Georges Bernanos, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de PMO)

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Georges Bernanos
(1888-1948)

Mis en ligne par PMO sur leur site le 3 septembre 2020

Les maniaques du classement rangent Bernanos dans la case des « inclassables ». Ceux qui ont toujours refusé de sacrifier leur liberté de pensée et d’action aux idoles du Parti, de la Race, du Collectif ou de la Nation. Oui, vous avez bien lu : de la « Nation ». Lui, Bernanos, l’écrivain « de droite », dévot de surcroît, héraut de la France immortelle pendant la période catastrophique de 1939-1945 ? « On demande à voir », s’écrient les gendegauches. Alors voyons.

Né en 1888 dans une famille royaliste et catholique dont le père, tapissier-décorateur, fera fortune dans son domaine, Bernanos reçoit une éducation religieuse ample, dont il saura gré à ses parents : « Dans ma famille catholique et royaliste, j’ai toujours entendu parler très librement et souvent très sévèrement des royalistes et des catholiques. Je crois toujours qu’on ne saurait réellement “servir” – au sens traditionnel de ce mot magnifique – qu’en gardant vis-à-vis de ce qu’on sert une indépendance de jugement absolue. C’est la règle des fidélités sans conformisme, c’est-à-dire des fidélités vivantes » (« Autobiographie », in La révolte de l’esprit). Enfant, il écoute son père lire La libre parole, journal fondé en 1892 par Édouard Drumont. Auteur en 1896 de La France juive, journaliste et polémiste (il révèle le scandale de Panama), nationaliste, antiparlementaire et anti-dreyfusard, Drumont est à l’époque le représentant de l’antisémitisme populaire. La révolte du petit peuple travailleur contre les puissances de l’argent, cristallisée en haine du Juif, banquier et spéculateur. Il devient un maître à penser pour le jeune Bernanos, par sa détestation de l’esprit mercantile. Un maître dont l’écrivain, déjà reconnu, fera l’éloge dans son premier essai, La grande peur des bien-pensants (1931), critique de la déliquescence d’une nation livrée aux mains de la bourgeoisie conservatrice. Élève des Pères jésuites au Collège de la rue Vaugirard (où il croise un certain Charles de Gaulle), puis placé dans un collège de l’Artois (dont les paysages seront le décor de ses oeuvres romanesques), où son père a acquis une propriété dans laquelle la famille passe ses vacances, Bernanos s’engage avec passion à l’Action française et fait partie des Camelots du roi, groupe versé dans le folklore provocateur, le culte de Jeanne d’Arc et le coup de poing contre les étudiants de gauche.

« C’est tout vu », se hérissent (déjà) ceux qui ont (déjà) tout vu. Holà, pas si vite ! Rescapé des orages d’acier de la Grande Guerre, l’auteur, qui a par la suite constaté les turpitudes du peuple de l’« arrière », réserve ses imprécations aux bourgeois bigots, lâches et affairistes, liquidant la victoire en préparant la déroute. Sous le soleil de satan, en 1926 et le Journal d’un curé de campagne, en 1936, l’installent au sommet de la littérature française. Les revues de gauche (Marianne, Vendredi, le quotidien radical La République) applaudissent cet émule de Dostoïevski, dont les personnages de prêtres torturés traitent en profondeur la question du Mal et pourfendent l’abdication par l’Église de sa vocation envers les pauvres et les offensés. La presse catholique, corsetée par son moralisme étroit, s’offusque du terrible portrait des paroissiens que peint Bernanos. Quant à l’Action française, elle ignore désormais ce « renégat » qui en 1932 a eu le front de collaborer avec Le Figaro du fortuné François Coty, estimant à l’époque ce journal mieux placé pour relever la nation. Bernanos suit dès lors sa propre pente, celle d’un pamphlétaire de génie pour qui l’honneur, le risque de la pensée et l’héroïsme sont des valeurs cardinales, là où Maurras et les maurrassiens ne tardent pas à s’aligner avec la bourgeoisie conservatrice, cautionnant les dictatures et leurs massacres.

1935-1936 : l’Italie fasciste engage sa machine militaire pour écraser l’Éthiopie à coups d’ypérite (gaz moutarde) ; 1936 : les franquistes espagnols éradiquent, avec l’appui de l’Église, les « mal-pensants », témoignant d’une férocité sanguinaire ; 1938, à Munich : Daladier et Chamberlain, les représentants des deux nations phares de la chrétienté européenne, se couchent devant Hitler, lui laissant le champ libre pour envahir la Tchécoslovaquie. Moment de bascule pour Bernanos : la tradition de l’esprit capitule, au nom de la paix des démocraties, devant la violence totalitaire. 1938, c’est aussi l’heure du règlement de comptes avec l’Église, autour des charniers espagnols, dans Les grands cimetières sous la lune, pamphlet antifranquiste d’un ancien franquiste, rédigé depuis Palma de Majorque, pour lequel il sera inquiété.

