Inégalités mondiales : Le monde dans lequel nous vivons suit-il vraiment une courbe en cloche ?

Source : Jason Hickel,

Cela fait quelques années qu’une infographie convaincante circule sur les réseaux sociaux. Elle illustre une spectaculaire transition depuis un « monde à deux bosses » en 1975 vers un « monde à une bosse » aujourd’hui. Elle a été créée par Hans Rosling et Gapminder, puis reproduite et diffusée par Max Roser et Our World in Data [Our World in Data – Notre monde en données – est une publication scientifique en ligne qui s’empare, sur la base de données, de sujets comme la pauvreté, la faim, les risques de guerre, le changement climatique et les inégalités, NdT]. Jetez-y un coup d’œil :

Image étonnante. Dans son article sur l’inégalité, Roser utilise ce graphique pour conclure : « Les pays les plus pauvres ont rattrapé leur retard et les inégalités de revenus dans le monde ont diminué ». Hans Rosling est allé plus loin : « Il n’y a pas de fossé entre l’Occident et le reste, entre les pays développés et les pays en développement, entre les riches et les pauvres », écrit-il dans Factfulness, « Il n’y a pas sujet à controverse. Ces faits sont indiscutables ». Bill Gates, qui finance et Our World In Data et Gapminder, a utilisé le graphique pour faire écho à ce récit, déclarant que « le monde n’est plus séparé entre l’Occident et le reste ». Steven Pinker s’en est servi dans le même but dans son livre Enlightenment Now, saluant une « Grande Convergence ». Et Duncan Green a récemment écrit que les inégalités de revenus ne sont plus une question de clivage entre nations ou régions du monde, mais plutôt entre groupes sociaux au sein de la population mondiale considérée dans son ensemble.

Et c’est un fait, le graphique donne l’impression que tous les habitants de la planète sont fondamentalement dans la même gamme de revenus : que l’on soit en Europe, en Asie ou en Amérique (nord et sud), nous sommes tous dans la même courbe, avec une distribution normale et régulière [une distribution est dite « normale » ou « gaussienne » quand elle suit une loi de Gauss, avec une forme de courbe en cloche, symétrique et centrée sur sa moyenne, NdT]. Il est clair que la mondialisation a aboli l’ancien clivage colonial entre le Nord et le Sud et qu’elle a bien fonctionné en faveur de la majorité de la population mondiale. C’est vrai, non ?

Eh bien, non, pas tout à fait. En fait, ce qui se passe dans le monde réel est exactement le contraire.

A propos de ce graphique, nous devons garder à l’esprit plusieurs choses :

Tout d’abord, l’axe des X [horizontal, NdT] est sur une échelle logarithmique. Cela a pour effet de resserrer les revenus des riches dans le même espace visuel que les revenus des pauvres. Si l’échelle était linéaire, nous verrions qu’en réalité, la majeure partie de la population mondiale est resserrée tout à gauche, tandis qu’une longue « traîne de distribution » – les riches – s’élance vers la droite ; ce sont les gens du Nord, qui ont pratiquement tous un revenu qui dépasse 30 dollars par jour. La situation est effectivement bien différente.

Deuxièmement, les chiffres des revenus sont ajustés pour tenir compte de la PPA [Parité de pouvoir d’achat : méthode pour établir une comparaison entre pays du pouvoir d’achat des devises nationales, NdT]. Comparer les revenus des riches à ceux des pauvres en termes de PPA est problématique parce que l’on sait que les PPA surestiment le pouvoir d’achat des pauvres par rapport à celui des riches (essentiellement parce que les pauvres consomment une gamme de produits qui sont sous-représentés dans les calculs des PPA, ainsi que l’ont souligné des économistes comme Ha-Joon Chang et Sanjay Reddy). Cette approche peut fonctionner pour mesurer quelque chose comme la pauvreté ou l’accès à la consommation, mais l’utiliser pour évaluer la répartition des revenus générés par l’économie mondiale chaque année n’a aucun sens. Il faudrait pour cela travailler en dollars constants.

Troisièmement, les pays pris en compte dans ce graphique sont regroupés par région du monde: Europe, Asie et Pacifique, Amérique du Nord et du Sud, Afrique. Le problème de ce regroupement est qu’il ne nous précise rien quand au « Nord et au Sud ». Ainsi les pays « du Nord » comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon font partie de l’Asie et du Pacifique, tandis que les Amériques comprennent les États-Unis et le Canada, mais aussi Haïti et Belize. Afin de savoir si la fracture Nord-Sud est toujours d’actualité, il nous faut un regroupement plus pertinent.

Que se passe-t-il donc si nous traitons les données différemment ? Répartir les pays du monde entre le Sud mondial et le Nord mondial, utiliser le dollar constant au lieu de la PPA, et présenter tout cela sur un axe linéaire plutôt que logarithmique. Voilà à quoi ça ressemble. La taille des cercles représente la population et l’axe des x le revenu moyen (graphique développé par Huzaifa Zoomkawala ; cliquez pour plus de détails) :

Et là, tout d’un coup, l’histoire change du tout au tout. Nous constatons que si le revenu par habitant a effectivement augmenté dans les pays du Sud, c’est dans les pays du Nord que la croissance mondiale a généré la plus grande partie des augmentations de revenus depuis 1960. En conséquence, l’écart de revenu entre la classe moyenne du Nord et celle du Sud a presque quadruplé, passant de 9 000 $ en 1960 à 35 000 $ aujourd’hui.

En d’autres termes, il n’y a pas eu de « rattrapage », pas de « convergence ». Au contraire, ce qu’il se passe, c’est une forte divergence.

Cela ne veut pas dire que Rosling a tort et que les graphiques en courbes de Roser sont complètement faux. Ils nous disent des choses importantes sur la façon dont la démographie mondiale a changé. Mais ils ne peuvent certainement pas être utilisés pour en déduire que les pays pauvres auraient « rattrapé leur retard », ou que la fracture Nord-Sud n’existe plus, ou encore que les inégalité de revenus entre nations n’ont plus aucune importance. En fait, c’est justement le contraire.

Pourquoi cela se passe-t-il ainsi ? Parce que, comme je l’explique dans The Divide, l’économie mondiale a été organisée pour faciliter l’accès du Nord à une main-d’œuvre bon marché, aux matières premières et aux marchés captifs du Sud – aujourd’hui tout autant que pendant la période coloniale. Bien sûr, certaines choses importantes ont de toute évidence changé. Mais les pays du Nord contrôlent encore un nombre de droits de vote complètement disproportionné à la Banque mondiale et au FMI, les institutions qui définissent les règles de l’économie mondiale. Ils détiennent un pouvoir de négociation excessif au sein de l’Organisation mondiale du commerce. Par le moyen de la dette, ils contrôlent la politique économique des pays les plus pauvres. Ils ont le contrôle de la plupart des paradis fiscaux du monde, ce qui permet aux multinationales d’aspirer les bénéfices du Sud en dehors de toute taxation. Ils continuent de pouvoir renverser les gouvernements étrangers dont ils n’aiment pas les politiques économiques et d’occuper les pays qu’ils considèrent comme stratégiques sur le plan des ressources et de la géographie.

Ces déséquilibres géopolitiques entre puissances alimentent et reproduisent une fracture mondiale entre les classes qui s’est aggravée depuis la fin du colonialisme. Cette injustice est opportunément occultée par le graphique en cloche à une seule bosse, qui nous propose une histoire à l’eau de rose qui est illusoire quant à ce qu’il s’est passé au cours des cinquante dernières années.

Source : Jason Hickel, 17-03-2019

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 

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