Armes : vendues à un allié, puis perdues au profit d’un ennemi. Par CNN
Source : CNN, Nima Elagir, Salma Abdelaziz, Mohamed Abo El Ghelt & Laura Smith-Spark.
Les États-Unis ont expédié aux Saoudiens et aux Émiratis des armes et des informations secrètes . Aujourd’hui, certaines se retrouvent entre les mains de combattants liés à Al-Qaïda et à l’Iran.
Par Nima Elbagir, Salma Abdelaziz, Mohamed Abo El Gheit et Laura Smith-Spark, CNN
Hodeidah, Yémen (CNN) – Une enquête de CNN a découvert que l’Arabie saoudite et ses partenaires dans la coalition ont transféré des armes de fabrication américaine à des combattants liés à Al-Qaïda, des milices salafistes extrémistes et d’autres factions en guerre au Yémen, en violation de leurs accords avec les États-Unis.
Les armes se sont également retrouvées entre les mains des rebelles soutenus par l’Iran qui luttent contre la coalition pour le contrôle du pays, révélant à Téhéran certaines technologies militaires américaines sensibles et mettant potentiellement en danger la vie des troupes américaines dans d’autres zones de conflit.
Selon des responsables locaux sur place et les analystes qui ont parlé à CNN, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, son principal partenaire dans la guerre, ont utilisé les armes fabriquées par les États-Unis comme monnaie d’échange pour acheter la loyauté des milices ou des tribus, pour soutenir des acteurs armés choisis et pour influencer un environnement politique complexe.
Selon le Département de la Défense, en cédant ces équipements militaires à des tiers, la coalition saoudienne rompt les termes de ses contrats de fournitures d’armes avec les États-Unis. Après que CNN ait présenté ses conclusions, un responsable américain de la défense a confirmé qu’une enquête était en cours à ce sujet.
Les révélations soulèvent de nouvelles questions quant au fait de savoir si les États-Unis ont perdu le contrôle d’un allié clé qui préside l’une des guerres les plus horribles de la dernière décennie, et quant au fait de savoir si l’Arabie saoudite est suffisamment fiable pour être autorisée à continuer d’acheter des armes et du matériel de combat sophistiqués. Des enquêtes antérieures de CNN ont établi que des armes fabriquées aux États-Unis avaient été utilisées dans une série d’attaques meurtrières de la coalition saoudienne qui ont tué des dizaines de civils, dont de nombreux enfants.
Ces rebondissements interviennent au moment même où le Congrès, scandalisé par Riyad au sujet de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi l’année dernière, se demande s’il faut mettre fin au soutien de l’administration Trump à la coalition saoudienne, celle-ci dépendant des armes américaines pour mener sa guerre.
En 2015, Riyad a initié une coalition pour chasser de la capitale du pays les rebelles Houthi soutenus par l’Iran afin de rétablir le gouvernement internationalement reconnu du président Abdu Rabu Mansour Hadi. La guerre a divisé le pays en deux et, cela a conduit à une entrée massive d’armes au sein d’un état instable et extrêmement compliqué – non seulement de fusils, mais aussi de missiles antichars, de véhicules blindés, de lasers guidés par infra-rouge et de l’artillerie.
Depuis lors, certains des « merveilleux équipements militaires » américains, comme les a un jour appelés le président américain Donald Trump, ont été transférés, vendus, volés ou abandonnés au Yémen, état chaotique, où les alliances nébuleuses et la politique désorganisée donnent peu d’espoir pour quelque contrôle de responsabilisation ou de traçabilité que ce soit.
Certains groupes terroristes ont profité de l’afflux d’armes américaines, la barrière d’accès aux armes avancées étant désormais assouplie par la loi de l’offre et de la demande. Les chefs de milice ont eu amplement l’occasion de se procurer du matériel militaire en échange de la main-d’œuvre nécessaire pour combattre les milices Houthi. Les marchands d’armes ont prospéré, les commerçants offrant d’acheter ou de vendre n’importe quoi au plus offrant, depuis un fusil de fabrication américaine jusqu’à un tank.
