Un nouvel eugénisme

La Décroissance, septembre 2020, Interview par Hervé Le Meur.

– Pouvez-vous nous dire ce qu’est l’eugénisme ?
L’eugénisme est une idéologie pseudo scientifique qui s’inspire des pratiques de sélection animale afin d’éliminer les individus défaillants (eugénisme négatif) ou de favoriser les individus les mieux dotés génétiquement (eugénisme positif). Né avant la génétique scientifique, à la fin du 19° siècle, l’eugénisme postule que nos qualités et défauts sont hérités et que le progrès médical augmente dangereusement les chances de perpétuation des handicaps. Aussi, peu après l’invention du terme eugenics (1883) par Francis Galton, cousin de Darwin dont il fut un lecteur partial, des pratiques eugéniques essentiellement négatives et souvent autoritaires se sont répandues dans le monde (stérilisations) avec l’approbation massive des médecins (sociétés savantes, congrès spécifiques) comme des politiques, mais jusqu’à conduire à des meurtres de masse telle l’extermination d’infirmes et malades mentaux surtout dans l’Allemagne nazie. L’eugénisme a été largement désapprouvé après la seconde guerre mondiale surtout parce qu’ assimilé à l’holocauste de certaines populations (Juifs, gitans). Sa renaissance actuelle a été stimulée par une connaissance croissante des gènes et de leur manipulation (OGM, ingénierie génétique) comme à des technologies apparues depuis quelques décennies (Assistance médicale à la procréation=AMP, culture et différenciation cellulaire). Elle se nourrit aussi de l’idéologie libérale et de la compétition exacerbée entre les personnes, les entreprises et les États.

– Qu’est-ce que l’eugénisme libéral ?
C’est un eugénisme qui repose non pas sur un État fort et autoritaire, mais sur la demande par la population de choisir des traits de sa descendance. Bien sûr, c’est surtout l’offre qui crée la demande. On pourrait dire que c’est un eugénisme de marché et non étatique. Le Conseil d’Etat rappelait en 2009 que l’eugénisme « peut être le fruit d’une politique délibérément menée par un État. Il peut aussi être le résultat collectif d’une somme de décisions individuelles convergentes prises par les futurs parents, dans une société où primerait la recherche de l’« enfant parfait », ou du moins « indemne de nombreuses affections graves » ». C’est bien sous cette forme que se développe le nouvel eugénisme, libéral et bienveillant, mou et démocratique, dont témoignent les débats des institutions savantes ou politiques autour des lois de bioéthique. Car, quelle que soit la loi votée en 2020, les rapports des diverses institutions (comité national d’éthique, comité d’éthique de l’inserm, Académie des sciences, Académie des technologies, OPECST,…) convergent pour demander des mesures nouvelles orientées vers la « qualité » humaine. Tous ces « pas en avant » idéologiques devraient rencontrer la loi, en 2020 ou plus tard.

-La loi « bioéthique » préconise de légaliser la fabrication de cellules iPS. Que se cache-t-il derrière cet acronyme ?
Ces cellules sont des cellules banales chez lesquelles on a induit une « reprogrammation » qui les rend capables, comme les cellules souches embryonnaires, de se différencier en n’importe que type cellulaire, par exemple en cellules sanguines, nerveuses … ou reproductives.

