Avis sur le projet de loi de finances pour 2018 pour la mission « Immigration, asile et intégration »

INTRODUCTION

La commission des Affaires étrangères est appelée à se prononcer, pour avis, sur les crédits de la mission « Immigration, asile et intégration » du projet de loi de finances pour 2018.

Cette mission rassemble deux programmes (n° 303 « immigration et asile » et n° 104 « intégration et accès à la nationalité française ») qui portent les crédits des politiques relatives à la maîtrise des flux migratoires, à l’intégration des personnes immigrées en situation régulière et à la garantie du droit d’asile.

Globalement, les crédits de cette mission sont en hausse : ils augmentent de 10,4 % en autorisations d’engagement et de 26 % en crédits de paiement, pour atteindre 1,4 milliard d’euros environ. Cette augmentation doit beaucoup à la forte pression migratoire qui pèse sur le système français d’accueil des étrangers, dans un contexte où la France est l’un des principaux pays de destination des mouvements secondaires de migrants au sein de l’Europe.

En réalité, la mission « Immigration, asile et intégration » n’agrège qu’une partie du financement des politiques concernées, lequel s’élève en fait à 5,3 milliards d’euros si l’on prend en compte l’ensemble des politiques transversales qui y contribuent (moyens de préfectures, des forces de sécurité, etc.).

En dépit des efforts financiers consentis et des réformes des systèmes d’asile et d’accueil des étrangers conduites en 2015-2016, la situation actuelle n’est guère satisfaisante. Au-delà des lacunes bien connues du système d’asile, qui se résorbent progressivement, il y a aujourd’hui trop de migrants irréguliers non éloignés en France et trop de migrants réguliers mal intégrés.

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I. LE PHÉNOMÈNE MIGRATOIRE EN EUROPE : UNE PROBLÉMATIQUE ÉVOLUTIVE MAIS DURABLE

A. LES MIGRATIONS VERS L’EUROPE : AU-DELÀ DES ÉVOLUTIONS CONJONCTURELLES, DES CAUSES STRUCTURELLES PROFONDES

1. Une diminution globale des arrivées dont le caractère plus ou moins conjoncturel est difficile à apprécier.

La crise migratoire en Europe a connu un pic en 2015, année au cours de laquelle environ 1,2 millions de migrants sont entrés illégalement dans l’Union européenne.

La conclusion, en mars 2016, de l’accord Union européenne-Turquie, a pratiquement conduit à la fermeture de la route dite des Balkans occidentaux, par laquelle avaient notamment afflué les migrants en provenance de Syrie et d’Afghanistan. Selon les termes de cet accord, la Turquie s’est engagée à empêcher les flux de départs vers la Grèce, en contrepartie de quoi elle a obtenu l’ouverture de négociations sur les visas et sur des nouveaux chapitres pour l’adhésion à l’Union européenne, ainsi que 3 milliards d’euros destinés à aider les opérateurs sur le sol turc à gérer les quelque 3 millions de réfugiés présents sur son territoire.

En 2016, environ 380.000 migrants ont franchi illégalement les frontières maritimes de l’Union européenne, essentiellement par deux principales routes : la Méditerranée orientale avant l’accord UE-Turquie (170.000 arrivées), et la Méditerranée centrale, via la Libye (180.000 arrivées).

Cette décélération globale s’est poursuivie en 2017 : à la mi-octobre, environ 145.000 migrants étaient entrés en Europe par la mer, dont 75 % par la route de la Méditerranée centrale (1).

Il est notable que cette baisse s’est très nettement amplifiée depuis cet été. Cela tient essentiellement à une réduction des passages via la Libye : le flux a baissé de 56 % en juillet et de 70 % en août par rapport à la même période l’an passé. Depuis, les arrivées en Italie se seraient stabilisées à une moyenne mensuelle d’environ 5000 migrants.

La pérennité de ces évolutions est difficile à apprécier. Sur la route de la Méditerranée centrale, la diminution des flux tient à plusieurs facteurs. D’une part, moins de migrants arrivent en Libye : il semble que les conditions de vie délétères qu’ils y trouvent, ainsi que l’absence de garantie d’accueil en Europe – abondamment relayée par la communication stratégique de l’Union européenne – dissuadent les candidats potentiels à la migration. En outre, les pays voisins de la Libye ont renforcé leurs contrôles aux frontières : le Soudan et l’Algérie en particulier, alors que les tribus Toubous se chargeraient de contrôler la frontière avec le Tchad pour le compte du général Haftar.

