en khâgne au lycée Henri IV, pour suivre les cours d’Émile Chartier, dit Alain, le philosophe rationaliste héritier de Descartes, qui l’initie à la recherche de la vérité. Trois ans plus tard, elle est reçue à l’École normale supérieure d’Ulm. En parallèle, déjà, des actions étudiantes en faveur de la paix et du désarmement. Agrégée de philosophie en 1931, elle débute une carrière dans l’enseignement au lycée de jeunes filles du Puy-en-Velay. Elle se nourrit, dans ces années, de la culture politique de l’extrême gauche, d’abord à la CGT, puis autour des revues La Révolution prolétarienne du syndicaliste Pierre Monatte et La Critique sociale de Boris Souvarine, exclu du PCF en 1924 et critique du stalinisme. Partie à l’été 1932 en Allemagne, pour jauger des possibilités d’unité syndicale face aux périls du fascisme et de la guerre, elle rencontre l’année suivante, alors que Hitler est devenu chancelier, le couple Trotsky, hébergé à Roanne où elle enseigne. En 1933 encore, l’article « Perspectives : allons-nous vers la révolution prolétarienne ? », paru dans La Révolution prolétarienne, dément l’orthodoxie trotskiste sur la vraie nature de l’URSS. On y reviendra, mais d’ores et déjà Weil se pose en dissidente du syndicalisme révolutionnaire. Contre la mobilisation au service de la force, qu’il s’agisse des États totalitaires ou des organisations syndicales et partidaires (« J’étouffe dans ce mouvement révolutionnaire aux yeux bandés », écrit-elle à l’instituteur et militant Urbain Thévenon), Weil exalte la figure des faibles, des faillibles. Ceux dont l’ordinaire est l’expérience du malheur, et au nom desquels pérorent les têtes chaudes aux commandes d’appareils bureaucratiques en lutte pour le pouvoir.

En 1934-1935, c’est la première conversion : cette étrange enseignante, déjà rappelée à l’ordre par la hiérarchie parce qu’elle donne la majeure partie de son salaire d’agrégée à qui veut, soutient les chômeurs et anime des cours pour les ouvriers, demande un congé pour « études » et entre comme manœuvre chez Alsthom, puis chez Renault. Rares sont les intellectuels passés un temps du côté de la condition ouvrière, encore plus rares chez les écologistes, naturistes radicaux ou anti-industriels, et de plus en plus rares au fil des générations (on pense à Günther Anders, à Murray Bookchin aussi, et probablement quelques autres), afin d’établir, en connaissance de cause, des Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale.

Sa santé la contraint à arrêter l’expérience, qui lui laisse, indélébile, la marque de l’esclavage. Au plus bas degré de la machinerie industrielle se répand l’avilissement. La condition ouvrière est celle d’une humanité broyée par l’engrenage de la chaîne ; la souffrance de la chair y entraîne l’abrutissement de l’âme, quelles que soient les compensations salariales arrachées par le mouvement ouvrier. Mieux : en raison même de ce combat salarial, aveugle à la réduction de l’humain à l’état de choses inerte. « Qui donc, dans le mouvement ouvrier ou soi-disant tel, a eu le courage de penser et de dire, pendant la période des hauts salaires, qu’on était en train d’avilir et de corrompre la classe ouvrière ? Il est certain que les ouvriers ont mérité leur sort : seulement la responsabilité est collective, et la souffrance est individuelle. Un être qui a le cœur bien placé doit pleurer des larmes de sang s’il se trouve pris dans cet engrenage », dit-elle à Boris Souvarine, dans une lettre de 1935. Elle se rapproche alors des anarchistes de la CNT-FAI. Lorsque éclate la guerre civile en Espagne, l’idée de rester « à l’arrière » lui est insupportable. Aussi s’engage-t-elle dans les rangs de la colonne Durruti, sur le front d’Aragon, où elle fait derechef l’affreuse expérience des penchants totalitaires de la force, y compris chez les justes auto-proclamés. L’union fait la force, oui, et la force armée de fusils exécute les prêtres et un gamin de quinze ans enrôlé par les phalangistes, cependant que du côté franquiste, la force armée, qui résulte de la discipline, exécute de maison en maison les militants d’extrême gauche et les sympathisants républicains. Ce dont témoigne une lettre adressée à Georges Bernanos, probablement à l’automne 1938.

