Etude des sécheresses européennes depuis 1600

Frank Bosse et Nic Lewis

Article publié le 21 février en anglais sur le site de Judith Curry (traduit par la rédaction de l’ACR)


Un article publié le 8 février 2023 par M. B. Freund et al (nommé MBF23 dans la suite de ce texte) par la revue Nature communication earth and environment étudie la variabilité des événements de sécheresse estivale depuis 1600. Les chercheurs ont utilisé la méthode des « analyses isotopiques stables C13/O18 » puis recalculé l’indice de « précipitation-évapotranspiration » (SPEI ) de l’an 1600 à nos jours.

L’article utilise un réseau multi proxy sur de grandes parties de l’Europe (voir la Fig. 1 de MBF23) pour reconstruire l’historique des sécheresses estivales sur une période historique plus longue. Il trouve des résultats intéressants sur la dépendance de ces événements au volcanisme et au forçage solaire.

Le titre de l’article (« Les isotopes européens des cernes indiquent un hydroclimat récent inhabituel »), ainsi que cette assertion que l’on trouve dans son résumé (« Nous montrons que la récente sécheresse estivale européenne (2015-2018) est très inhabituelle dans un contexte multi séculaire ») suggèrent des sécheresses dans la période récente qui ne s’inscrivent pas dans la variabilité naturelle.

Nous avons cherché à savoir dans quelle mesure ces conclusions sont justifiées.

Grâce aux auteurs, les données annuelles de reconstruction de l’indice SPEI utilisées sont disponibles, nous avons donc pu effectuer des calculs pour vérifier ces affirmations.

Une première « confirmation » apparente du titre principal de l’article apparaît à la figure 3a dans l’article MBH23 :

Fig.1 : Une reproduction de la Fig. 3a de MBH23. Moyenne européenne annuelle des données SPEI en bleu/rouge, la sortie du filtre passe-bas est indiquée en noir [NDT Un filtre passe-bas est un filtre qui laisse passer les basses fréquences et qui atténue les hautes fréquences].

La ligne noire sur cette figure montre l’effet de l’application d’un lissage passe-bas sur 13 ans, elle se rapporte donc au passé récent. En effet, après 2010, le filtre Chebyshev de 13 ans utilisé montre une baisse « spectaculaire » de l’indice de précipitations jusqu’à un niveau bien plus faible qu’à tout autre moment de la période de reconstruction 1600-2018. Cependant on trouve également des périodes sèches, avant 1950, année de l’apparition du SPEI classique (marqué SPEI) ou avant 1880 (marqué en gris foncé sur la Fig.1). Et pourtant, le filtre passe-bas n’a pas réagi de la manière dont il a réagi après 2010.

La raison de ce comportement est assez simple : tous les filtres de lissage ont du mal avec le début et la fin d’un ensemble de données filtré. Ils estiment la sortie car il n’y a pas de précurseurs/successeurs dans les données brutes. Pour tester l’impact de ces propriétés, nous avons utilisé les mêmes données avec un filtre similaire (Loess) et avons fait une comparaison avec la Fig. 1 mais avons arrêté le filtrage en 1949 :

Fig. 2 : Fig.1, mais avec l’indice SPEI lissé se terminant en 1949.

Si l’article avait été écrit en 1950, il trouverait « un hydroclimat récent inhabituel », et en 2023 il trouve la même chose pour les conditions récentes en raison d’un problème de filtre. Le début de la période après 1600 apparaît également très inhabituellement humide pour la même raison.

Le creux à la fin de la Fig.3a de MBH23 n’est donc pas réel : c’est un artefact du filtrage.

Un simple filtrage par moyenne glissante qui, bien que n’ayant pas de sortie les premières années, est sans artefact, donne un lissage plus juste des fluctuations de la période 1600-2018 :

Fig. 3 : Données SPEI estivales (noir) filtrées avec une moyenne mobile (rouge). Le minimum historique de ce filtre est représenté par une ligne rouge discontinue. Des minimums clairs à voir dans les années 1870 et 1680 ainsi qu’à la fin de la période 1600-2018.

