Jacques Ellul et l’islam

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De la prise du pouvoir en Iran par Khomeyni en 1979 jusqu’à sa propre mort en 1994, Jacques Ellul n’a cessé d’alerter contre la montée en puissance d’un islam intégriste, totalitaire et conquérant.

Voici une dizaine d’extraits représentatifs de sa critique, soigneusement passée sous silence par la plupart des elluliens, pourtant indissociable d’une vie de combat pour la liberté et contre toutes les formes du totalitarisme, qu’il soit technologique, politique ou religieux.

1. Religion et terrorisme
(article paru dans Sud-Ouest, le 21 octobre 1979)

2. Les Chrétientés d’Orient entre jihad et dhimmitude : VIIe-XXe siècle
(préface au livre de Bat Ye’or, 1983)

3. La Subversion du christianisme (1984)
Chapitre v : “ L’influence de l’islam”

4. Ce que je crois (1987, extrait)

5. Le Bluff technologique (1988, extraits)

6. France, terre d’asile
(article paru dans Sud-Ouest, le 3 octobre 1988)

7. Non à l’intronisation de l’islam en France
(article paru dans l’hebdomadaire Réforme le 15 juillet 1989)

8. Réflexion sur l’islam intégriste
(article paru dans  Information juive en juin 1990

9. Les Trois Piliers du conformisme
(introduction, vers 1991, d’Islam et judéo-christianisme, publication posthume)

10. Rôle de la communication dans une société pluriculturelle
(article paru dans Lucien Sfez (éd.),
Dictionnaire critique de la communication, PUF, 1993)

 


 

Jacques Ellul

Religion et terrorisme
(Article paru dans Sud-Ouest, le 21 octobre 1979)

Ce qui se passe en Iran provoque un vague scandale dans notre bon peuple et surtout parmi les intellectuels. Un scandale et un sentiment de ridicule : « Un pouvoir qui se mêle d’imposer le silence et le voile aux femmes, qui proscrit le vin et le cinéma… quand même ! », il y a aussi les exécutions des ennemis politiques. Toutefois, ici, nous sommes assez blasés. Tant de gouvernements font, dans le monde, cent fois pire. Mais, ce qui nous choquerait, c’est que ce soit un gouvernement religieux qui les ordonne. Telle n’est pas notre conception de la religion, morale et sentiments pieux.

Mais je m’étonne de ceux qui s’étonnent. Après tout, l’ayatollah fait bien exactement ce qu’il avait dit. C’est toujours une erreur de ne pas croire strictement ce que disent les hommes politiques, ils font toujours ce qu’ils disent (dans leurs discours simple ou double, attention !).

Bien lire Hitler, c’était savoir vraiment ce qu’il allait faire. Bien lire Staline permettait de calculer précisément ce qu’il faisait. Et pourquoi s’étonner de ce qui se passe en Iran puisque l’ayatollah se borne à appliquer la loi islamique comme il l’avait dit ! L’erreur était d’affubler un homme uniquement religieux de notre interprétation du monde (lutte des classes, laïcisme, bonheur du peuple, démocratie contre dictature, etc.).

Nous voici maintenant écœurés par ce « retour au Moyen Âge », comme on dit, avec une vue assez étrange de ce « Moyen Âge » ! Mais, après tout, sauf si l’on croit au progrès (celui-ci étant synthétisé dans la bagnole et la télé), le Moyen Âge avait aussi du bon ! Réaffirmer une morale (ce qui est en notre temps probablement le seul acte vraiment révolutionnaire !), tenter de redonner à un peuple des valeurs claires, essayer d’endiguer des comportements erratiques, cela me paraît à la fois bien nécessaire et fort sain. Le problème est que l’on veuille imposer tout cela par la contrainte, et que le pouvoir religieux soit devenu pouvoir politique.

Nous sommes plutôt, en notre temps, habitués à l’inverse. Sitôt qu’une autorité politique veut vraiment s’affirmer, elle devient religieuse, elle transforme l’obéissance en une foi, elle réclame l’amour des citoyens qui deviennent des croyants, elle affirme détenir seule la vérité. C’est le processus auquel aujourd’hui nous sommes accoutumés, aussi bien chez les chefs communistes que chez les empereurs, dictateurs et maréchaux africains. Mais l’étrange, l’invraisemblable est donc en Iran que, bien plus directement que la papauté du Moyen Âge, un chef religieux est devenu chef politique. Dans une situation qui rappelle celle de Calvin, il n’exerce pas directement le pouvoir, mais il dicte exactement à celui-ci tout ce qu’il doit faire. Or, le remarquable, c’est que ce pouvoir religieux se conduit comme n’importe quel pouvoir politique autoritaire. Le contenu des mesures importe peu (le voile des femmes, etc.), mêmes moyens, même volonté de réduire à l’obéissance absolue, même décision de ramener les conduites privées à un conformisme collectif… Nous connaissons cela.

