Olivier Pétré-Grenouilleau : Quelques vérités gênantes sur la traite des Noirs
Le texte qui suit est paru dans le magazine L’Expansion, le 29 juin 2005. Alors qu’un débat fait rage sur la colonisation de l’Afrique, l’esclavage et le devoir de mémoire, il nous a semblé utile de le soumettre à nos lecteurs.
Olivier Pétré-Grenouilleau est le meilleur spécialiste français de l’histoire de l’esclavage. Cet agrégé de 43 ans, professeur à l’université de Bretagne-sud (Lorient), n’a pas peur de bousculer la « bien-pensance ». Défenseur de l’histoire globale, il vient de publier un ouvrage de référence, Les Traites négrières (Gallimard), qui s’efforce d’établir les faits avant de faire la morale.
Les traites négrières ont été le fait des Européens mais, on le sait aujourd’hui, tout autant des Africains et des musulmans. Où en est-on de ce qu’on a appelé la « querelle des chiffres ? »
– Il faut d’abord dire que le caractère abominable de la traite n’est pas corrélé aux chiffres. Le fait que la traite orientale – en direction de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient – ait affecté plus de gens ne doit nullement conduire à minimiser celle de l’Europe et des Amériques. En revanche, je suis surpris que certains soient scandalisés que l’on ose parler des traites non occidentales. Toutes les victimes sont honorables et je ne vois pas pourquoi il faudrait en oublier certaines. La traite transatlantique est quantitativement la moins importante : 11 millions d’esclaves sont partis d’Afrique vers les Amériques ou les îles de l’Atlantique entre 1450 et 1869 et 9,6 millions y sont arrivés. Les traites que je préfère appeler « orientales » plutôt que musulmanes – parce que le Coran n’exprime aucun préjugé de race ou de couleur – ont concerné environ 17 millions d’Africains noirs entre 650 et 1920. Quant à la traite interafricaine, un historien américain, Patrick Manning, estime qu’elle représente l’équivalent de 50 % de tous les déportés hors d’Afrique noire, donc la moitié de 28 millions. C’est probablement plus. Ainsi un des meilleurs spécialistes de l’histoire de l’Afrique précoloniale, Martin Klein, explique-t-il que, vers 1900, rien que dans l’Afrique occidentale française, on comptait plus de 7 millions d’esclaves. Aussi n’est-il sans doute pas exagéré de dire qu’il y en eut peut-être plus de 14 millions, pour le continent, sur une durée de treize siècles.
Y a-t-il continuité entre la traite antique et la traite moderne ?
– Non, plutôt une discontinuité. Il y avait des esclaves noirs dans tout le monde antique, mais leur nombre était limité et ils provenaient en général de guerres, pas d’un commerce. Or la traite se définit en bonne partie par l’existence d’un échange, ou « commerce ». Les « traites d’exportation » des Noirs hors d’Afrique remontent au viie siècle de notre ère, avec la constitution d’un vaste empire musulman qui est esclavagiste, comme la plupart des sociétés de l’époque. Comme on ne peut réduire un musulman en servitude, on répond par l’importation d’esclaves venant d’Asie, d’Europe centrale et d’Afrique subsaharienne.
Quand et comment apparaît la traite occidentale ?
– Au xve siècle, dès que les Portugais découvrent les côtes du golfe de Guinée. Mais pendant deux siècles, jusqu’au milieu du xviie, ce commerce ne constitue qu’une partie des échanges entre l’Europe et l’Afrique noire. Les Européens vont chercher des esclaves, mais aussi de l’or, de l’ivoire, etc. Cela jusque vers 1650 et la « révolution sucrière », la création des grandes plantations dans les Amériques, qui requièrent une main-d’oeuvre nombreuse. La traite atlantique, en tant que commerce spécialisé, prend alors son essor.
Quel a été l’impact de ces différentes traites sur l’évolution de l’Afrique noire ?
– C’est la question sur laquelle il y a le plus de débats et le moins de certitudes. Parmi les conséquences négatives, on parle surtout de l’impact démographique, et souvent, d’ailleurs, du fait d’une lecture assez européocentrique des choses. Dans les années 60, on expliquait en effet que la révolution industrielle en Europe était la conséquence d’une révolution démographique. Appliquant le même raisonnement à l’Afrique noire, on a pensé qu’elle n’aurait pas connu cette révolution du fait de la traite. Or, aujourd’hui, plus personne ne soutient que la révolution démographique a été le préalable à la révolution industrielle occidentale.
Mais il y a quand même eu une énorme ponction de population ?
-Effrayante, mais pas si énorme à l’échelle d’un continent, sur la longue durée : dans la période la plus active de la traite atlantique, vers 1770, on comptait 76 000 départs par an, soit 0,095 % de la population africaine de l’époque. La traite n’a donc pas provoqué un déclin démographique, mais elle a introduit un élément d’instabilité dans la croissance. De plus, il faut pondérer en fonction des régions. Certaines ont terriblement souffert alors que des entités politiques se sont renforcées. Il existe aussi un impact dont on ne parle pas assez : la traite atlantique concerne un peu plus les hommes que les femmes. Donc, les tâches confiées à celles qui restent s’alourdissent et on peut aussi penser que cela a renforcé la polygamie. Globalement, les traites ont contribué à renforcer les sociétés les mieux structurées au détriment des sociétés lignagères. Le géographe Yves Lacoste a pu écrire qu’une bonne partie des élites d’Afrique occidentale venues au pouvoir au xxe siècle appartiennent à des ethnies qui ont été autrefois négrières.
Est-ce le besoin de main-d’oeuvre des plantations qui a provoqué la traite atlantique ?