La figure 3 donne donc un résultat contraire à celui suggéré par le titre principal de l’article MBF23 : jusqu’en 2018 (le dernier point de données de l’ensemble dans MBF23), l’hydroclimat d’été européen récent n’était pas inhabituel, l’indice SPEI restant dans la fourchette de la variabilité naturelle.

Pour montrer que l’affirmation incluse dans le résumé (sécheresse estivale européenne (2015-2018) très inhabituelle) est erronée, nous avons examiné les données plus en profondeur et calculé ces moyennes sur 4 ans sur l’ensemble de la période.

Il s’avère que de nombreuses périodes sont marquées par une moyenne sur 4 ans des données SPEI plus négative que pendant la période 2015-2018, pour laquelle cette moyenne est de -0,273 :

Depuis 1900, il y a eu quatre périodes de ce type, toutes avant 1950 : 1947-1950 ; 1946-1949 ; 1945-1948 ; 1944-1947. La période avant 1950 (peu influencée par les forçages anthropiques) est en effet marquée par des étés très secs, dont l’article MBF23 ne dit pas un mot.

Avant 1900, on trouve aussi les périodes suivantes :

1892-1895 ; 1760-1763 ; 1759-1762 ; 1738-1741 ; 1688-1691.

La « sécheresse estivale européenne 2015-2018 n’est donc pas très inhabituelle dans un contexte multiséculaire », comme l’affirme faussement le résumé de l’article.

Pour conforter encore ce point, nous avons également examiné si les moyennes sur une période plus longue étaient « très inhabituelles ».

Il s’avère qu’une moyenne mobile sur 5 ans produit entre 1600 et 1950 (intervalle de temps principalement affectée par la variabilité naturelle), 10 périodes ayant des valeurs SPEI plus négatives que la période la plus récente jusqu’en 2018 ; une moyenne sur 10 ans donne 9 de ces périodes antérieures à 1951. Et une moyenne mobile sur 3 ans ne produit pas moins de 57 périodes antérieures à 1951 avec des valeurs SPEI plus négatives que celles de la période la plus récente.

En outre, nous avons examiné la variabilité des données annuelles après 1950 (période du SPEI « natif ») et avant cette année, la période de reconstruction de « l’hydroclimat européen » de l’article MBF23. Nous avons calculé les écarts-types (sigma) sur 21 ans des données annuelles (Fig.4) :

Fig. 4 : La variabilité des données SPEI annuelles. Les moyennes avant 1950 et après cette année sont indiquées par une ligne pointillée. Notez le saut.

La plus faible variabilité temporelle de la reconstruction jette quelques doutes quant à l’utilité de la reconstruction du SPEI 1600-1950 pour comparer les données SPEI natives les plus récentes avec les données de reconstruction historiques d’avant 1950. Il semble que la reconstruction, même si elle est par ailleurs valide, sous-estime considérablement la variabilité naturelle. Il s’agit d’un problème courant avec les reconstructions basées sur des proxys. Il en résulte que l’étendue des fluctuations au cours de l’ère SPEI instrumentale post-1950 est exagérée par rapport à la variabilité naturelle, de sorte que les fluctuations normales peuvent sembler inhabituelles.

Conclusion

MBF23 est un article très précieux lorsqu’il s’agit de décrire la variabilité des sécheresses estivales européennes depuis 1600. Cependant, ni son titre « Les isotopes des cernes européens indiquent un hydroclimat récent inhabituel » ni l’affirmation dans son résumé selon laquelle « les sécheresses estivales européennes récentes (2015-2018) sont très inhabituelles dans un contexte multiséculaire » ne sont justifiées par les données utilisées dans l’article.

La plus faible résolution temporelle et spatiale de la reconstruction avant 1950 par rapport au SPEI déterminé après 1950 jette un doute sur la pertinence de la comparaison de quelques années après 1950 aux valeurs historiques reconstruites.

MBF23 doit être corrigé et renommé car certaines conclusions clés, y compris l’affirmation principale dans son titre, ne sont pas étayées par une analyse statistique appropriée des valeurs SPEI produites par leur méthode de reconstruction.

Les récentes sécheresses, jusqu’en 2018 sont restées dans la plage de variabilité naturelle.

Source : Etude des sécheresses européennes depuis 1600

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