On sera tenté de dire : « Voyez ce que fait la religion. C’est toujours la même chose, toujours le même sectarisme, toujours la même oppression, au nom de la vérité. La religion est terrorisme par essence… » Je crois que l’idée est trop simple ! Ce n’est pas la « religion » qui est telle, mais l’exercice du pouvoir politique par une autorité religieuse. Autrement dit, la religion assortie du politique, confondue avec lui. Deux remarques pourtant. Cela ne signifie pas que la religion doive être une affaire privée, intérieure et cachée : toute religion inspire évidemment un mode d’être, une morale, un comportement, aussi bien dans le domaine de la vie privée que dans celui de la vie publique et politique. Mais le problème est celui de la prise et de l’exercice du pouvoir.

La seconde remarque : il ne faut pas croire que l’on se tire du problème avec le laïcisme. Car celui-ci peut parfaitement conduire à une même attitude sectaire, et nous avons vu suffisamment d’États laïques devenir religieux en s’affirmant juges du bien et du mal.

Ce n’est pas la religion qui a conduit à la situation de l’Iran, c’est la confusion du politique et du religieux. C’est l’exercice du pouvoir au nom d’une vérité absolue. Que la vérité absolue existe, j’en suis convaincu, mais elle n’a jamais à s’exprimer dans le pouvoir de contrainte, de condamnation, de gestion qui est le politique. Une seule garantie pour nous, en face de la démence politique, c’est que la politique cesse d’être la grande question de la vie, qu’elle soit ramenée aux étroites limites d’un jeu gestionnaire, après tout intéressant et très relativement important ; qu’elle ne soit plus l’objet de passions, qu’elle ne prétende ni servir la vérité, ni édicter le bien. Je suis effrayé chaque fois que je suis en présence de ces hommes qui, la voix tremblante d’émotion et les yeux extasiés, me proclament : « Tout est politique. » La mitrailleuse n’est pas loin. La confusion du politique et du religieux, quelle que soit cette politique, quel que soit ce religieux, est le mal absolu, le pire malheur qui puisse arriver sur terre aux hommes.


Jacques Ellul

Les Chrétientés d’Orient entre jihad
et dhimmitude : VIIe-XXe siècle
(Préface à l’édition anglaise de livre de Bat Ye’or, 1983)

Ce livre est très important car il aborde un des problèmes les plus délicats de notre monde, délicat par la difficulté même du sujet, à savoir la réalité de l’islam dans sa doctrine et sa pratique à l’égard des non-musulmans, et délicat par l’actualité du sujet, et les sensibilités que se sont révélées un peu partout dans le monde. Il y a un demi-siècle, la question de savoir quelle était la situation des non-musulmans en terre d’islam n’aurait exalté personne. On aurait pu en faire une description historique, qui aurait intéressé les spécialistes, ou une analyse juridique (je pense aux travaux de M. Gaudefroy-Demombynes et de mon ancien collègue G.-H. Bousquet qui a décrit tant de choses sur des aspects du droit musulman sans que cela ait suscité la moindre polémique), ou un débat philosophique et théologique, mais assurément sans passion. Ce qui concernait l’islam et le monde musulman appartenait à un passé, non pas mort, mais certainement pas plus vivant que la chrétienté médiévale. Les peuples musulmans n’avaient aucune puissance, ils étaient extraordinairement divisés, un grand nombre d’entre eux étaient soumis à la colonisation. Les Européens hostiles à la colonisation avaient de la sympathie pour les « Arabes », mais cela n’allait pas au-delà ! Et tout à coup, depuis 1950, la scène change complètement.

