Amiante : la contre-offensive des victimes

Alors que le parquet demandait le 15 mai l’arrêt de l’instruction judiciaire dans l’affaire de l’amiante, l’avocat Éric Dupont-Moretti, qui défend des victimes depuis plusieurs mois, met en exergue des points qui justifient que ce scandale ne débouche pas un sur non-lieu généralisé.

L’amiante rejoindra-t-il le panthéon peu glorieux des échecs de notre système judiciaire en matière de santé publique? Un panthéon dont la statue du commandeur est occupée par l’affaire du sang contaminé où aucun responsable politique n’a jamais été jugé. L’échec de la justice ne fait donc pas que des malheureux dans ce mécanisme parfaitement rodé. Mais, pour les malades, il faudra repasser car le risque est grand qu’il n’y ait même jamais aucun procès de l’amiante.

C’est justement pour essayer de briser cet ordre établi, que, tels des petits grains de sable dans un moteur, les victimes de l’Ardeva (association régionale de défense des victimes de l’amiante) dans le Nord et le Comité anti-amiante de Jussieu avaient décidé, en janvier dernier, de faire appel pour les défendre à la star du barreau, Éric Dupond-Moretti. Dans le Nord, il a en charge les dossiers du sidérurgiste Sollac et des chantiers navals Normed. Sa mission est claire: faire en sorte qu’un procès de l’amiante puisse se tenir en France. Un sacré défi car la justice n’est pas partie sur cette voie. Le 15 mai dernier, le parquet demandait l’arrêt de l’instruction judiciaire dans au moins une dizaine d’enquêtes pénales concernant l’amiante: d’abord Sollac, puis le ministère public reprenait son argumentaire pour demander la même chose dans les dossiers Eternit, Condé-sur-Noireau et Everite. L’idée est d’aboutir à un non-lieu général dans tous les dossiers amiante en cours d’instruction.

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C’est à la fin de l’été que les avocats Éric Dupond-Moretti et Antoine Vey ont lancé la contre-attaque pour éviter cet enterrement de première classe. Le 22 août, ils ont rendu leurs observations aux vice-présidents chargés de l’instruction du pôle santé publique de Paris concernant le dossier Sollac. Dans ce document de 22 pages consulté par Le Figaro, les défenseurs de l’Ardeva demandent enfin des actions d’instruction. Surtout, ils répondent point par point aux réquisitions du ministère public du 15 mai dernier et démontent son argumentaire qui justifierait un non-lieu.

La «date» d’intoxication en question

Pour appuyer sa décision, le parquet estimait, selon ce document, que «la détermination de la date des faits», «plus précisément de la date de la faute» ne pouvait être établie. Autrement dit, comme il est impossible de donner la date précise de l’intoxication, il faudrait clore les investigations.

Sur quoi s’est appuyé le parquet? Le 27 février 2017, les professeurs Gérard Lasfargues et Thomas Similowski et le Dr Jacques Pralong rendaient aux magistrats instructeurs un rapport d’expertise. Ils expliquent que pour les trois pathologies de l’amiante les plus courantes (plaques pleurales, cancer bronchopulmonaire et mésothéliome), il n’y a pas de dose seuil en-dessous de laquelle le risque n’existerait pas. Ils détaillent aussi que l’intoxication dure tout le temps de l’exposition à l’amiante.

Or la question posée par les juges d’instruction à laquelle devaient répondre les experts était d’emblée (volontairement?) biaisée: «préciser s’il est possible de déterminer, au moment du diagnostic, la date à laquelle la personne a été intoxiquée par les fibres d’amiante». Sauf que cette question n’a pas de sens. Il n’y a pas de date précise d’intoxication, puisque celle-ci dure tout le temps de l’exposition à l’amiante. C’est un peu comme si l’on demandait de dater le jour et l’heure de la radiation à l’origine du cancer d’un «nettoyeur» de Tchernobyl. Et que, comme il est évidemment impossible de le faire, on disait qu’il n’y a aucune responsabilité dans l’origine de leur cancer.

La réponse d’Éric Dupond-Morreti et d’Antoine Vey au parquet est donc la suivante. Ils font remarquer que ce que montre le rapport d’expertise, c’est précisément que «l’établissement du lien de causalité ne nécessite pas une “date précise” d’intoxication, mais «la prise en compte d’une période d’exposition dont tous les moments contribuent à l’intoxication» et que «toute faute ayant engendré l’exposition à l’amiante de la victime a donc contribué à son intoxication». Aucun fondement donc pour un non-lieu.

Les responsabilités nationales oubliées

L’argument des juges et du parquet est une tentative de justifier le fait que les juges n’ont fait aucun acte d’instruction depuis plusieurs années. Les conseils de l’Ardeva et du Comité anti-amiante Jussieu déplorent qu’au «terme de l’information judiciaire, aucune mise en examen n’a été effectuée en dépit des éléments du dossier qui révèlent l’inaction fautive des organes décisionnels de la société face aux risques avérés et connus de tous encourus par les salariés du fait de leur exposition à l’amiante.»

Ils listent dans un inventaire à la Prévert des «actes d’investigation essentiels à la manifestation de la vérité» qui ont été «négligés». Les victimes n’ont pas été auditionnées et aucune expertise n’a été diligentée pour déterminer les périodes d’exposition et le niveau d’exposition des fibres d’amiante des salariés ayant contracté une maladie liée à l’amiante. Enfin, et surtout, «aucun acte d’investigation visant à rechercher des responsabilités nationales, en particulier celle des membres du comité permanent amiante (CPA) n’a été mené». En dix ans d’instruction judiciaire dans le dossier Sollac, aucun haut fonctionnaire n’a été auditionné! Les deux avocats demandent donc que soient enfin réalisés les actes d’investigation indispensables.

À terme en France, l’amiante fera 100.000 morts. À Dunkerque par exemple, avec les chantiers de la Normed, ce sont déjà plus de 600 décès, à Jussieu, ce sera une centaine. La première plainte avait été déposée en 1996. C’était un an avant l’interdiction de l’amiante en France. Cent ans après que ses dangers pour la santé ont été identifiés.

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