Bernanos, romancier catholique, monarchiste, passé par les Camelots du roi et l’Action française, publie la même année Les grands cimetières sous la lune. Résidant aux Baléares, l’écrivain, franquiste au début du conflit, se trouve bientôt saisi d’horreur face aux exactions de l’Église. À la vue du sang et de la terreur qui ruissellent de toute l’Espagne en guerre, son pamphlet antifranquiste (ultime rupture avec Maurras) exprime sa détestation pour les sanguinaires, chez qui l’entraînement de la violence efface le but même de la lutte. Simone Weil s’y retrouve, elle qui n’aura de cesse, désormais, de dénoncer le renversement des moyens en fins comme la catastrophe du siècle. Ses souvenirs affluent au sujet de cette CNT espagnole, un des derniers groupements se réclamant « des couches méprisées de la hiérarchie sociale » qui lui inspiraient quelque confiance. Las. Entre les diverses histoires de tueries dont elle témoigne à Bernanos, celle-ci : « En Aragon, un petit groupe international de vingt-deux miliciens de tous pays prit, après un léger engagement, un jeune garçon de quinze ans, qui combattait comme phalangiste. Aussitôt prisonnier, tout tremblant d’avoir vu tuer ses camarades à ses côtés, il dit qu’on l’avait enrôlé de force. On le fouilla, on trouva sur lui une carte de phalangiste ; on l’envoya à Durruti, chef de la colonne, qui, après lui avoir exposé les beautés de l’idéal anarchiste, lui donna le choix entre mourir et s’enrôler immédiatement dans les rangs de ceux qui l’avaient fait prisonnier, contre ses camarades de la veille. Durruti donna à l’enfant vingt-quatre heures de réflexion ; au bout de vingt-quatre heures, l’enfant dit non et fut fusillé. Durruti était pourtant à certains égards un homme admirable. La mort de ce petit héros n’a jamais cessé de me peser sur la conscience, bien que je ne l’aie apprise qu’après coup. »

L’enquête historique montre cependant que Weil recompose sans doute l’événement et fait jouer à Durruti un rôle qui ne fut peut-être pas le sien. En 1955, Louis Mercier Vega revient sur cette lettre dans le numéro 8 de la revue Témoins, dirigée par Jean-Paul Samson, avec des contributions d’Albert Camus et d’André Prudhommeaux. Selon lui, l’affaire du jeune phalangiste fut contée à Weil par des miliciens qui s’indignaient de ce que le jeune homme eût été fusillé à l’arrière, sans que l’on eût pu par ailleurs déterminer si cela s’était fait avec l’approbation de l’état-major de la colonne, sur son ordre ou bien en toute indifférence. Récemment, la consultation des archives franquistes a permis à l’équipe des Giménologues de retrouver l’identité du phalangiste (un certain Angel Caro Andrés) et une déposition de son père. Fait prisonnier en août 1936, il fut épargné par Durruti qui ordonna de le placer en prison. Des miliciens demandèrent que leur fût livré le prisonnier, ce que Durruti refusa. Alors, ils attaquèrent la prison au petit matin, enlevèrent le jeune homme et l’assassinèrent (« Retour sur la lettre de Simone Weil à Bernanos » sur le site des Giménologues).

