Solidarité, Fraternité, et la faute du Conseil constitutionnel, par Jacques Sapir
Le Conseil constitutionnel, dont on rappelle que son rôle est de veiller à la conformité des lois avec la Constitution mais pas de faire les lois ni la Constitution, ce Conseil donc, qui se montre habituellement si prudent et mesuré dans le contrôle des prérogatives régaliennes de la Ve République vient de commettre un acte assez inouï en torpillant soudainement certaines des dispositions législatives réprimant la complicité d’entrée et de séjour irréguliers sur le territoire français. Ceci est en train de provoquer une levée de boucliers de la part des constitutionnalistes, comme en témoigne la tribune d’Anne-Marie Le Pourhier, professeur de droit public à l’université Rennes-I et vice-président de l’Association française de droit constitutionnel[1]. Bien sûr, les bonnes âmes de l’humanitaire vont se réjouir de cette décision. Mais, on doit considérer l’ampleur des bouleversements qu’elle introduit et qui menacent, directement et indirectement, nos libertés publiques.
Un constat
Madame Anne-Marie Le Pourhier, commence sa tribune par ce constat : « Le juge constitutionnel a trahi sur au moins trois points la lettre et l’esprit de la Constitution qu’il est chargé d’appliquer: d’une part, la fraternité n’a jamais eu la moindre définition ni donc de contenu normatif ; d’autre part, elle n’a jamais évidemment concerné que les citoyens de la nation française réunis en «fratrie» symbolique ; enfin, l’article 2 de la Constitution distingue soigneusement la «devise» de la République de son «principe» qui n’est pas du tout celui que le Conseil constitutionnel prétend consacrer ». Ce constat, on le partage sur le premier et le dernier point.
Quand madame Le Pourhier dit que la fraternité n’a jamais eu de caractère normatif, elle exprime une évidence, maintes fois réaffirmée dans les textes constitutionnels tout comme dans la jurisprudence. La fraternité, tout comme l’égalité et la liberté, sont des idéaux auxquels on se réfère. Ce ne sont nullement, sauf quand le juge les encadre de précisions et en définit ce faisant le sens, des principes normatifs du droit. Et l’on rappelle ici que le droit, et en particulier le droit constitutionnel, est une chose précise. Il organise le cadre de nos vies, qu’il s’agisse de la vie de tous les jours ou de la vie politique. Il ne peut se prêter à des déclarations lénifiantes.
Madame Anne-Marie Le Pourhier décrit dans sa tribune les évolutions de la formule Liberté, Egalité, Fraternité, et elle montre bien que cette formule exprime un idéal. Cet idéal fut d’ailleurs contesté au début de la IIIème République où l’on songea à remplacer le mot « fraternité » par celui de « solidarité ».
L’universalisme et ses conséquences
On diverge d’avec elle cependant sur un point : quand elle prétend que la fraternité ne s’adresse qu’aux Français. Que la Constitution ne puisse concerner QUE les Français est une évidence. Tout champ politique implique frontières déterminant qui est « dedans » et qui est « dehors ». Mais, justement parce que la fraternité ici définit comme un idéal (tout comme la liberté et l’égalité), on peut penser qu’elle s’adresse à tous. La Révolution française s’inscrit dans un processus historique initié par la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis d’Amérique. Les constituants, quand ils affirment leurs idéaux (comme par exemple le « droit au bonheur ») s’adressent manifestement à tous et non pas seulement à ceux qui les élus ou désignés.
Mais, la contrepartie de cet universalisme, qui est évident dans ces formulations, est de leur enlever tout capacité normative dans le domaine du Droit. Cela, les membres du Conseil constitutionnel auraient dû le savoir. En décidant d’attribuer un contenu normatif à ces termes, ils modifient de fait la hiérarchie des normes et la Constitution. Ils se sont substitués au peuple souverain pour réécrire la Constitution et décider de choses qu’il n’appartient qu’au Peuple, que ce soit par référendum ou par l’élection d’une assemblée constituante, de décider. Ils nient, dans les actes et dans les faits, le principe de Souveraineté Populaire qui est la forme que prend l’application de la Souveraineté Nationale dans une démocratie[2]. Cela signifient qu’ils ont outrepassé leurs droits et leur fonction, et qu’ils ont commis ce qu’il faut bien appeler une forfaiture du même esprit que celle qu’avait commise en son temps le gouvernement de Vichy. Ils se sont constitués en Tyrannus ab Exercitio, c’est à dire en personnes qui arrivés au pouvoir de manière juste en font un usage injuste[3]. C’est en cela que cet acte, décidé de manière purement idéologique et politicienne, est d’une extrême gravité. C’est pourquoi il est temps de poser la question de la légitimité du Conseil constitutionnel[4].
Devise, principes et l’usurpation faite par le Conseil constitutionnel
Madame Anne-Marie Le Pourhier rappelle aussi que si la devise de la République est bien «Liberté, Égalité, Fraternité», il ne s’agit ici nullement de principes. Il y a ici une interprétation fausse et mensongère de l’article 2 de la Constitution. À l’inverse de la liberté et de l’égalité, qui sont expressément précisées et définies acquérant ainsi à travers leur définition et leurs précisions un pouvoir normatif et qui font l’objet de nombreuses autres dispositions constitutionnelles essentielles, la fraternité d’ailleurs se survit que dans l’article 72-3 qui relève d’une formulation clairement néocoloniale.