– Elle est le résultat de choix qui n’étaient pas inéluctables. Et d’abord celui de la grande plantation. Une bulle du pape ayant interdit la réduction des Amérindiens en esclavage, on s’est tourné vers d’autres « sources ». D’autant que la main-d’oeuvre fournie par les « engagés blancs » venus d’Europe, qui ont joué un rôle essentiel dans la première mise en valeur de l’Amérique, s’est tarie au xviie siècle. On s’est donc tourné vers une main-d’oeuvre qu’on connaissait déjà et qui était « élastique », disent les économistes, car les élites africaines négrières savaient s’adapter à la demande. Le racisme n’est pas à l’origine de la traite ; il s’est développé ensuite, comme une de ses conséquences, afin de la légitimer.
Quelle était la rentabilité de la traite ?
– Des travaux d’historiens de l’économie ont montré que le profit moyen annuel de la traite était de 10 % pour les Anglais, voire moins (4 à 6 % pour les Français). A l’époque, un emprunt d’Etat rapportait à peu près la même chose. Il s’agit donc d’un capitalisme aventureux où on espère gagner sur un « gros coup ».
Des familles ont donc pu s’enrichir. Peut-on aussi parler d’un enrichissement de l’Occident ?
– On sait aujourd’hui que la révolution industrielle occidentale ne s’explique pas par la traite, l’esclavage et le commerce colonial. Les profits ainsi réalisés ont en effet été investis dans la pierre, dans la terre et dans le négoce, et non dans l’industrie. Les commerces intérieurs et intereuropéens furent de loin plus importants. Selon l’historien David Eltis, au xviiie siècle, la production des îles sucrières anglaises ne représentait en effet que l’équivalent de celle d’un petit comté britannique.
Et l’impact économique en Amérique ?
– Le système de la plantation ne s’est pas répandu partout, mais essentiellement au Brésil, dans les Antilles et le vieux Sud, aux Etats-Unis. La plantation était rentable : de l’ordre de 10 % par an pour le vieux Sud, mais le système esclavagiste y a aussi conduit à une forme de sous-développement économique et industriel. Les planteurs ont souvent eu une énorme influence, dans le sud des Etats-Unis, mais aussi au Brésil, où l’Etat, au xixe siècle, était plus qu’à leur écoute.
Qu’est-ce qui a poussé à l’abolition de l’esclavage ?
– Pendant longtemps, on a voulu y voir le résultat du passage au capitalisme industriel et de la rentabilité décroissante de l’esclavage. Cette idée est aujourd’hui démentie. Car le système esclavagiste était rentable et il aurait pu s’adapter à la nouvelle période. On a même calculé que la productivité d’un esclave pouvait être équivalente, voire supérieure, à celle d’un salarié. D’ailleurs, qui abolit la traite ? L’Angleterre en 1807, c’est-à-dire la première puissance, qui détient plus de 50 % du marché négrier. L’abolition est due au grand réveil religieux : sous l’impulsion des pasteurs, des centaines de milliers d’Anglais signent des pétitions contre l’esclavage. Pour l’Angleterre, l’abolition aura coûté environ 1,8 % du revenu national entre 1807 et 1860. Il faut payer pour la répression du trafic, les subventions aux producteurs de sucre et l’indemnisation des planteurs qui ont perdu leurs esclaves. Or la part de la traite dans le revenu national anglais était de l’ordre de 1 %, au xviiie siècle. Apparemment, le coût de l’abolition a donc été supérieur à ce qu’a rapporté la traite. Mais l’économie n’est pas un jeu à somme nulle. Ce sont des négociants qui ont profité de la traite, et les contribuables en général qui ont payé pour l’abolition. De plus, la répression du trafic a servi les intérêts géostratégiques de l’Angleterre car elle s’est érigée en gendarme des mers.
Peut-on trouver un lien entre la traite orientale et la situation économique actuelle du monde arabo-musulman ?
– Il existe des milliers de pages sur les liens entre la traite atlantique et l’essor de l’Occident, mais, à ma connaissance, il n’y a pas même un article véritablement centré sur les liens entre traite orientale et économie du monde musulman. Les traites négrières orientales ont pourtant duré treize siècles et concerné 17 millions d’esclaves. Pourquoi la traite aurait-elle eu des effets économiques aux Amériques et pas dans le monde arabe ? Les grandes plantations de Zanzibar au xixe siècle, le développement de la canne à sucre au Maroc au xvie siècle, ou bien encore les grandes exploitations du bas Irak indiquent qu’elle a bien joué un rôle. Les esclaves ont été déterminants pour l’irrigation. En fait, la traite a permis aux économies de ce vaste monde musulman de se développer à leur rythme, sans subir de crise de main-d’oeuvre. L’apogée de la traite atlantique se situe au xviiie siècle. Celui de la traite orientale date du xixe siècle.
Quel jugement portez-vous sur les polémiques déclenchées ces derniers mois en France autour de la « mémoire de l’esclavage » ?
– Les mémoires de l’esclavage sont multiples, et souvent antagonistes. Ainsi certains, aux Antilles, ont-ils critiqué les Africains qui, par le passé, ont fait le commerce des ancêtres des Noirs des Antilles. Dans le rapport remis récemment au Premier ministre par le Comité pour la mémoire de l’esclavage, on affirme qu’aucune histoire ne saurait être écrite sans prendre en compte les mémoires qu’elle suscite. L’historien ne doit pas les écarter, car elles sont un objet d’histoire. Mais son travail consiste dans leur dépassement : l’historien n’est pas un juge. Il me semble également qu’il n’appartient pas à l’Etat, par l’intermédiaire de la loi, de dire l’histoire, au risque de confondre histoire, mémoire et morale. Plus que d’un « devoir de mémoire », trop souvent convoqué à la barre, on a besoin d’un souci de vérité et d’analyse critique.