Je crois qu’on peut discerner quatre étapes : la première, la volonté de se libérer des envahisseurs. Mais en cela, les musulmans n’étaient pas « originaux » : la guerre d’Algérie et tout ce qui a suivi n’était qu’une conséquence de la première guerre du Vietnam. C’est un mouvement général de décolonisation qui s’engage. Et ceci va amener ces peuples à se vouloir une certaine identité, à être par eux-mêmes non seulement libérés des Européens, mais différents. Et qualitativement différents. La seconde étape en résulte : ce qui faisait la spécificité de ces peuples c’était non pas une particularité ethnique ou une organisation, mais une religion. Et l’on voit paraître, à l’intérieur même de mouvements de gauche socialistes ou même communistes, un retour au religieux. Se trouve alors tout à fait rejetée la tendance à la création d’un État laïque, comme l’avait voulu Atatürk par exemple. Très souvent on pense que l’explosion de religiosité islamique est le fait particulier de Khomeyni. Mais non. Il ne faut pas oublier la guerre atroce en Inde en 1947 entre musulmans et hindous sur le seul fondement religieux. Le nombre des victimes fut de plus d’un million et on ne peut pas considérer que cette guerre ait eu une autre origine que l’indépendance d’une République islamique (puisque tant que les musulmans étaient intégrés dans le monde hindou bouddhiste, il n’y avait pas de massacre). Le Pakistan se proclamera officiellement République islamique en 1953 (donc justement au moment du grand effort de ces peuples de retrouver leur identité). Depuis cette époque, il n’y a pas eu d’année sans que ne se marque le renouveau religieux de l’islam (la reprise de la conversion de l’Afrique noire à l’islam, le retour des populations détachées vers la pratique des rites, l’obligation pour des États arabes socialistes de se proclamer « musulmans », etc.) si bien que l’islam est actuellement la religion la plus active, la plus vivante dans le monde. Et l’extrémisme de l’imam Khomeyni ne peut se comprendre que dans la perspective de ce mouvement. Il n’est pas du tout un fait extraordinaire, à part : il en est la suite logique. Mais, et c’est le troisième élément, au fur et à mesure de cette renaissance religieuse, on assiste à une prise de conscience d’une certaine unité du monde islamique, au-delà des diversités politiques et culturelles. Bien entendu, ici il ne faut pas oublier tous les conflits entre États musulmans, les divergences d’intérêts, les guerres mêmes, mais cette évidence de leurs conflits ne doit pas nous faire oublier une réalité plus fondamentale : leur unité religieuse en face du monde non musulman.

Et ici il y a un phénomène qui est intéressant : je serais tenté de dire que ce sont les « autres », les pays « communistes », « chrétiens », etc. qui accentuent la tendance à l’unité du monde musulman, et en quelque sorte jouent le rôle de « compresseur », pour amener ce monde à s’unifier ! Enfin, et c’est évidemment le dernier facteur, la découverte de la puissance économique et pétrolière. Je n’insiste pas. En somme une marche cohérente : indépendance politique – remontée religieuse – puissance économique. Ceci a retourné la face du monde en moins d’un demi-siècle. Et actuellement nous assistons à une vaste opération de propagande islamique, création de mosquées partout, même en URSS, diffusion de la littérature et de la culture arabe, récupération d’une histoire : l’islam se glorifie maintenant d’avoir été le berceau de toutes les civilisations alors que l’Europe avait sombré dans la barbarie et que l’Orient était sans cesse déchiré. L’islam origine de toutes les sciences et de tous les arts, c’est un discours que nous entendons constamment. Ceci a probablement moins atteint les États-Unis que la France (pourtant il faut rappeler les Black Muslims). Mais si je juge par rapport à la situation française, c’est qu’elle me paraît tout à fait exemplaire.