Simone Weil, combattante de la colonne Durruti, a « vu », elle aussi. Notamment l’exécution d’un jeune phalangiste de 15 ans et de joyeuses fusillades de prêtres. Revenue du front d’Aragon, elle lit le livre de Bernanos et lui écrit. La philosophe, venue de l’extrême gauche, dit notamment dans une lettre que l’écrivain monarchiste conservera toujours dans son portefeuille : « Depuis que j’ai été en Espagne, que j’entends, que je lis toutes sortes de considérations sur l’Espagne, je ne puis citer personne, hors vous seul, qui à ma connaissance, ait baigné dans l’atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de Drumont – que m’importe ? Vous m’êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades de milices d’Aragon – ces camarades que, pourtant, j’aimais. »

C’est que Bernanos reste fidèle, par-delà les partis, à quelques principes, dont le désir de vérité et l’amour du peuple (« ce n’est pas la misère ou l’ignorance du peuple qui m’attire, dit-il, c’est sa noblesse »), conjugués au dégoût de l’égalitarisme démocratique, faux nez, selon lui, de l’avilissement de la conscience. Les accords de Munich manifestent une telle dégradation spirituelle, prélude aux défaites armées et aux armistices et à la décomposition de la nation. Car les « Vieux », qui s’étaient engouffrés après 1918 dans la porte ouverte par la victoire, guettent désormais la moindre humiliation pour prendre les commandes du pays. Dès 1938, l’affaire est entendue pour Bernanos : la France s’engage dans la voie de la déroute. L’écrivain fuit alors cette ambiance de déshonneur pour rejoindre un vieux rêve : celui d’une existence de fermier en Amérique du Sud.

Il cherche d’abord à s’installer au Paraguay puis, après quelques vicissitudes, ses amis brésiliens lui octroient une ferme, au lieu-dit Cruz das Almas (La Croix-des-Âmes), à mi-chemin entre Rio et Belo Horizonte. C’est là que pendant six ans (les années 1944-1945 le voient habiter de plus en plus à Rio), Bernanos va cuver la honte de Munich et, animé par l’esprit de la chevalerie chrétienne, se lancer dans le combat pour la Résistance. L’appel du 18 juin 1940 résonne comme un sursaut de la tradition révolutionnaire française. La Révolution, ce mot sacré, a été profanée par le vieux Pétain et son administration. Immédiatement, Bernanos voit en de Gaulle, son ancien condisciple et coreligionnaire, l’homme d’une vocation non seulement nationale mais universelle (le sens même du mot grec katolikos) ; l’homme d’une révolution décisive : « La souveraine grandeur historique de la vocation du général de Gaulle – qu’il s’en soit rendu clairement compte ou non –, c’est d’avoir jeté bas, d’un seul coup, une maison où la France ne pouvait plus vivre, et qui l’aurait tôt ou tard ensevelie sous ses décombres […] Dépouiller d’un seul coup de leur prestige des élites dégradées me paraît beaucoup plus grave que de couper des têtes, et, d’ailleurs, lorsque les prestiges sont tombés, tôt ou tard les têtes tombent aussi. » (« Je crois à la révolution », novembre 1944, in La révolte de l’esprit).