Par ailleurs, l’action coordonnée de l’armée nationale libyenne (ANL) du général Haftar et du gouvernement d’union nationale (GUN) aurait permis de réduire l’influence des milices actives dans le trafic de migrants, principalement localisées entre Tripoli et la frontière tunisienne. Enfin, la formation des garde-côtes libyens par l’Union européenne semble porter ses fruits : leur action permettrait de reconduire en Libye environ 50 % des migrants qui partent en mer.

Tous ces facteurs ont été renforcés par un investissement intensif des autorités italiennes auprès des Libyens ; leur activisme pour faire adopter aux organisations non gouvernementales opérant au large de la Libye un code de conduite y a contribué : il les a conduites en pratique à évacuer la zone, rendant la traversée d’autant moins attractive.

Au total, ces évolutions demeurent très liées à la situation politique libyenne, qui reste instable. Il serait donc prématuré d’en tirer des conclusions pour l’avenir. Quant à la question de la solidité de l’accord Union européenne-Turquie, on ne peut que se borner à constater que la Turquie semble y avoir trouvé son intérêt jusqu’ici, puisqu’elle ne l’a pas remis en cause, bien qu’elle ait fait planer cette menace à plusieurs reprises.

2. Des routes migratoires en perpétuelle évolution

La fermeture d’une route migratoire ne prémunit pas contre l’ouverture de nouvelles routes ailleurs. Les réseaux de passeurs testent en permanence des routes leur permettant de perpétuer leur modèle économique. On observe ainsi, à côté des principaux flux mentionnés ci-dessus, des petits flux de migrants transitant par l’Algérie, la Tunisie, le Maroc ou même, récemment, par la mer Noire.

La réouverture de la route de la Méditerranée occidentale, via le détroit de Gibraltar et les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, est préoccupante : de 6.000 arrivées sur l’ensemble de l’année 2016, on pourrait passer à près de 20.000 arrivées en 2017, une hausse considérable qui tiendrait notamment à la situation complexe du Rif marocain.

Néanmoins, il semble que ces passages ne puissent pas être considérés comme un détournement du flux de la Méditerranée centrale : les migrants arrivant en Espagne sont essentiellement des Maghrébins, et non des Africains subsahariens, comme en Libye. Par ailleurs, les passeurs resteraient à ce stade des acteurs locaux, pêcheurs par exemple, qui, en complément de leur activité, embarquent quelques migrants avec eux ; il ne s’agirait pas, comme en Libye, d’un vaste réseau de criminalité organisée pratiquant le trafic d’êtres humains à grande échelle. Cependant, Frontex signale la récente implantation de réseaux de passeurs le long de la côte marocaine.

 

3. Le nouveau visage de cette migration : des causes profondes et durables

La plupart des migrants arrivés dans l’Union européenne en 2017 ne proviennent pas de pays en guerre mais de pays pour lesquels les taux de protection accordés sont faibles.

Sur les 8 premiers mois de l’année 2017, les principales nationalités des migrants arrivant en Italie étaient les suivantes : le Nigéria (17 % du total), la Guinée et le Bangladesh (9 % chacun), la Côte d’Ivoire (8 %), le Mali, l’Érythrée, la Gambie et le Sénégal (6 % chacun). Parmi ces 8 pays, seule l’Érythrée a un taux de protection élevé, et elle n’arrive qu’en sixième position. Pour le reste, en dehors de certaines problématiques ponctuelles qui relèvent de la protection, par exemple la traite des esclaves sexuelles en provenance du Nigéria, l’excision, ou certains motifs politiques, ces migrants ne sont pas éligibles à l’asile.

Passé le pic de 2015, qui avait vu l’afflux de centaines de milliers de demandeurs d’asile syriens et irakiens en Europe, il semble donc que la lame de fond des migrations à destination de l’Europe repose sur des motivations économiques. Ce diagnostic n’implique pas que ce sont globalement des migrations de « confort » : l’incapacité des économies africaines à créer de l’emploi, privant ainsi de perspectives une main d’œuvre jeune et nombreuse, suscite des situations réellement difficiles, appelées à s’aggraver au cours des prochaines décennies.

