Comment les grands patrons s’emparent des médias
Dans « Médias, les nouveaux empires », les journalistes Amaury de Rochegonde et Richard Sénéjoux, enquêtent sur ces milliardaires qui se partagent aujourd’hui presse, télé et radio. Extraits.
C’est Arnaud Montebourg qui s’en prend à Vincent Bolloré, sans le nommer, lors du deuxième débat de la primaire de la gauche, en rappelant que l’actionnaire d’iTélé « est allé jusqu’à détruire son outil de travail pour empêcher le pluralisme », référence aux 31 jours de grève et au départ de près de 100 journalistes. C’est Marine Le Pen qui se prend de bec avec Jean-Jacques Bourdin. « Vous croyez qu’avec mon portable, je reçois des ordres de Monsieur Drahi ? demande le journaliste. Franchement ? » – « Oui, je crois que les gens qui sont propriétaires des journaux et des radios ont une influence sur la la ligne éditoriale ». C’est Benoît Hamon qui veut imposer une loi anti-concentration car « ce contre-pouvoir des médias – fondamental dans toute démocratie – suppose que la qualité de l’information ne soit l’objet d’aucun soupçon ». Bref, la question de l’actionnariat des médias s’est invitée dans la campagne.
En très peu de temps, le paysage a subi une mutation technologique et capitalistique. Aujourd’hui, la quasi totalité des médias se répartit entre huit milliardaires dont le point commun est d’avoir bien d’autres activités : BTP, télécoms, luxe … Certains sont là par héritage comme Arnaud Lagardère ou Martin Bouygues; d’autres, par choix comme Xavier Niel (coactionnaire avec Matthieu Pigasse et Pierre Bergé de « L’Obs ») ou Patrick Drahi. Qui sont-ils ? Pourquoi ont-ils jeté leur dévolu sur ces outils d’influence ? Comment leurs rédactions traitent-elles des sujets qui les fâchent ? De l’actualité de leurs concurrents ?
Amaury de Rochegonde et Richard Sénéjoux, respectivement journalistes à « Stratégies » et à « Télérama » livrent une enquête intitulée « Médias, les nouveaux empires ». Bonnes feuilles.
(ROMUALD MEIGNEUX/SIPA)
Serge Dassault
Serge Dassault est propriétaire du Groupe Le Figaro
Quelle relation entretient l’avionneur-patron de presse avec le pouvoir socialiste ? (…) certaines personnalités des gouvernements de François Hollande ont droit à plus d’égard que d’autres, voire à un soutien manifeste. Ce 10 septembre 2012, l’ancien maire d’Évry, Manuel Valls, fraîchement nommé ministre de l’Intérieur, inaugure par exemple la 64e foire de Corbeil-Essonnes en compagnie de Serge Dassault, ancien édile de la ville et parlementaire UMP de l’Essonne. « Je veux dire un mot à Manuel, lance alors au micro le vieux sénateur. Pour moi, pour vous, la sécurité n’est ni de gauche ni de droite. Et je dois vous dire que nous sommes très heureux de son action. C’est pour ça qu’il a l’appui d’un journal bien connu. Mais s’il fait des bêtises, on en reparle. Actuellement, c’est très bien. Pour les Roms et tous les autres, c’est formidable. Donc bravo Manuel, continue ! » Le ministre lève les yeux au ciel, rit de façon un peu gênée et se cache le visage dans les mains. Le voilà prévenu : comme Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, Manuel Valls ne sera pas la cible des principales attaques du Figaro. Mais il ne doit pas faire de « bêtises ».
Michel Lucas
Michel Lucas, ancien patron du Groupe Crédit Mutuel-CIC, a créé un pôle de presse régionale : « Les dernières nouvelles d’Alsace », « L’Est républicain », « Le Progrès », « Le Dauphiné libéré »…
Michel Lucas sait aussi jouer du rapport de forces quand une information extérieure lui déplaît. Le 6 mai 2009, le quotidien « Les Échos », qui a osé écrire qu’il était en 2008 « le dirigeant de banque le mieux payé de France », avec 1,37 million d’euros de rémunération, l’a appris à ses dépens. Malgré un rectificatif contesté en interne, et publié le lendemain, qui dénonçait l’intégration de sa part variable dans son salaire fixe, le patron décide de supprimer les 1 200 abonnements de son entreprise au quotidien économique et de retirer toutes les publicités du Crédit mutuel-CIC dans le groupe de presse de Bernard Arnault.
Martin Bouygues
Martin Bouygues est actionnaire du groupe TF1 (TF1, TMC, HD1…)
Ni Bouygues ni son groupe audiovisuel n’auront à se plaindre du mandat de François Hollande. Au contraire. Sur l’ensemble du quinquennat, on peut même parler d’une certaine bienveillance des gouvernements Ayrault et Valls. Outre l’appui à l’offre de Bouygues sur SFR en 2014 (…) l’entrée (manquée) de Bouygues au capital d’Orange n’a pu être envisagée qu’avec la bénédiction du gouvernement et de l’Élysée. Jusqu’à sa volte-face de fin 2016, François Hollande souhaitait notamment s’appuyer sur cet axe TF1-LCI en vue de la présidentielle. Manuel Valls, sur ce plan, se posait en héritier.
(ROMUALD MEIGNEUX/SIPA)
Vincent Bolloré
Vincent Bolloré est actionnaire de Canal+, C8, CNEWS, CNEWS Matin et d’Havas
Havas se révèle une arme à double tranchant. Le premier groupe publicitaire en France sert aussi, à l’occasion, à marquer son mécontentement envers telle ou telle puissance médiatique. C’est ce que nous a confié Gilles Van Kote, l’ancien directeur du Monde, qui affirme avoir fait face à un véritable « blocus » publicitaire de Havas pendant plusieurs mois.