Dès lors, sitôt que l’on aborde un problème de l’islam, on entre dans un domaine où toutes les sensibilités sont exaspérées. En France, on ne supporte plus les critiques adressées à l’islam ou à des pays arabes. Ceci s’explique par bien des raisons : la mauvaise conscience d’avoir été envahisseur et colonisateur de l’Afrique du Nord. La mauvaise conscience de la guerre d’Algérie (qui entraîne en « contrecoup », l’adhésion à l’adversaire et le jugement favorable). La découverte du fait, exact, que dans la culture occidentale on a occulté pendant des siècles la valeur de l’apport musulman à la civilisation (et de ce fait, on passe à l’autre extrême). La multiplication des travailleurs immigrés (en France) d’origine arabe, qui représentent maintenant une population importante, généralement malheureuse, méprisée (avec un certain racisme), ce qui fait que les intellectuels, les chrétiens, etc., sont remplis de bons sentiments envers eux et ne supportent plus critiques. On assiste alors à une réhabilitation générale de l’islam qui s’exprime de deux façons. D’abord sur le plan intellectuel, il y a un nombre croissant d’œuvres qui correspondent à une recherche apparemment scientifique et qui se donnent pour objectif déclaré de détruire des préjugés, des images toutes faites (et fausses) de l’islam, aussi bien en tant que doctrine, qu’en tant que coutumes et mœurs. Ainsi on « démontre » qu’il est faux que les Arabes aient été des envahisseurs cruels, qu’ils aient répandu la terreur et massacré les peuples qui ne se soumettaient pas. Il est faux que l’islam soit intolérant, au contraire, c’est la tolérance même. Il est faux que la femme ait eu un statut inférieur et qu’elle ait été exclue de la cité. Il est faux que le jihad (la guerre sainte) soit une guerre matérielle, etc., etc. Autrement dit : tout ce que l’on a considéré comme historiquement certain au sujet de l’islam était l’effet de la propagande, et on a implanté en Occident des images fausses, que l’on prétend rétablir maintenant dans la vérité. On se réfère à une interprétation très spirituelle du Coran et on cherche à prouver l’excellence des mœurs des pays musulmans.

Mais il n’y a pas que cela, dans nos pays, l’islam exerce une séduction d’ordre spirituel. Dans la mesure où le christianisme n’a plus la valeur religieuse qu’il avait, et où il est radicalement critiqué, dans la mesure où le communisme a perdu son prestige et son message d’espoir, le besoin religieux de l’homme européen a cherché une autre dimension pour s’investir et voici que l’on a découvert l’islam ! Il ne s’agit plus du tout de débats intellectuels : mais de véritables adhésions religieuses. Et plusieurs intellectuels français de grand renom ont fait une conversion retentissante à l’islam. On présente celui-ci comme un progrès évident par rapport au christianisme, on se réfère aux grands mystiques musulmans. On rappelle que les trois religions du Livre sont parentes (juifs – chrétiens – musulmans). Toutes trois se réclament de l’ancêtre Abraham. Et la plus avancée des trois… c’est évidemment la dernière, la plus récente. Je n’exagère rien. Il y a même, parmi les juifs, des intellectuels sérieux pour espérer sinon une fusion, du moins une conciliation entre les trois. Or, si je décris ces phénomènes européens, c’est dans la mesure où, qu’on le veuille ou non, l’islam se donne une vocation universelle, se déclare la seule religion qui doive amener l’adhésion de tous : nous ne devons garder aucune illusion, aucune partie du monde ne sera indemne. Maintenant que l’islam a un pouvoir national, militaire, économique, il cherchera à s’étendre sur le plan religieux à tout le monde. Et le Commonwealth britannique ainsi que les États-Unis seront visés aussi. En face de cette expansion (la troisième de l’islam), il ne faut pas réagir par un racisme, ni par une fermeture orthodoxe, ni par des persécutions ou la guerre. Il doit y avoir une réaction d’ordre spirituel et d’ordre psychologique (ne pas se laisser emporter par la mauvaise conscience) et une réaction d’ordre scientifique. Qu’en est-il au juste ? Qu’est-ce qui est exact ? les cruautés de la conquête musulmane ou bien la douceur, la bénignité du Coran ? Qu’est-ce qui est exact sur le plan de la doctrine et sur le plan de l’application, de la vie courante dans le monde musulman ? et il faudra faire du travail intellectuellement sérieux, portant sur des points précis. Il est impossible de juger de façon générale le monde islamique, il y a eu cent cultures diverses absorbées par l’islam. Il est impossible d’étudier d’un trait toutes les croyances, toutes les traditions, toutes les applications. On ne peut faire ce travail que de façon limitée sur des séries de questions, pour « faire le point » du vrai et du faux.