-Quels risques craignez-vous avec ces iPS ?
Les recherches pour fabriquer des gamètes. On nous dit que c’est afin de combattre certaines infécondités. De fait, les gamètes, et spécialement les ovules qui sont toujours rares, seraient alors disponibles en abondance. De plus leur obtention ne nécessiterait plus les pénibles médications actuelles (administration d’hormones, monitorage de la réponse ovarienne, ponction des ovules,…) ouvrant ainsi davantage le recours à la FIV mais concernerait aussi de nouveaux patients (femmes ménopausées, hommes azoospermiques, …) et surtout cela permettrait le tri quasi industriel des embryons. En effet, on disposerait de quantités éventuellement énormes d’ovules et embryons, l’effectif des iPS initiales n’étant pas limité. On peut imaginer alors la fabrication de nombreux embryons, grâce à des techniques devenues indolores, peu chères et créant la possibilité d’une demande de « normalité » génétique de tous les embryons transplantés dans l’utérus maternel. Or l’eugénisme, comme la sélection animale, a toujours eu besoin d’effectifs importants pour opérer la sélection des « meilleurs ». Jamais cette exigence ne fut satisfaite pour les animaux à un tel degré que celui que permettrait la disposition massive d’embryons à soumettre au DPI. En rendant possible d’utiliser plus de critères de normalité, cette loi créera une demande de normalisation des enfants, c’est à dire un eugénisme (libéral). Le développement des algorithmes et de l’IA (autre objet de cette loi de « bioéthique »!) rendra possible la recherche d’innombrables « risques de pathologies » chez des couples et individus de plus en plus nombreux. Le rêve eugénique a peut-être trouvé l’outil à sa mesure, à condition que toutes ces manipulations ne s’avèrent pas délétères pour les enfants ainsi fabriqués. C’est pourquoi la loi encourage fortement les recherches…alors que sa prétention à empêcher l’eugénisme devrait conduire à les interdire. __ – M. Touraine était le rapporteur de la loi. Il vous a auditionné et avait très bien entendu le risque d’un « eugénisme mou, démocratique et libéral » que vous aviez dénoncé avec d’autres. Est-ce un bon résumé de vos idées ? Qu’en a-t-il fait ?__
J’ai eu les mêmes difficultés à faire comprendre les risques d’un nouvel eugénisme avec tous les rapporteurs supposés « de gauche » des révisions successives des lois de bioéthique (Le Déaut, Claeys). Ils écoutent d’un air poli mais narquois puis reprennent leur mantra rassurant comme si vous n’étiez pas venu, sans ajouter un seul argument qui répondrait à vos critiques. Dans ce genre, Touraine a été le plus imperméable à toute remise en cause, voulant se montrer permissif sur toutes les questions en noyant ses propositions scientistes et eugénistes sous les mots indispensables au discours en bioéthique (respect de la personne, consentement, liberté du choix, responsabilité,…) Il a ainsi écrit que ces « pratiques ne s’apparentent aucunement à une politique autoritaire et discriminatoire. Il faut absolument distinguer cet eugénisme de masse ou d’État de la pratique d’une prophylaxie individuelle. Il ne s’agit donc en rien d’un projet concerté, planifié et autoritaire visant à établir un surhomme et encore moins d’un projet de convenance personnelle. Il n’y a donc pas de pente fatale vers un eugénisme qui serait encouragé et imposé. »1 Toutes ces affirmations sont gratuites et contredisent l’évocation par le conseil d’Etat d’un eugénisme de type nouveau.

– Cette loi anti éthique vise à légaliser aussi la création d’embryons humains transgéniques. Quels risques voyez-vous à ces embryons humains transgéniques ?
L’expérimentation pour réaliser la transgenèse d’embryons dans les meilleures conditions n’a de sens que si on prévoit de fabriquer des bébés génétiquement modifiés. Or, cette question n’est jamais vraiment mentionnée. La « recherche », toujours mythifiée, permet d’avancer vers ce but sans l’avoir décidé officiellement. Il existe plusieurs comités d’éthique internationaux dédiés à la modification du génome humain mais aucun ne pose un interdit de principe à l’humain GM. Pourtant, outre les nuisances économiques et environnementales, bien des effets biologiques indésirables demeurent incompris pour les OGM agricoles. À ces désillusions patentes après 30 ans de supposée maîtrise des OGM agricoles s’ajoutent, concernant notre espèce, l’impossible ambition de dire ce que serait l’humain idéal pour aujourd’hui et la suite du temps, et la folle volonté de réduire inexorablement notre diversité.