Dès lors, chaque matin et chaque après-midi, les villageois de la petite ville de Barbacena voient surgir, sur son cheval, Seu Jorge (Monsieur Georges) qui, après avoir attaché sa monture à la façade du Bar colonial, se met à écrire et remanier ses textes sur des cahiers d’écolier. La Lettre aux Anglais (écrite entre 1940 et 1941, année de l’avancée de l’Allemagne et du Japon, à l’instigation d’universitaires de la Dublin Review), le recueil du Chemin de la Croix-des-Âmes et La révolte de l’esprit, puis La France contre les robots, en attendant, à son retour en France, le recueil de conférences données après la Libération publié sous le titre La liberté, pour quoi faire ?, sont les livres majeurs de cette période. Des ouvrages indispensables pour notre bibliothèque. Le pamphlétaire y fustige les démocraties marchandes qui, pour protéger une prétendue paix, ont dépouillé leur peuple de tout esprit d’initiative. Il leur oppose l’héritage de 89, autrement dit la tradition de la pensée libre, celle de Descartes, de Montaigne, de Rousseau. C’est cela, la France libre : un peuple moins composé d’« honnêtes gens » ou d’ « honnêtes citoyens » que d’« honnêtes hommes » ; ceux qui savent courir le risque de juger, ceux qui, en remplissant les devoirs de leur profession, charge ou rang, cherchent « non pas la solution de problèmes particuliers, mais à se faire l’idée la plus claire possible des problèmes généraux qui se posent à tout esprit libre ». Ceux-là sont les adversaires les plus résolus de l’étroitesse des techniciens, des experts, tout autant que de la fatuité des intellectuels de profession, derrière qui se dissimulent le plus souvent, selon Bernanos, de parfaits imbéciles. Au nom d’une telle aristocratie de l’esprit, qui n’a que faire des classes sociales (« je connais un très grand nombre d’ouvriers français qui appartiennent, en ce sens, à l’aristocratie de l’esprit », « Pour José Fernando Carneiro », fin 1944), Bernanos attaque le problème essentiel de la civilisation de la force, à l’oeuvre dans le fascisme italien, le nazisme, le communisme mais encore dans la société de consommation venue des États-Unis : elle habitue l’homme à déléguer sa liberté à des mécanismes (matériels – robots, armement, usine, et immatériels – le système électoral, la propagande, le marché, la réalisation du socialisme sous l’effet de la croissance de la production), de sorte qu’il finit par « se renoncer » en eux. L’expérience de la mobilisation totale est celle des moyens renversés en fin, qui font passer le carburant humain à leur service, après avoir réduit les individus conscients à l’état de masses inertes. Livré à sa pente déclinante, parce qu’il ne vise précisément que la puissance, le monde des machines se concilie une humanité dégradée, qui a cessé tout effort pour demeurer à la hauteur de sa vocation spirituelle, sans même parler de la transcender. La voix de Bernanos tonne : il n’y aura pas de reconstruction de la civilisation sans les caractères humains capables de la soutenir. Mais le culte moderne de la quantité, du nombre, élimine les éclats spirituels comme des résidus anormaux. L’échantillon moyen de l’espèce devient le spécialiste, standard et conforme. Plus il se veut libre, plus il se fond dans la masse. Car ce qu’il désire au plus haut point, c’est de n’avoir pas moins que le voisin. Être non pas son égal, mais son pareil. Esclave sans doute, mais de bon gré, tant que personne ne le serait moins que lui-même.

Si la civilisation, c’est l’homme civilisé, chair, os et esprit, alors l’ère de la Technique, parce qu’elle est avant tout une machination contre la vie intérieure de l’individu, est le signe d’un processus de décomposition. Bernanos le martèle dans La France contre les robots, son dernier texte rédigé au Brésil, et notre bréviaire anti-industriel. Devant une telle acuité dans le jugement, face à des prémonitions couchées sur papier avec un tel feu, on se voit réduit à citer.

« Les régimes jadis opposés par l’idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique. Le dernier des imbéciles, en effet, peut comprendre que les techniques des gouvernements en guerre ne diffèrent que par de négligeables particularités, justifiées par les habitudes, les moeurs. Il s’agit toujours d’assurer la mobilisation totale pour la guerre totale, en attendant la mobilisation totale pour la paix totale. Un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté ».

Encore : « Le jour n’est pas loin peut-être où il nous semblera aussi naturel de laisser notre clef dans la serrure, afin que la police puisse entrer chez nous nuit et jour, que d’ouvrir notre portefeuille à toute réquisition. Et lorsque l’État jugera plus pratique, afin d’épargner le temps de ses innombrables contrôleurs, de nous imposer une marque extérieure, pourquoi hésiterionsnous à nous laisser marquer au fer, à la joue ou à la fesse, comme le bétail ? » Plus loin : « l’État Technique n’aura demain qu’un seul ennemi : “l’homme qui ne fait pas comme tout le monde” – ou encore : “l’homme qui a du temps à perdre” – ou plus simplement si vous voulez : “l’homme qui croit à autre chose qu’à la Technique” ».

Et ainsi de suite. L’intellectuel de profession montrerait sans doute que tout le Ellul de la trilogie sur la technique (La technique ou l’enjeu du siècle, 1954 ; Le système technicien, 1977 ; Le bluff technologique, 1988) se trouve en germe dans le texte bernanosien. Lui et bien d’autres.