Tel est le contexte dans lequel se situe le livre de Bat Ye’or sur le dhimmi. Et c’est un travail exemplaire dans le grand débat où nous sommes engagés. Je ne vais pas ici ni raconter le livre ni chanter ses mérites, mais seulement souligner son importance. Le dhimmi est donc celui qui vit dans une société musulmane, sans être musulman (juifs, chrétiens, et, éventuellement « animistes »). Cet homme a un statut social, politique, économique, particulier. Et il importe essentiellement de savoir en effet comment ont été traités ces « réfractaires ». Mais il faut tout de suite se rendre compte de la dimension de ce thème : en effet, c’est beaucoup plus que l’étude d’une « condition sociale » parmi d’autres. Le lecteur verra que, par bien des points, le dhimmi est comparable au serf européen du Moyen Âge. Mais la condition du serf était le résultat d’un certain nombre d’évolutions historiques (transformation de l’esclavage, disparition de l’État, apparition de la féodalité, etc.). Et par conséquent, lorsque les conditions historiques changent, la situation du serf évolue, jusqu’à disparaître. Il n’en est pas de même pour le dhimmi : ce n’est pas du tout le résultat d’un hasard historique, c’est ce qui doit être, du point de vue religieux et du point de vue de la conception musulmane du monde. C’est-à-dire c’est l’expression de la conception totale, permanente, fondée théologiquement de la relation entre l’islam et le non-islam. Ce n’est pas un accident historique qui pourrait avoir un intérêt rétrospectif, mais un devoir être. Par conséquent, c’est à la fois un sujet historique (chercher les données intellectuelles et décrire les applications passées) et un sujet actuel, de pleine actualité dans la mesure de l’expansion de l’islam. Et il faut en effet lire le livre de Bat Ye’or comme un livre d’actualité. Il importe de savoir aussi exactement que possible ce que les musulmans ont fait de ces peuples soumis non convertis, parce que c’est ce qu’ils feront (et font encore maintenant). Je pense que le lecteur ne sera pas immédiatement convaincu par cette affirmation.

Quand même, n’est-ce pas, les notions, les concepts évoluent. La conception chrétienne de Dieu ou de Jésus-Christ n’est plus pour les chrétiens la même aujourd’hui que celle du Moyen Âge. Et l’on peut multiplier les exemples. Mais précisément ce qui me paraît intéressant, frappant dans l’islam, une de ses singularités, c’est la fixité des concepts. D’une part, il est évident que les choses évoluent d’autant plus qu’elles ne sont pas idéologiquement fixées. Le régime des Césars à Rome pouvait se transformer beaucoup plus que le régime stalinien, parce qu’il n’y avait aucun cadre doctrinal et idéologique, qui lui donnait une continuité, une rigueur. Là où l’organisation sociale est fondée sur un « système », elle tend à se reproduire beaucoup plus exactement. Or, l’islam, encore plus que ne le fut le christianisme, est une religion qui prétend donner une forme définitive à l’ordre social, aux relations entre les hommes, et encadrer chaque moment de la vie de chacun. Donc il tend à une fixité que la plupart des autres formes sociales n’avaient pas. Mais bien plus, on sait que la doctrine tout entière de l’islam (y compris sa pensée religieuse) a pris un aspect juridique. Tous les textes ont été soumis à une interprétation de type juridique, et toutes les applications (même du spirituel) ont eu un aspect juridique. Or, il ne faut pas oublier que le juridique a une orientation très nette : fixer – fixer les relations – arrêter le temps – fixer les significations (arriver à ce qu’un mot ait un sens et un seul) – fixer les interprétations. Tout ce qui est juridique évolue le plus lentement possible et n’obéit à aucun bouleversement. Bien entendu, il peut y avoir évolution (dans la pratique, la jurisprudence, etc.) mais lorsqu’il y a un texte qui est considéré comme texte « fondateur » en quelque sorte, il suffit que l’on veuille s’y rapporter de nouveau, et ce que l’on avait créé comme nouveauté s’effondre. Et telle était bien la situation de l’islam. Le juridisme introduit partout produisait une fixité (non pas absolue, ce qui est impossible, mais maximale) ce qui fait que l’étude historique est essentielle. Lorsqu’on se rapporte à un mot, à une institution islamique du passé, il faut savoir, tant que le texte fondamental (ici le Coran) n’est pas changé, quelles que soient les transformations apparentes, les évolutions, il peut toujours y avoir retour sur les principes et les données d’origine, et cela d’autant plus que l’islam a réussi (ce qui a toujours été tellement rare) l’intégration entre le religieux, le politique, le moral, le social, le juridique, et l’intellectuel : constituant un ensemble rigoureux où chaque élément est une partie du tout.