L’essentiel, du moins, demeure : Weil, comme Bernanos, a vu l’ivresse du pouvoir et l’instinct morbide s’emparer des organisations en guerre. Elle a aussi compris que même sans injures ni brutalité de la part des révolutionnaires, « un abîme séparait les hommes armés de la population désarmée, un abîme tout à fait semblable à celui qui sépare les pauvres et les riches. Cela se sentait à l’attitude toujours un peu humble, soumise, craintive des uns, à l’aisance, la désinvolture, la condescendance des autres ». Weil vient d’une famille agnostique. Mais, comme l’auteur du Journal d’un curé de campagne (1936), elle tient le christianisme authentique pour la seule religion des pauvres et des humiliés. Tous ceux qui, à divers titres, n’ont ni les armes, ni les moyens. Ceux qui subissent le mal. « Je me suis dit parfois que si seulement on affichait aux portes des églises que l’entrée est interdite à quiconque jouit d’un revenu supérieur à telle ou telle somme, je me convertirais aussitôt », confesse-t-elle dans sa lettre de 1938. Le restant de sa vie, cinq années fulgurantes, relève ainsi d’une seconde conversion, vers un christianisme mystique. La spiritualité tombe sur elle comme un rayon gracieux, qui la confirme dans son platonisme idéaliste : les racines de l’homme sont au ciel. C’est à notre âme de s’exercer à penser conjointement le vrai, le beau et le bien.

En 1940, départ de Paris pour Marseille, où Weil écrit pour les Cahiers du Sud, la revue de Jean Ballard. S’y approfondit l’étude de multiples traditions religieuses et hérétiques, en parallèle de ses travaux sur l’Iliade, « cet antique et merveilleux poème » où « apparaît déjà le mal essentiel de l’humanité, la substitution des moyens aux fins » (Réflexions), qu’il s’agisse de la guerre, de la richesse ou de la production. La philosophe se tourne vers les Pythagoriciens, le taoïsme, se forme au sanskrit pour lire la Bhagavad-Gîtâ, étudie l’hérésie cathare et l’inspiration occitanienne. Prise dans une intense activité au sein du réseau de résistance local, elle fait également la connaissance du père Perrin, qui sera son interlocuteur privilégié en matière religieuse. Cherchant à mettre à l’abri sa famille, juive, elle embarque en 1942 pour New York. Ne pouvant revenir en France, elle gagne Londres où elle est affectée comme rédactrice au Commissariat à l’action sur la France. Alors qu’elle rédige son chef-d’œuvre, L’enracinement, elle envisage la création d’un groupe d’infirmières de première ligne dispensant des soins aux soldats sur le front. Au sein des réseaux gaullistes, elle tente de convaincre des personnages influents, comme le mathématicien Jean Cavaillès, de la transférer en France pour mettre en œuvre son idée. Possédée par son exigence de pureté, elle rompt finalement avec le mouvement gaulliste. Mais ses forces la trahissent, elle qui donne une bonne part de ses tickets de rationnement à ceux qu’elle estime moins bien lotis. Atteinte de tuberculose et souffrant de malnutrition, elle s’éteint en août 1943 au sanatorium d’Ashford, dans le comté du Kent.

À l’approche de sa mort, Weil rédige un texte important, « La personne et le sacré », qui pourrait servir de fil directeur aux anti-industriels. Et cela, que nous soyons croyants, agnostiques, athées ou libres-penseurs. Qu’ont fait les défenseurs du progrès technique, partisans d’un développement illimité des forces de production, à l’affût d’une source d’énergie immédiatement utilisable pour tous les besoins humains ? Qu’ils soient libéraux ou marxistes, ils ont occulté la violence du travail d’extraction des gisements énergétiques, les dépenses liées aux activités de coordination, les efforts incessants d’adaptation des innovations à de nouvelles branches de la production, cependant que l’on abandonnait un matériel déclaré obsolète sans être pour autant hors d’usage. Tout cela sans même évoquer la dégradation des conditions d’existence sur Terre. Bref, ils ont nié le travail vivant, celui de l’individu confronté à la résistance du donné. Non pas un numéro parmi d’autres, mais tel individu exposé à l’expérience de la nécessité, se disciplinant face aux obstacles extérieurs. Il n’est resté du travail physique dans la vie sociale, « centre spirituel » de l’existence selon Weil, qu’un résidu machinal (voir La condition ouvrière), en attendant sa réduction à une simulation algorithmique, que la philosophe anticipe dans ses Cahiers, en établissant l’équivalence entre l’argent, le machinisme et l’algèbre, les « trois monstres de la civilisation actuelle ».