Et les alliés de l’Iran ont saisi des armes américaines dont ils peuvent exploiter les points faibles ou dont ils peuvent reproduire la fabrication localement.
« Vous avez des armes américaines ici ? »
Dans les rues étroites et délabrées du quartier historique de Taiz, des magasins d’armes se dissimulent parmi les magasins de vêtements pour femmes.
Les marchés aux armes sont illégaux au Yémen, mais cela ne les empêche pas de prospérer ouvertement dans cette grande ville montagneuse du sud-ouest du pays.
D’un côté, on trouve des voiles, des abayas et des robes colorées à vendre ; de l’autre, on trouve des pistolets, des grenades à main et des fusils d’assaut américains disponibles sur commande.
Dans un marché aux armes, on a même trouvé des bonbons au milieu des munitions étalées. « Vous avez des armes américaines ? » a demandé CNN. Réponse du trafiquant d’armes dans un échange filmé par des caméras cachées de CNN : « Les armes américaines sont chères et recherchées ».
Dans un autre des marchés de la ville, un garçon paraissant très jeune était en train de manipuler des armes comme un expert. Les hommes plaisantaient et mâchaient du khat, une drogue couramment utilisée, et l’atmosphère était décontractée. Mais ces magasins ne se contentent pas de prendre des commandes individuelles, ils peuvent fournir des milices – et c’est ce marché noir pas si caché qui, en partie, alimente la demande d’armes américaines de haute technologie et perpétue le cycle de la violence au Yémen.
Autrefois cœur intellectuel du pays, Taiz est aujourd’hui une poudrière qui a déclenché une guerre dans la guerre l’année dernière, lorsque les différentes milices soutenues par la coalition dirigée par les Saoudiens se sont affrontées.
Dans le chaos de la guerre générale, en 2015, Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) s’est implanté au sein des lignes de front de Taiz , forgeant des alliances avantageuses avec les milices pro-saoudiennes aux côtés desquelles il combattait.
L’une de ces milices liées à l’AQPA, la brigade d’Abu Abbas, possède maintenant des véhicules blindés Oshkosh de fabrication américaine, ceux-là même qui, en 2015, ont défilé dans la ville dans une démonstration de force.
Abu Abbas, le fondateur, a été déclaré terroriste par les États-Unis en 2017, mais son groupe bénéficie toujours du soutien de la coalition saoudienne et cela lui a valu d’être intégré à la 35e brigade de l’armée yéménite soutenue par la coalition.
« Oshkosh Defense respecte strictement toutes les lois et réglementations américaines relatives au contrôle des exportations », a déclaré la société à CNN.
Et on retrouve en ville des formes d’armes plus létales. En octobre 2015, dans les médias soutenus par les Saoudiens et les Émirats arabes unis, les forces militaires loyales au gouvernement se sont vantées du largage par les Saoudiens de missiles antichars TOW de fabrication américaine sur la même ligne de front où on savait que l’AQPA opérait alors.
Les autorités locales ont confirmé que le parachutage avait eu lieu, mais les tentatives de CNN pour mener d’autres entretiens ont été bloquées et l’équipe a été en butte à des intimidations de la part du gouvernement local. Un militant local a plaisanté en disant que les armes avaient probablement été vendues.
Cimetière de matériel militaire américain
Dans un cimetière de matériel militaire de fabrication américaine près de la ville portuaire de Hodeidah, il devient clair que l’Alwiyat al Amalqa – la Brigade des Géants, une milice majoritairement salafiste, ou sunnite ultra-conservatrice – est une des factions que nous privilégions.
Près d’une demi-douzaine de véhicules MRAP [famille de véhicules blindés conçus pour résister aux EEI, pour Engins Explosifs Improvisés, et aux embuscades NdT] sont stationnés côte à côte, la plupart arborant des autocollants de la Brigade des Géants.