Mais apparaît tout de suite un débat au sujet de ce dhimmi. Ce mot veut en effet dire « protégé ». Et c’est un des arguments des défenseurs modernes de l’islam : le dhimmi n’a jamais été ni persécuté ni maltraité (sauf accident), bien au contraire : il est un protégé. Quel meilleur exemple du libéralisme de l’islam ! Voici des hommes qui ne partagent aucune croyance musulmane, et au lieu de les exclure, on les protège. J’ai lu de nombreux textes montrant qu’aucune autre société ni religion n’a été aussi tolérante, n’a aussi bien protégé les minorités. Bien entendu, on en profite pour mettre en cause le christianisme médiéval (que je ne défendrai pas), en soulignant que jamais l’islam n’a connu l’Inquisition ou la « chasse aux sorcières ». Acceptons ce point de vue, et bornons-nous à réfléchir à ce mot lui-même : le « protégé ». Et il faut bien se demander « protégé contre qui ? » Dans la mesure où cet « étranger » est en terre d’islam, cela ne peut évidemment être que contre les musulmans eux-mêmes. Le terme de protégé implique en soi une hostilité latente, c’est ce qu’il importe de bien comprendre. On avait une institution comparable dans la Rome primitive, avec le cliens : l’étranger est toujours un ennemi. Il doit être traité comme ennemi, (même s’il n’y a pas de situation de guerre). Mais si cet étranger obtient la faveur d’un chef de grande famille, il devient son protégé (cliens) et il peut résider à Rome : il sera « protégé » contre les agressions que n’importe quel citoyen romain pouvait faire, par son « patron ». Cela veut dire en réalité que le protégé n’a aucun droit véritable. Le lecteur de ce livre verra que la condition du dhimmi est définie par un traité passé entre lui (ou son groupe) et tel groupe musulman (la dhimma). Ce traité présente un aspect juridique, mais c’est ce que nous appellerions un contrat inégal : en effet, la dhimma est une « charte octroyée » (voir C. Chehata sur le droit musulman), ce qui implique deux conséquences. La première, c’est que celui qui octroie la charte peut aussi bien la révoquer. En réalité, ce n’est pas un contrat « consensuel » formé par la volonté de deux parties. Et, en fait, c’est un arbitraire. Le concédant décide seul de ce qu’il octroie (d’où une grande variété possible de conditions). La seconde, c’est que nous sommes dans une situation qui est l’inverse de ce que l’on a essayé de construire avec la théorie des droits de l’homme et selon laquelle, du fait que l’on est un homme, on a, obligatoirement, un certain nombre de droits, donc ceux qui ne les respectent pas sont eux, dans une situation de mal. Au contraire, avec l’idée de charte octroyée, on n’a de droits que pour autant qu’ils sont reconnus dans cette charte et pour autant qu’elle dure. Par soi-même, et en tant qu’« existant », on n’a aucun droit à faire valoir. Et c’était bien la condition du dhimmi. Or, j’indiquais plus haut pourquoi, ceci ne varie pas dans le cours de l’histoire : c’est non pas un aléa social, mais un concept enraciné.

Aujourd’hui, pour l’islam conquérant, tous ceux qui ne se reconnaissent pas musulmans n’ont pas de droits humains reconnus en tant que tels. Ils retrouveraient dans une société islamique la même condition de dhimmi. D’où le caractère parfaitement illusoire et fantaisiste d’une solution du drame du Proche-Orient par la création d’une fédération englobant Israël dans un ensemble de peuples et d’États musulmans, ou encore celle d’un État « judéo-islamique ». Ceci est impensable du point de vue musulman. Ainsi, suivant que l’on prend le mot « protégé » dans le sens moral ou dans le sens juridique, on peut en avoir deux interprétations exactement contradictoires. Et ceci est tout à fait caractéristique des débats auxquels on assiste au sujet de l’islam. Malheureusement, il faut prendre le mot dans sons sens juridique. Je sais bien que l’on objectera : mais le dhimmi avait des « droits ». Certes. Mais des droits octroyés. Tout le point est là. Si nous prenons par exemple le traité de Versailles de 1918, l’Allemagne a reçu un certain nombre de « droits » octroyés par son vainqueur. Et ce fut qualifié de « diktat ». Ceci montre à quel point l’étude de cet ordre de problème est délicate. Car les appréciations peuvent entièrement varier selon que l’on a un a priori favorable ou défavorable à l’islam, et en même temps une étude vraiment scientifique, « objective » (mais personnellement je ne crois pas à l’objectivité en sciences humaines, au mieux le chercheur peut être honnête et faire la critique de ses présupposés) devient extrêmement difficile. Et cependant, disions-nous, justement parce que les passions sont extrêmes, une étude de ce type est dorénavant indispensable pour toutes les questions qui concernent l’islam.