Reprenons le texte d’Anne-Marie Le Pourhier : « (…) les constituants de 1946 et de 1958 ont, en revanche, délibérément changé la donne en spécifiant formellement, dans leurs articles 2 respectifs, que la trilogie n’est plus que la «devise» de la République tandis que son «principe» est désormais «Gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple». Le Conseil constitutionnel a donc délibérément triché avec le texte constitutionnel en affirmant qu’il «découle» de la devise que la fraternité est un «principe» à valeur constitutionnelle ». Le point est important car le préambule de la Constitution de 1946 fut inséré dans la Constitution de 1958. C’est bien là, la critique la plus radicale qui puisse être faite à cet arrêt du Conseil constitutionnel. Et l’on voit bien que, sauf à supposer que ses membres ont été tous atteints de stupidité brutale, ils savaient ce qu’ils faisaient en transposant une devise en principe.
Mais, ce mouvement participe d’une autre usurpation : celle qui transforme l’état de droit (nous vivons dans un espace régi par le droit) en un Etat de Droit (l’Etat doit se soumettre à une Morale immanente ou transcendante). Les dirigeants prétendent ainsi se garder les « mains propres » et prétextant qu’ils obéissent à une Morale d’autant plus contraignante qu’elle est indéfinie[5]. Nous sommes en plein dans cette substitution de l’éthique à la politique dont parlait Carl Schmitt il y a près d’un siècle[6]. C’est une logique dangereuse, qui place Le politique sous la coupe d’une idéologie, et dont on ne voit que trop bien qu’elle suit la même pente que les fanatiques religieux, et DAECH en particulier.
Hubert Védrine dans une tribune récemment publiée dans Le Figaro, pointait récemment la responsabilité des juges nationaux et européens dans l’impuissance nationale à maîtriser l’immigration[7]. Ceci n’est pas nouveau. Dans les années 1990, George Vedel, sur la base de son expérience au Conseil constitutionnel, affirmait que « La Cour européenne des droits de l’homme tape avec désinvolture sur les doigts des législateurs nationaux »[8]. Mais, cet état de fait, ce remplacement du Droit par la Morale ou l’Ethique, est une des caractéristiques des sociétés dites « libérales », et surtout quand elles sont privées de leur souveraineté.
Une faute
Les membres du Conseil constitutionnel se sont trompés de place. Soit ils se prononcent en morale, mais alors on peut se demander de quel magistère ils se réclament, car tel n’est pas la fonction pour laquelle ils ont été nommés. Ils n’ont, à cet égard, quand on regarde la composition du Conseil, aucune dignité particulière. Soit ils agissent comme des juges mais en ce cas, ayant à juger d’un cas particulier, et ayant acquis l’intime conviction que l’accusé a commis les actes qui lui sont reprochés non pour en tirer bénéfice mais mu par un sentiment de fraternité, décident de lui accorder les circonstances atténuantes, voire de le dispenser de sa peine. Dans un état de droit (mais qui n’est pas l’Etat de Droit) telle aurait pu être la condition d’application de la fraternité. En agissant comme ils l’ont fait, les membres du Conseil constitutionnel se sont durablement déconsidérés mais, surtout, ils ont porté un coup très grave au principe de contrôle de constitutionnalité qui sort affaibli de leurs coupables errements[9].
Notes
[1] Que l’on peut retrouver sur le site du professeur Claude Rochet, https://claude-rochet.fr/fraternite-avec-les-migrants-illegaux-le-coup-detat-du-conseil-constitutionnel/
[2] Voir Carré de Malberg qui écrit que L’apport majeur de la Révolution française, est d’avoir consacré le principe de la souveraineté nationale. CARRÉ DE MALBERG R., Contribution à la théorie générale de l’État, 2tomes, Paris, 1920 et 1922, Librairie du Recueil Sirey (réimprimé par les éditions du CNRS en 1962) ; voir aussi Maulin E., « Carré de Malberg et le droit constitutionnel de la Révolution française », in Annales historiques de la Révolution française, n° 328 | avril-juin 2002, p. 5-25.
[3] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016.
[4] Favoreu L., « La légitimité du juge constitutionnel » in Revue internationale de droit comparé, 1994, Vol : 46-2 pp. 557-581
[5] Bellamy R., « Dirty Hands and Clean Gloves: Liberal Ideals and Real Politics », European Journal of Political Thought, Vol. 9, No. 4, pp. 412–430, 2010
[6] Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932
[7] http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2018/04/25/31002-20180425ARTFIG00326-hubert-vedrine-les-europeens-ont-peur-de-la-puissance.php
[8] Vedel G., « Neuf ans au Conseil constitutionnel », Le débat n° 55 (mars-août 1989), entretien
[9] Et souvenons-nous des propos du Doyen George Vedel sur le contrôle de constitutionnalité : « Je ne peux pas dire en mon âme et conscience qu’il n’y a pas de démocratie sans contrôle de constitutionnalité, puisque les Anglais s’en passent fort bien et qu’on ne peut pas récuser leur démocratie. Mais je pense que le contrôle de constitutionnalité est un élément important du confort démocratique et c’est bien ainsi que les Français l’ont compris et adopté » in Vedel G., « Neuf ans au Conseil constitutionnel », Le débat n° 55 (mars-août 1989), entretien.