En effet, la plupart des pays d’Afrique subsaharienne ne connaissent pas de transition démographique comme en Europe : la mortalité a baissé, mais la natalité se maintient à un niveau élevé. Cela va se traduire par une augmentation très rapide de la population en âge de travailler, bien au-delà des capacités d’absorption des marchés du travail de ces pays, en l’absence de diversification du tissu économique. D’ores et déjà, la plupart des jeunes Africains sont cantonnés dans l’emploi informel et peu productif.

Ce phénomène pourra être aggravé par le réchauffement climatique, qui force certaines populations à abandonner leurs terres en raison de la sécheresse ou de la montée en eaux.

Les déplacements de population qui en résultent se traduisent d’abord par des migrations entre pays du sud : il faut garder en tête que celles-ci sont beaucoup plus importantes en volume que les migrations sud-nord. Néanmoins, le volume des populations concernées laisse prévoir une hausse considérable des flux à destination de l’Europe, dont nous observons déjà les premières manifestations.

Ce nouveau visage plus économique de la migration se traduit par une évolution du profil des migrants : ceux-ci sont aujourd’hui, de manière écrasante, des hommes (à 90-95 % selon les informations communiquées au rapporteur), souvent très jeunes, au niveau de qualification très faible, fréquemment illettrés.

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Peut-on évaluer le nombre d’étrangers en situation irrégulière sur le territoire métropolitain ?

Le meilleur indice que nous en avons est le nombre de bénéficiaires de l’aide médicale d’État (AME), qui s’établit à environ 300.000 actuellement, contre 200.000 en 2011; il est toutefois difficile de statuer précisément sur cette augmentation concomitante à la suppression du ticket modérateur, qui a pu accroître le taux de recours.

L’examen des non-admissions aux frontières ainsi que des interpellations d’étrangers en situation irrégulière peut compléter ce panorama de la pression migratoire à destination de la France.

En 2016, environ 64.000 refus d’admissions ont été prononcés aux frontières métropolitaines. Les nationalités les plus concernées étaient des Érythréens (7.499 décisions), des Soudanais (7.434 décision) et des Afghans (4.553 décisions). Sur les six premiers mois de 2017, 41.000 refus d’admissions ont été prononcés, principalement contre des Soudanais (5.026 décisions), des Marocains (3.076 décisions) et des Guinéens (2.961 décisions).

Quant aux interpellations d’étrangers en situation irrégulière, on en a dénombré 79.000 sur les 8 premiers mois de 2017, contre 63.000 sur la même période en 2016 et 76.000 en 2015. Elles concernent principalement des Afghans, des Érythréens, des Soudanais, des Algériens, des Marocains et des Irakiens.

2. Le « cabotage » à grande échelle des systèmes d’asile, signe de la faillite du régime européen d’accueil des réfugiés.

L’ampleur des mouvements migratoires secondaires en Europe illustre les lacunes graves de l’espace Schengen. L’Union européenne a mis en place un espace frontalier commun sans harmoniser les règles en son sein, ce qui se traduit par un « cabotage » des systèmes d’asile, une partie des migrants rebondissant de pays en pays pour trouver un point de chute, une fois déboutés de leurs droits dans un État. L’hétérogénéité des systèmes d’asile, l’absence d’harmonisation des critères d’octroi du statut de réfugié, les difficultés pratiques pour renvoyer les migrants dans le pays responsable de l’examen de la demande d’asile : autant de facteurs qui, en le désorganisant profondément, mettent en péril le système d’asile européen.

D’après le ministre de l’Intérieur, sur les 5000.000 déboutés du droit d’asile en Allemagne, seuls 80.000 auraient été reconduits. Au total, 450.000 à 500.000 déboutés du droit d’asile circuleraient actuellement de pays en pays dans l’espace Schengen, à la recherche d’un point de chute.