Alors la question se pose pour ce livre : est-ce que nous sommes en présence d’un livre scientifique ? J’avais fait un compte rendu de ce livre, paru d’abord en français (1) (édition beaucoup moins complète et riche, surtout pour les annexes, qui sont essentielles) dans un grand journal. Et j’ai reçu une lettre très violente d’un collègue, spécialiste des questions musulmanes [le professeur Claude Cahen], me disant que ceci était un livre de pure polémique, qui n’avait aucun caractère sérieux. Mais ses critiques manifestaient qu’il n’avait pas lu ce livre, et ses arguments (à partir de mon texte) étaient intéressants pour révéler « a contrario » le caractère scientifique de cette étude. Tout d’abord il employait « l’argument d’autorité », il me renvoyait à des études sur le problème, qu’il estimait indiscutables et scientifiques (celles de S.D. Goitein, Bernard Lewis, et Norman Stillman), en général favorables à l’attitude musulmane. J’ai soumis l’objection à Bat Ye’or, qui m’a répondu qu’elle connaissait personnellement les trois auteurs et avait tenu compte de leurs travaux. Le contraire m’eût étonné, étant donné l’ampleur des recherches de l’auteur ! Elle maintint qu’une lecture attentive de leurs écrits ne permettait pas une interprétation aussi restrictive.

Mais à partir de ces livres, quels étaient les arguments de fond pour critiquer l’analyse de Bat Ye’or ? Tout d’abord, que l’on ne peut généraliser la condition du dhimmi, et qu’il y a eu une très grande diversité dans leur situation. Or, précisément, c’est bien ce que montre notre livre, qui est très habilement construit : à partir de données communes, d’un fondement identique, l’auteur donne des documents permettant de se faire une idée précisément sur ces différences, selon qu’on envisage le dhimmi au Maghreb, en Perse, en Arabie, etc. Et l’on constate effectivement une très grande diversité dans les réalités de l’existence du dhimmi, mais cela ne change rien à la réalité profonde identique de sa condition. Le second argument, c’est qu’on a beaucoup exagéré les « persécutions », il parle de « quelques accès de colère populaire »… mais, d’une part, ce n’est pas là-dessus que Bat Ye’or se fonde, d’autre part, c’est ici que paraît l’esprit partisan : « les quelques accès » ont été historiquement très nombreux et les massacres des dhimmis fréquents. Il ne faut pas aujourd’hui rejeter ces témoignages considérables (que l’on a autrefois trop fait valoir) de tueries de juifs ou de chrétiens, dans tous les pays occupés par les Arabes et les Turcs, qui se reproduisaient fréquemment, et au cours desquelles les forces de l’ordre n’intervenaient pas. Le dhimmi avait peut-être des droits aux yeux des autorités, et officiellement, mais quand la haine populaire se déchaînait pour un motif souvent incompréhensible, ils étaient sans défense et sans protection. C’était l’équivalent des pogroms. Sur ce point, c’est mon correspondant qui n’est pas scientifique. Il atteste en troisième lieu que les dhimmis avaient des « droits » personnels et confessionnels. Mais, n’étant pas juriste, il ne voit pas la différence entre droits personnels et droits octroyés. Nous en avons parlé plus haut, et l’argument ne porte pas puisque précisément Bat Ye’or étudie de façon tout à fait satisfaisante ces droits en question.