– La loi légalise des animaux chimères. Qu’est-ce ?
Il s’agit de faire fusionner des lots de cellules embryonnaires originaires d’espèces différentes afin de constituer un embryon composite pouvant se développer et naître, dans lequel cohabiteront ces cellules dans divers territoires du corps. – quels sont les enjeux ? (sous-entendu rapport aux animaux et au vivant) Encore une fois c’est la recherche (par exemple du devenir de chaque cellule au cours du développement) qui justifie la transgression, mais aussi la perspective d’obtenir des tissus ou organes à greffer. Outre le risque sanitaire (contaminations virales) déjà évoqué pour les greffes d’organes animaux chez l’humain, ce projet s’oppose radicalement au respect des barrières d’espèce défendu tant par l’humanisme que par les partisans de la cause animale, lesquels ne semblent pas mobilisés contre ces chimères.

– En fait, toutes ces évolutions sont bien les signes d’une société que certains appellent capitaliste, mais qui est surtout hyper individualiste, conformiste (en même temps !), narcissique, consumériste, du Spectacle (réseaux sociaux, publicité), utilitariste. Or chacune de ces caractéristiques va dans le sens de cette loi anti éthique. En quoi les PMA pour des lesbiennes ou des femmes seules (prises en charge par la sécu) se démarquent-elles de ce sens général ?
Le cas de la « PMA pour toutes », qui a monopolisé l’attention des médias et donc de la société, est emblématique de la référence à « la science » pour faire accepter de nouvelles règles. De fait, la technologie offerte aux femmes seules ou lesbiennes au nom des récents progrès est l’insémination artificielle qui est ancienne et d’une grande simplicité. Elle fut inventée au 14e siècle pour les chevaux ! Susceptible d’être pratiquée de façon autonome, comme font les lesbiennes américaines depuis les années 1960, sa médicalisation a surtout l’avantage de déresponsabiliser les demandeuses en fournissant le sperme, qui plus est contrôlé par l’État. Or nul texte ne délimite les investigations autorisées pour contrôler la « normalité » des donneurs et leur « appariement » avec chaque receveuse, bien au delà des critères d’apparence physique que mentionnent les banques de sperme et, encore une fois, déjà propices à une politique eugéniste. Ce que poursuit la nouvelle loi c’est la médicalisation des existences au détriment de l’autonomie mais aussi l’affirmation que tout problème ou frustration humain peut et doit recevoir une réponse technique, une vision qui conduit droit au transhumanisme. Exiger de ne pas être malade ou handicapé, d’avoir des enfants tout en refusant le rapport sexuel, que ces enfants soient « de qualité », exiger de ne pas mourir…La science y travaille et la « bioéthique » s’efforce de faire accepter tous ces progrès.

– Le public croit que si on est « progressiste » alors on est pour les PMA et donc pour toute la loi. Cela fait un débat très dualiste avec les progressistes d’un côté et les intégristes de l’autre. Pourtant vous vous opposez à cette loi et n’avez aucune obédience religieuse ! Pareil pour les groupes PMO (Grenoble), Bartelby (Bordeaux), Lieux communs (Paris) et Hors sol (Lille). Comment combattre le simplisme intellectuel qui oppose le camp du Bien (Progrès) et celui du Mal (réaction) ?
Il est effectivement frappant, et inquiétant, de constater comment l’idéologie du progrès technique, comme celle de la croissance, est l’occasion de regrouper un bloc massif de croyants au Progrès, de droite et de gauche, contre une minorité marginalisée et moquée. Dans le cas de l’AMP cette minorité reçoit le renfort problématique de catholiques parfois intégristes. A côté des banalités qui signent la démission à agir ou même à penser (« mais ça se fait déjà dans d’autres pays » ou « on ne peut pas arrêter le progrès »…) les partisans de l’ingénierie du vivant ont la conviction que toutes les promesses sont réalisables et qu’il n’existe pas de limites aux désirs ou ambitions humaines. Malgré les avancées de la pensée écologiste, nombre de ses propagandistes n’acceptent pas les restrictions proposées par ceux qu’ils nomment « conservateurs ». Ce qui est grave, c’est qu’au moment où la destruction des cultures et modes de vie deviendra évidente, l’analyse critique de cet « effondrement » sera rendue impossible par ce que les éthiciens nomment avec gourmandise « l’évolution des mentalités ».

Source : La Décroissance

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