Dans la machine, la méthode se trouve dans la chose, non dans l’esprit. Dans l’algèbre, la méthode se trouve dans les signes, non dans l’esprit. Le problème n’est pas seulement que le capitalisme exploite la force de travail. C’est plutôt que l’organisation économique repose sur des moyens technologiques qui anéantissent la vie intérieure, contrainte à s’effacer au profit du « tumulte glacé » de l’usine. Tel est le sens de l’oppression : la destruction industrielle de l’âme humaine. Dès lors, l’histoire du mouvement marxiste des années 1920 à nos jours, l’histoire des luttes pour les droits, pour de plus hauts salaires, n’est qu’une duperie chaque fois recommencée, où l’arbre de l’exploitation cache la forêt de l’oppression. Écoutons :

« Imaginons que le diable est en train d’acheter l’âme d’un malheureux, et que quelqu’un, prenant pitié du malheureux, intervienne dans le débat et dise au diable : “ Il est honteux de votre part de n’offrir que ce prix : l’objet vaut au moins le double.” Cette farce sinistre est celle qu’a jouée le mouvement ouvrier, avec ses syndicats, ses partis, ses intellectuels de gauche. »

Autrement dit, faire aimer aux esclaves leur asservissement. Tout anti-industrialisme conséquent part de là. Un travailleur, pris dans le capitalisme technologique, doit-il avant tout revendiquer des droits, ou se soulever de tout son être contre ce qui souille son âme, son intériorité, et empêche l’élan vers la vérité (en se demandant quelle est la nature exacte de ce qu’il vit, en quoi réside le bien et en quelle mesure il y participe lui-même) ? Le legs le plus fécond de Simone Weil, dont on imagine bien les cris de pintades politiquement corrects qu’il provoquerait aujourd’hui, tient dans son rejet des droits de la personne humaine comme stade ultime de la justice. Le droit, zone du raisonnable, reste pour elle le domaine de la médiocrité (au sens originel qui indique ce qui se situe dans la moyenne), entre l’Enfer de la force brute et le Ciel de la justice. Aussi le droit ne peut-il s’avérer efficace, dans son ordre, que s’il reconnaît ses propres limites. Ce qui est sacré, bien loin de la « personne », c’est ce qui, dans un être humain, relève de l’impersonnel. Autrement dit ces principes supérieurs auxquels on ne peut accéder que dans la solitude morale et par un surcroît d’attention, vertu cardinale dans la pensée de Weil, qui désigne cette capacité de désirer la vérité, mais d’y aspirer en quelque sorte à vide, sans en deviner d’avance le contenu, de sorte que la lumière de l’évidence se révèle à l’individu. Aux droits, il faut alors opposer les obligations, lesquelles répondent aux besoins de l’âme humaine. Des obligations inconditionnées, qui ne tiennent leur être que de la transcendance. Seule cette dernière, en effet, attire le rayonnement de l’esprit, là où l’arène, toute matérielle, du combat démocratique pour les droits devient le théâtre de la course aux moyens pour l’emporter contre le camp adverse.

Bien sûr, une telle critique de l’oppression perpétuée au nom des droits repose sur le postulat de la dimension divine de l’humain, doté de ce que Descartes appelle sa « lumière naturelle », par quoi il affirme sa liberté. La parenté de la pensée de Weil avec celle de son contemporain Bernanos ne fait aucun doute sur ce point. Le mieux, pour qui n’est pas chrétien et éprouverait quelque prévention à l’égard de telles idées, est d’envisager leurs prolongements pratiques. Pour Weil, la Création divine est un acte d’abdication, non de puissance. Pour que le monde soit, Dieu s’est retiré, sans quoi sa plénitude aurait pris toute la place. La seule conduite à la hauteur de cet acte fondamental de retirement tient dans le renoncement au pouvoir. Abandon de la volonté de puissance, refus de commander ou encore non-agir procédural (le wu wei taoïste) : plusieurs noms pour la même attitude, qui vient briser la cuirasse de la force et remettre l’individu en présence de la beauté du monde. Elle se tient tout autant à distance de la petite mécanique des intérêts individuels conduisant comme par magie au bien commun (selon l’idéologie libérale) qu’à l’écart du Collectif réorganisant la production sous la poussée des forces historiques (selon le marxisme le plus plat, et l’anticapitalisme contemporain). Cette idée, chrétienne en son fond, porte le fer là où l’oppression commence : lorsque l’humain, ce roseau pensant, est écrasé par des processus mus par une compulsion de croissance aveugle.