Sur l’un d’eux on peut même voir l’étiquette d’exportation qui indique qu’il a été expédié depuis Beaumont, au Texas, jusqu’ à Abu Dhabi, aux Émirats arabes unis, avant de finalement arriver entre les mains de la milice. Le numéro de série d’un autre MRAP révèle qu’il a été fabriqué par Navistar, le plus grand fournisseur de véhicules blindés de l’armée américaine.
Les véhicules blindés tout-terrain sont construits pour résister aux tirs d’armes balistiques, aux explosions de mines et aux engins explosifs improvisés (EEI). « C’est le véhicule que toutes les équipes veulent quand elles sont sur le terrain », dit le site Web de Navistar. L’entreprise s’est refusée à tout commentaire sur ce sujet.
Les destinataires d’armes américaines sont légalement tenus de respecter les exigences relatives à leur utilisation finale, ce qui interdit le transfert de tout équipement à des tiers sans autorisation préalable du gouvernement américain. Cette autorisation n’a jamais été accordée.
La coalition saoudienne n’a pas répondu aux multiples demandes de commentaires. Un haut responsable des Émirats arabes unis a nié « en termes très clairs que nous agissons de quelque manière que ce soit en violation des accords d’utilisation final ».
La Brigade des Géants est une « section des forces yéménites », a déclaré le responsable à CNN, ajoutant que le groupe était sous la supervision directe des EAU [Émirats Arabes Unis NdT] et que, par conséquent, l’équipement était une « possession partagée » de la coalition.
Le ministère américain de la Défense, interrogé spécifiquement au sujet de la Brigade des Géants, a déclaré qu’il n’avait pas donné à l’Arabie saoudite ou aux Émirats arabes unis la permission de remettre les armes américaines à d’autres factions sur le terrain.
« Les États-Unis n’ont pas autorisé le Royaume d’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis à transférer du matériel à d’autres belligérants en interne du Yémen », a déclaré à CNN le porte-parole du Pentagone Johnny Michael. « Le gouvernement américain ne peut pas commenter les enquêtes en cours sur des allégations de violations concernant l’utilisation finale de matériel et de services de défense transférés à nos alliés et partenaires. »
L’Iran « analyse de près la technologie militaire américaine »
Comme la majorité des pertes au sein des troupes américaines en Afghanistan et en Irak sont causées par des engins explosifs improvisés, il est essentiel que la découverte des vulnérabilités du MRAP ne tombe pas aux mains de l’ennemi.
Mais il est déjà trop tard.
En septembre 2017, une chaîne de télévision dirigée par les Houthis a diffusé des images de Mohammed Ali al-Houthi, le chef rebelle de facto, assis fièrement dans la capitale Sanaa au volant d’un MRAP de fabrication américaine capturé, pendant qu’une foule chantait « mort à l’Amérique » en arrière-plan.
CNN a récupéré une image montrant les numéros de série d’un deuxième MRAP américain entre les mains d’un autre haut responsable Houthi l’année dernière à Hodeidah.
Le véhicule faisait partie d’une vente aux Émirats arabes unis de 2,5 milliards de dollars datant de 2014. Le document de vente, vu par CNN, certifie qu’« il a été conclu que le pays destinataire peut fournir le même degré de protection pour les technologies sensibles » que les États-Unis.
Selon un membre d’une unité secrète Houthi soutenue par l’Iran et connue sous le nom de Force de sécurité préventive, les MRAP de ce type, capturés sur le champ de bataille, ont été examinés par les services de renseignements iraniens. Cette unité supervise le transfert de technologie militaire à destination et en provenance de Téhéran.
Le membre de la force de sécurité préventice, qui par crainte pour sa sécurité témoigne anonymement auprès de CNN, a révélé que les conseillers iraniens et ceux du Hezbollah ont déjà mis la main sur les véhicules blindés et autres matériels militaires américains.