Un exemple est particulièrement significatif : les milliers d’Afghans présents en France sont, pour l’essentiel, des déboutés du droit d’asile en Allemagne. Cette situation n’est pas étonnante quand on considère que l’Allemagne leur accorde un taux de protection de moins de 50 %, quand en France, il s’élève à 80-90 %. C’est lié au fait que l’Allemagne considère que certaines régions de l’Afghanistan sont « sûres », tandis que l’OFPRA le traite globalement comme un pays en conflit.

Par ailleurs, l’afflux récent d’Albanais, qui en fait la première nationalité des demandeurs d’asile depuis le début de l’année (avec 4.200 demandes, contre 4.400 pour toute l’année 2016), est lié aux mesures fortes adoptées par leurs pays d’accueil traditionnels, notamment l’Allemagne, pour les faire sortir.

Dans le cadre du règlement de Dublin III (2), lorsque la base de données Eurodac fait apparaître qu’un demandeur d’asile a déjà déposé une demande dans un autre pays de l’Union, la France dispose de 6 mois pour l’y renvoyer. Cependant, les personnes concernées prennent souvent la fuite. A l’issue de ce délai, la France est tenue d’examiner la demande d’asile.

Ainsi, en 2016, 25.963 demandeurs d’asile en France ont fait l’objet d’une procédure Dublin ; les Etats membres ont accepté de prendre ou reprendre en charge 14.308 d’entre eux, mais seuls 1.293 ont effectivement été transférés, soit un taux de transfert de 9 %. Ce taux reste stable au premier semestre 2017, mais le nombre de procédures Dublin augmente fortement : 21.404 demandeurs en ont fait l’objet, pour seulement 1.248 transferts. Ces faibles performances reflètent les stratégies d’évitement des demandeurs évoquées précédemment, mais aussi la difficulté politique de transférer des migrants vers des pays dont le système d’asile est fortement sous tension.

C. DES PROBLÉMATIQUES AIGÜES OUTRE-MER

La question migratoire n’est pas un défi propre à la métropole : certaines régions de l’outre-mer français connaissent des phénomènes migratoires de grande ampleur, qui outrepassent largement les capacités d’absorption des services publics et sont à l’origine de graves tensions sociales.

1. Mayotte

Mayotte connaît une très forte tension migratoire provenant essentiellement de l’île comorienne d’Anjouan. Les migrants arrivent sur des embarcations de fortune dont environ la moitié sont interceptées par les forces de l’ordre. Ils sont alors transférés vers l’un des deux centres de rétention administrative de l’île avant d’être reconduits dans les Comores.

En règle générale, ils ne demandent pas l’asile. 17.943 étrangers en situation irrégulière ont ainsi été éloignés de Mayotte en 2016. Cependant, on estime que 50.000 irréguliers se trouvent encore à Mayotte, ce qui représente près du quart de la population de l’île. Les autorités mettent l’accent sur la lutte contre l’immigration illégale, qui repose en particulier sur une surveillance renforcée des approches maritimes, notamment grâce au renfort des moyens radars.

2. La Guyane

Depuis longtemps confrontée à une immigration irrégulière en provenance du Brésil et du Surinam, la Guyane connaît depuis trois ans une forte augmentation de la demande d’asile : celle-ci est passée de 1.700 demandes en 2014 à plus de 5.000 en 2016. Cela tient principalement à l’explosion de la demande d’asile haïtienne, qui se solde très rarement par l’octroi d’une protection (taux de protection inférieur à 4 %). Ces ressortissants haïtiens migrent essentiellement pour des raisons économiques et sociales ; ils atteignent la Guyane en passant par le Brésil ou le Surinam.

Cette situation suscite de multiples troubles à l’ordre public (saturation des hôpitaux, saturation de La Poste pour ouvrir des comptes bancaires, occupations de l’espace public). L’OFPRA a ouvert un bureau à Cayenne pour accélérer le traitement des demandes, au plus près du terrain. Néanmoins la proportion d’étrangers en situation irrégulière sur le territoire s’est très fortement accrue, et le contrôle des frontières constitue un défi dans cet environnement de jungle.

Lire la suite ici : N° 275 tome VII – Avis de M. Pierre-Henri Dumont sur le projet de loi de finances pour 2018 (n°235). – XVe législature – Assemblée nationale

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