Défiance, par conséquent, à l’égard des moyens technologiques, avec leurs promesses de toute-puissance, mais aussi à l’égard d’une science mécaniste qui, oubliant la source grecque et son sens du cosmos (le monde en sa beauté proportionnée), fait primer l’accumulation de connaissances sur le désir de la vérité. Défiance envers l’univers concurrentiel de l’université et la duperie consentie des savants, travaillant prétendument à affiner des théories neutres, sans se soucier de leurs applications techniques, alors même que ces dernières seules assurent leur prestige social. Appel à la suppression de tous les partis, ces machines à « fabriquer de la passion collective », dont le seul but est de croître pour croître, en tuant dans les âmes le sens de la vérité et de la justice (il faut lire et relire sur ce point la Note sur la suppression générale des partis politiques). Et, pour les mêmes raisons, appel à détruire les Églises, la catholique ayant fourni le modèle de tous les mécanismes d’oppression spirituelle à venir, dans sa lutte contre les hérésies. Enfin, pour tous les « anti- » (les anti-industriels n’y faisant pas exception), aspirer à se nommer autrement que dans la dépendance à l’égard de ce qu’ils combattent.  Telle est l’exhortation lancée par Simone Weil, dévastatrice pour les ennemis de la liberté spirituelle, déstabilisante pour ceux qui, partout, traquent le conservatisme. Pour rassurer ces derniers, terminons sur l’article « Perspectives », paru en 1933, où la philosophe syndicaliste effectue le bilan de la révolution russe. Parler, pour l’URSS, d’un « État ouvrier », dit-elle, est une fumisterie. En revanche, « règne sur un sixième du globe, depuis près de quinze ans, un État aussi oppressif que n’importe quel autre et qui n’est ni capitaliste ni ouvrier. Certes, Marx n’avait rien prévu de semblable. Mais Marx non plus ne nous est pas aussi cher que la vérité. » Et l’auteur d’anticiper le développement, venu d’Amérique, d’une machine bureaucratique tout aussi implacable, uniforme et totalitaire, partageant des affinités avec le fascisme comme avec le stalinisme. Une société où, le marché étant supprimé, « les techniciens se trouveraient tout-puissants, et useraient de leur puissance de manière à donner à tous le plus de loisir et de bien-être possible ». Ce système anéantissant méthodiquement « toute initiative, toute culture et toute pensée », c’est la technocratie. Aujourd’hui que s’étend partout une telle oppression fonctionnelle, un principe reste à méditer pour les résistants au monde-machine : « rien au monde ne peut nous interdire d’être lucides ». La faiblesse empêche de vaincre, mais pas de comprendre la force qui nous détruit. Elle n’ôte pas aux faillibles le désir d’œuvrer pour la vérité, et de chercher le bien par-delà la fascination aveugle pour les moyens. Et si, sous la garde d’une Sagesse éternelle, ce qui est souverain ici-bas, c’est la limite, alors il n’est pas exclu que la « nature même des choses » vienne un jour à l’aide des sans-pouvoir, sous la forme de Némésis, cette divinité justicière adorée des Grecs qui châtie la démesure.

Renaud Garcia
Été 2020

Lectures

En attendant de lire les Œuvres, en collection « Quarto », Gallimard, 1999 et les Œuvres complètes, sous la direction d’André A. Devaux et Florence de Lussy, Gallimard, 1988-2012, on se reportera, en format de poche, aux ouvrages suivants :
Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), Gallimard, Folio, 1955.
La condition ouvrière, Gallimard, Folio, 1951 (réédition complétée par des documents biographiques en 2012).
L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Gallimard, 1949.
Force et malheur (recueil d’articles, lettres et fragments, de 1933 à 1943), Éditions la Tempête, 2019.

Source : Simone Weil, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de PMO) | Les Amis de Bartleby

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