Mais admirons plutôt la constance de celui que de Gaulle exhorte, à la fin de la guerre, à revenir en France. De 1946 à 1948, au lieu d’accepter un poste de ministre, Bernanos livre des conférences et s’attelle à en recomposer les textes pour publier un nouveau recueil de combat. C’est que le Mal a franchi un palier supérieur avec l’explosion de la bombe atomique. Détruite depuis belle lurette dans les consciences, la civilisation vient de voler matériellement en éclats. Là où le catholique Teilhard de Chardin, chantre technoscientifique de la conscience planétaire, s’échauffe en comparant la bombe à l’enveloppement de la matière par le divin, Bernanos voit peser sur l’homme démocratique la double menace de la folie et de l’impuissance. Débarrassé du faix de la responsabilité de ses actes, bercé par le déterminisme des choses et les promesses d’abondance au sein du monde « libre », le citoyen européen revêt le masque hagard d’une bête prise au piège mais n’imaginant plus rien en dehors de sa cage. À ce point, il ne serait plus défendu d’imaginer une civilisation privée de force spirituelle et « stabilisée au point le plus bas » (« L’esprit européen et le monde des machines », in La liberté, pour quoi faire ?) Une civilisation où, réellement, selon le mot de Lénine, ce penseur de l’Organisation et de la Machine, l’homme moyen en serait réduit à se demander : la liberté, pour quoi faire ? Face à cette liquidation, tout le sens du christianisme de Bernanos, analogue en cela à celui de Simone Weil, consiste à maintenir vive la source de la liberté européenne, exemplifiée dans la figure du Christ, faisant primer les devoirs sur les droits. « Le christianisme divinise l’homme. Il n’en faut pas moins pour équilibrer, en quelque mesure, l’énorme avantage dont dispose la Collectivité sur la Personne. Qui ne se réclame que de l’Ordre humain tombera tôt ou tard sous la loi d’airain de la Cité géante » (Lettre aux Anglais).

Profession de foi réactionnaire dans une Europe déchristianisée, progressiste, poussée à toute vapeur vers l’avenir ? Encore une fois, pas si vite. Le réactionnaire n’est-il pas celui qui, aujourd’hui encore, fût-il libéral, marxiste ou écosocialiste, prétend poursuivre une expérience vieille de deux cents ans, en s’appuyant sur la même mécanique, quitte à l’aménager aux marges ou à la faire tourner par des moyens plus ou moins participatifs ? Dans toute son oeuvre, Bernanos n’a cessé de châtier les « Vieux », l’esprit de vieillesse dont les pétainistes, ces techniciens de la destruction spirituelle de la France, étaient la parfaite incarnation. Règne du profit, du nombre, de l’efficacité ; lorsque le pouvoir des Vieux s’est généralisé à ce point, c’en est fait de l’esprit de jeunesse, celui du courage, de l’honneur, de la liberté ennemie de tous les conformismes. Mais une fois que l’on a perçu l’issue de secours, celle du refus de la tyrannie des moyens, on ne peut qu’espérer en elle. Espérer, ou surmonter le désespoir. Bernanos le chrétien ne pouvait pas désespérer des hommes, et d’abord de l’esprit d’enfance. Ces enfants de France qu’il exhortait en 1943 à mépriser les collaborateurs, en toute innocence et partout, de la rue au confessionnal, en passant par l’école et la table familiale. Ces enfants, pas encore comptables des errements de leurs aînés, auxquels il opposait les gens sérieux « qui ont choisi d’être stériles, par crainte d’embarras ultérieurs, ou de perte de temps. Perte de temps ! Ils ont perdu leur vie ». Les hommes économiques, les hommes techniques, les hommes politiques : tous ceux qui « n’ont pas voulu courir le risque de la sincérité, de la simplicité, de la grandeur », hommes-machines tombés dès lors « dans le médiocre sans comprendre que la plus extraordinaire, la plus hasardeuse, la plus fantastique entreprise, c’est encore de subsister en imbéciles dans un monde ruisselant de beauté » (« Noël à la maison de France », 1928).

Renaud Garcia
Été 2020

Lectures
Lettre aux Anglais, éditions Sillage, 2019.
La révolte de l’esprit. Écrits de combat, 1938-1945, Les Belles Lettres, 2017.
La liberté, pour quoi faire ?, Gallimard, 1995.
La France contre les robots, Le Castor astral, 2017.

Source : Georges Bernanos, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de PMO) | Les Amis de Bartleby

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