« Les services secrets iraniens analysent de très près la technologie militaire américaine », a déclaré la source dans une interview audio réalisée depuis Sanaa. « Écoutez, il n’y a pas une seule arme américaine dont ils ne cherchent pas à connaître les détails, la composition, le fonctionnement. »
Selon un rapport publié par Conflict Armament Research [CAR NdT], les engins explosifs improvisés sont maintenant produits en quantité au Yémen par les forces Houthi atteigant une échelle seulement connue auparavant par DAESH.[Les équipes de la CAR enquêtent sur les armes dans diverses situations de conflit, qu’elles aient été récupérées par les forces de sécurité de l’État, rendues à la cessation des hostilités, mises en cache ou détenues par les forces insurgées].
Le groupe CAR suit à la trace les armes et leurs chaînes d’approvisionnement dans les zones de conflit et a trouvé au Yémen des engins explosifs improvisés contenant des composants iraniens.
Hiram Al Assad, membre du Conseil politique Houthi, a confirmé à CNN que les MRAP étaient toujours aux mains des Houthis mais a nié l’existence de la Force de sécurité préventive.
L’Iran n’a pas répondu à une demande de commentaires de CNN.
Le coût humain des conflits
Le flot d’armes américaines alimente un conflit qui a tué des dizaines de milliers de personnes, dont des enfants dans des autobus scolaires et des familles fuyant la violence, et en a poussé des millions d’autres au bord de la famine.
Rehab, deux ans, souffre d’une malnutrition si grave que sa poitrine s’est effondrée en une profonde cavité au centre de son petit corps.
On estime à 200 le nombre de cas de malnutrition comme le sien dans le village de Tohta, une zone en première ligne entourée de positions d’artillerie et de mortiers sur la côte de la mer Rouge près de Hodeidah.
Il y a quelques mois, la clinique locale a été fermée en raison de désaccords politiques quant à son financement. Mais le Dr Fatma Ibrahim n’abandonnera pas.
Elle fait du porte-à-porte toutes les semaines et dès qu’elle entre dans la rue, des parents inquiets affluent vers elle.
« Regardez, regardez », demande un père en montrant au médecin sa fille squelettique Roula, 14 mois. Ibrahim l’examine avec douceur, mais il est déjà temps de passer au bébé suivant.
Pour un jeune homme, rejoindre une faction combattante est l’un des rares moyens de trouver un emploi dans un pays pauvre avec peu d’infrastructures et une économie qui peine à fonctionner.
Dans le même temps, trop de personnalités politiques puissantes et d’acteurs armés clés dans la région ont profité à fond du conflit et, le résultat en est qu’ils n’ont pas la motivation nécessaire pour accepter un processus de paix qui menacerait leurs gains financiers.
Les États-Unis sont de loin le plus grand fournisseur d’armes tant de l’Arabie saoudite que des Émirats arabes unis, et leur soutien est crucial pour la poursuite de la guerre au Yémen menée par la coalition saoudienne.
Les législateurs américains tentent d’adopter une résolution mettant fin au soutien de l’administration Trump à la coalition. Mais il n’y a malheureusement aucun signe d’une quelconque écoute de la Maison-Blanche à ce sujet, et cela en dépit du fait que les agissements d’un allié clé des États-Unis puissent représenter une menace pour la sécurité des Américains.
Après l’assassinat de Jamal Khashoggi l’année dernière,Trump a déclaré qu’il serait insensé de la part des États-Unis d’annuler des accords avec les Saoudiens concernant des contrats d’armement de plusieurs milliards de dollars. ” Je ne veux pas perdre tous ces investissements pour notre pays “, a-t-il dit.
Ryan Browne de CNN et Oscar Featherstone ont contribué à ce reportage.
Source : CNN, Nima Elagir, Salma Abdelaziz, Mohamed Abo El Ghelt & Laura Smith-Spark.
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
via » Armes : vendues à un allié, puis perdues au profit d’un ennemi. Par CNN