Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue.
«Il y a une addiction française à la dépense publique (…). Comme toute addiction, elle nécessitera de la volonté et du courage pour s’en désintoxiquer», déclarait le premier ministre Édouard Philippe lors de son discours de politique générale. Il faisait écho au ministre de l’économie Bruno Le Maire, lequel affirmait quelques jours auparavant «Depuis 30 ans, la France est droguée aux dépenses publiques. Oui, il faut les réduire: c’est une question de souveraineté nationale».
On se demande bien en quoi le fait de tout faire pour respecter des «critères de convergence» arbitraires tel celui des 3 % de déficit imposé par l’appartenance à l’Union européenne ( quand il ne s’agit pas de «faire des réformes pour regagner la confiance de l’Allemagne» ) au détriment du bon fonctionnement de nos administrations et de la pérennité de nos services publics serait bon pour la souveraineté nationale. Ne serait-ce pas précisément l’inverse?
En réalité, tout cela ne sert qu’à introduire la batterie de mesures austéritaires qui seront annoncées en septembre lors de la présentation du projet de Loi de finances 2018. La Cour des comptes les a rendu plus inévitables encore avec la publication de son rapport «accablant» du 29 juin mais elles seraient intervenues quoiqu’il arrive pour satisfaire Bruxelles. Passons donc sur cette aberration qui consiste à affirmer que la souveraineté nationale consiste à chérir le carcan supranational.
Car une autre erreur se trouve à l’origine des allégations d’Édouard Philippe et de Bruno Le Maire. Une erreur commune, qui consiste à considérer que la France dépense trop non seulement au regard de ses engagements européens, mais aussi «en général» puisque ses dépenses publiques représentent 56 % de son PIB. Il est vrai que ce pourcentage semble élevé comparé à une moyenne de 48,5 % pour la zone euro et de 47 % seulement si on raisonne à l’échelle de l’Union. Aussi est-il de bon ton de faire l’effrayé, et de feindre de croire que 56 % de Produit intérieur brut français est dépensé par le secteur public pour ne laisser que 44 % de la richesse nationale au privé.
Oui mais voilà: c’est faux. On s’en rendrait aisément compte si l’on utilisait les mêmes modalités de calcul pour rechercher le montant des dépenses privées rapportées au PIB. Certes on ne le fait que rarement. Mais l’économiste atterré Christophe Ramaux s’y est essayé, et a trouvé un pourcentage de dépenses privées s’élevant à 260 % du PIB! On comprend immédiatement qu’un tel montant ne peut correspondre à une fraction du produit intérieur brut: ce serait totalement absurde. Et c’est exactement la même chose pour la dépense publique. Les 56 % de dépenses publiques ne sont pas une part du PIB. Le calcul du ratio dépenses publiques/PIB relève d’une convention et sert essentiellement à comparer entre eux les différents pays.
Il faut d’ailleurs rappeler que la convention de calcul qui permet d’obtenir les fameux 56 % comptabilise comme dépenses publiques des dépenses qui «irriguent» en quelque sorte la dépense privée. Bien sûr les traitements des fonctionnaires leur sont d’abord payés. Il s’agit donc bien une dépense publique. Mais ils sont ensuite dépensés, notamment auprès du secteur privé puisque les agents du public son aussi, bien sûr, des consommateurs. Il en va de même pour les prestations sociales que touchent les ménages. Cette manne financière soutient leurs dépenses privées. Les administrations, enfin, passent des commandes et des marchés – de sous-traitance par exemple – auprès du secteur privé.
A ce stade, l’objection semble aisée. Le montant des dépenses publiques en France est bien supérieur à celui des États-Unis (où il se situe à 37 % du PIB environ) ou à celui certains grands pays d’Europe comme l’Allemagne (où il est d’environ 44 % du PIB). Pour autant, la réponse est aisée elle aussi. Ces différences tiennent à des niveaux de «socialisation des dépenses» différents dans chacun de ces trois pays. Or tout ce qui n’est pas «socialisé» (ce qui n’est pas assuré par le secteur public) est financé d’une autre manière… au détriment parfois de l’efficacité sociale!
L’exemple des dépenses de santé est à cet égard frappant. Aux États-Unis les individus paient beaucoup plus cher qu’en France pour se soigner. Les dépenses de santé y atteignent 16 % du PIB – c’est le record du monde – contre 11 % pour la France. La part du financement public y est inférieure et celle des coûts supportés par les individus bien supérieure. En revanche l’efficacité est moindre: l’espérance de vie est inférieure en Amérique à ce qu’elle est en France et la mortalité infantile est presque deux fois plus élevée.
Le cas de à l’Allemagne est encore différent. L’économiste Olivier Passet explique ici le rôle majeur qu’y jouent les Églises dans le domaine de la santé. «Le réseau hospitalier des Églises représente environ 30% de la capacité hospitalière du pays, le personnel employé dans ce domaine dépasse le million. Les organisations confessionnelles participent aussi à la formation, assurent la préparation aux diplômes d’État dans les professions de santé par exemple» détaille l’analyste avant de conclure que «le système est inimitable pour la France».
On n’essaiera donc pas de l’imiter. En revanche, on peut désormais comparer. C’est bien à cela que sert le ratio dépense publiques / PIB: à donner un indice du type de société auquel on à affaire, des grands choix qui y ont été faits, des modalités de fonctionnement des différentes économies. En aucune façon à mesurer la part de la richesse nationale qui «partirait» en dépenses publiques.
Ainsi la France n’est-elle pas spécialement «droguée aux dépenses publiques» puisque cette affirmation n’a pas de sens. Au demeurant, il faut savoir que l’un des postes qui coûte le plus cher à l’État français est celui de l’indemnisation du chômage (2 % du PIB). Il y aurait moins de chômage, il y aurait à la fois moins de dépenses et davantage de cotisants.
Hélas, ce n’est pas en rajoutant sans cesse de la rigueur à la rigueur et en cédant à une forme aiguë «d’addiction à l’austérité» qu’Édouard Philippe et Bruno Le Maire le feront baisser.