En 2015, selon des données de l’organisme spécialisé Kantar, qui recense les annonces de publicité, les investissements publicitaires de Havas dans le groupe Le Monde ont en effet reculé de 14 %, soit 6 à 7 millions d’euros en net. La raison : un article d’une journaliste pigiste sur le port d’Abidjan, qui aurait fortement déplu à Vincent Bolloré. Un « papier normal » selon l’ancien directeur du journal, mais qui aurait eu le don d’énerver sensiblement l’homme d’affaires.
Bernard Arnault
Bernard Arnault est actionnaire des « Echos », du « Parisien-Aujourd’hui en France », Radio Classique …
Tristan Waleckx, reporter pour Complément d’enquête sur France 2, a fait l’expérience de la capacité du leader mondial du luxe à se protéger contre toute intrusion des journalistes dans son empire. En 2014, (…) (il) remonte ainsi jusqu’à la fabrication des sacs Vuitton en Roumanie et ses nombreux sous-traitants, qui lui permettent d’échapper à la législation française sur le travail, plus contraignante.
Mais voilà qu’à peine arrivé en Roumanie, le responsable de l’émission Benoît Duquesne (aujourd’hui décédé), l’appelle. Ce dernier a reçu un mail de Nicolas Bazire, le numéro deux de LVMH : « Je suis très étonné que votre journaliste soit en train de distribuer des liasses de billets pour acheter des témoignages », lit-il. Quelques jours plus tard, alors que Tristan Waleckx est encore en salle de montage, le même Duquesne revient vers lui : « Que faisais-tu le 29 janvier dernier ? Je viens d’avoir Arnault et Bazire, qui disent que ce jour-là, tu aurais essayé d’extorquer de l’argent auprès d’un détective privé et qu’ils ont des preuves. »
Par chance, le journaliste constate dans son agenda que ce 29 janvier, il était en tournage à l’Institut d’études politiques de Paris. Et pas à Bordeaux en train de recevoir de l’argent comme le prétendent ses accusateurs. LVMH va jusqu’à porter plainte pour tentative d’extorsion de fonds afin d’empêcher la diffusion du reportage, avant de se désister.
Xavier Niel
Xavier Niel est co-actionnaire du groupe « Le Monde », « L’Obs »…
Volontiers qualifié par la presse de patron « cool », d’ »entrepreneur visionnaire » « rebelle » voire « libertaire », Xavier Niel se présente ainsi sous un tout autre jour au plus fort de ses batailles.
En janvier 2013, la publication d’une série de six articles intitulés « Les secrets bien gardés de Xavier Niel » vaut aussi à Edwy Plenel, directeur de la publication, de découvrir une facette du personnage : « Dieu sait si nous avons sorti des enquêtes à Mediapart. Nous avons eu 160 procédures judiciaires, et nous n’en avons perdu que trois. Le seul épisode de pression violente que j’ai eu, c’est notre enquête sur Xavier Niel. La seule personne qui m’a assailli de questions au téléphone, qui m’a dit « je vous enregistre », c’est lui »
Pensait-il pouvoir bénéficier d’un traitement de faveur compte tenu d’un apport initial de 200.000 euros dans le site en 2008 ?
(CHAMUSSY/SIPA)
Patric Drahi
Patrick Drahi est actionnaire de « Libération », de « L’Express », BFMTV, RMC….
« Mon aventure dans la presse, elle est totalement anecdotique, expliquait-il le 27 mai 2015 lors d’une audition devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale. Je vous raconte l’anecdote parce qu’elle est drôle. Lors d’un entretien avec une journaliste de “Libération”, la demoiselle me dit : “Mais monsieur Drahi, vous allez dépenser 14 milliards pour acheter SFR, nous chez ‘Libération’, on n’a besoin que de 14 millions pour nous sauver.” ça m’a laissé perplexe, je dois vous l’avouer. Et à l’issue de l’entretien, j’ai dit “prenons le dossier”, parce que si nous pouvions effectivement sauver un titre sans aucune conviction ni médiatique ni politique, pour un millième de l’argent investi dans SFR, je pense qu’on faisait quelque chose de bien. »
Belle histoire. Mais insuffisante pour expliquer l’incursion du milliardaire dans la presse. La réalité est plus prosaïque. C’est plutôt à la faveur d’une rencontre avec François Hollande pour parler câble et télécoms que tout s’est joué. Patrick Drahi a vu que le président se souciait de l’avenir du quotidien en grande difficulté financière. Sa capacité de réaction a fait le reste : « il a compris qu’on apprécierait [son aide] », raconte un observateur. Lui a alors apprécié qu’on lui laisse les coudées franches pour la reprise de SFR, les possibles enquêtes fiscales ne devenant alors qu’un lointain souvenir. Emmanuel Macron a alors rejoint le ministre de l’Économie et des Finances, à Bercy, où une enquête a été ouverte par son prédécesseur sur la résidence fiscale de Patrick Drahi en mai 2014.
Note des auteurs :
Salariés dans les rédactions de Stratégies (SFR Media) et de Télérama (groupe Le Monde), Amaury de Rochegonde et Richard Sénéjoux tiennent à préciser qu’ils n’ont pas travaillé sur leur groupe respectif afin d’éviter tout conflit d’intérêt. Les pages concernant Xavier Niel et le groupe Le Monde ont été écrites par Amaury de Rochegonde ; celles concernant Patrick Drahi et SFR Media l’ont été par Richard Sénéjoux.
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