Il souligne en outre que les juifs ont atteint, en pays musulmans, leur plus haut niveau de culture, et qu’ils considéraient les États dont ils dépendaient comme leur État. Sur le premier point, je dirai qu’il y a eu une énorme diversité. Il est bien exact que dans certains pays arabes et à certaines époques, les juifs – et les chrétiens – ont obtenu un haut niveau de culture et de bien-être. Mais notre livre ne le nie pas. Et ce n’est pas un fait extraordinaire : à Rome, à partir du Ier siècle après Jésus-Christ, il arrivait que des esclaves (restant toujours esclaves) avaient une situation très remarquable, ils exerçaient presque toutes les professions intellectuelles (professeurs, médecins, ingénieurs, etc.), ils dirigeaient des entreprises et pouvaient même être à leur tour propriétaires d’esclaves. Il n’empêche qu’ils étaient esclaves. Et c’est un peu la question des dhimmis, qui en effet avaient un rôle économique important (comme c’est très bien montré dans ce livre) et pouvaient être « heureux » : il n’empêche qu’ils étaient des inférieurs dont le statut, très variable, les faisait étroitement dépendants et… sans « droits ». Quant à dire qu’ils considéraient l’État dont ils dépendaient comme leur État, ceci n’a jamais été vrai des chrétiens. Quant aux juifs, ils avaient été dispersés depuis si longtemps dans le monde, qu’ils n’avaient pas d’autre possibilité. Mais on sait qu’il n’y eut de véritable courant « assimilationniste » que dans les démocraties occidentales. Enfin ce critique déclare qu’il y a eu « dégradation pendant les temps contemporains de la condition des juifs en pays islamique ». Et il ne faut pas juger de la condition du dhimmi d’après ce qui s’est passé aux xixe-xxe siècles. Je suis alors obligé de me demander si l’auteur de ces critiques n’obéit pas, comme beaucoup d’historiens, à un embellissement du passé. Il suffit de constater la remarquable concordance entre les sources historiques se rapportant à des faits et les données de base d’origine pour penser que l’évolution n’a pas dû être si complète.

Si je me suis étendu un peu longuement sur ces critiques, c’est qu’elles m’ont paru importantes pour cerner le caractère « scientifique » de ce livre. Quant à moi, je considère, en effet, cette étude comme très honnête, peu polémique et aussi objective qu’il est possible (compte tenu que j’appartiens à l’école d’historiens pour qui l’objectivité pure, au sens absolu du mot, ne peut pas exister). Nous avons là une très grande richesse de sources assemblées, une utilisation correcte des documents, un souci de placer chaque situation dans son contexte historique. Par conséquent, un certain nombre des exigences scientifiques pour un ouvrage de cet ordre. Et c’est pourquoi je considère cette étude comme tout à fait exemplaire et significative. Mais aussi, intervenant dans le « contexte sensible » que je rappelais plus haut, c’est un livre qui apporte un avertissement décisif. Le monde islamique n’a pas évolué dans sa façon de considérer le non-musulman, et nous sommes avertis par-là de la façon dont seraient traités ceux qui y seraient absorbés. C’est une lumière pour notre temps.

Bordeaux, mai 1983

Note
1. Le Monde, 18 novembre 1980.

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Jacques Ellul

La Subversion du christianisme
(1984)

Chapitre V
L’influence de l’islam (1)

On a rarement souligné l’influence de l’islam sur le christianisme, c’est-à-dire sur la déformation et la subversion que subit la révélation de Dieu en Jésus-Christ. Elle a pourtant été considérable entre le ixe et le xie siècle. On a vécu longtemps sur l’image d’une chrétienté stable et forte, attaquée, assiégée en quelque sorte par l’islam. Celui-ci conquérant sans limite, avec vocation universelle (comme le prétendait le christianisme lui-même), n’a cessé d’étendre son empire, dans les trois directions, vers le sud, avec son expansion dans l’Afrique noire principalement en suivant les côtes, et descendant au xiiie siècle jusqu’au Zanzibar par exemple ; vers le nord-ouest, conquête de l’Espagne et envahissement de la France jusqu’à Lyon d’un côté et Poitiers de l’autre ; vers le nord-est avec toute l’Asie Mineure jusqu’à la prise de Constantinople. L’islam continuera ensuite avec les Turcs à menacer sans cesse les Balkans, l’Autriche, la Hongrie, etc. C’est une vision très manichéenne, très guerrière, et de même que l’on conçoit difficilement des contacts profonds au cours d’une guerre entre les ennemis, de même dans cette guerre permanente comment l’islam aurait-il influencé le christianisme ?

L’admirable livre de H. Pirenne, Mahomet et Charlemagne (2), a magnifiquement montré les conséquences économiques et politiques de cette menace guerrière permanente. Mais on a souligné depuis combien manquait l’étude des relations. Or, cela est d’autant plus curieux que par ailleurs, dans le domaine de la philosophie, on savait parfaitement que la pensée d’Aristote avait pénétré en Europe grâce à la traduction et aux commentaires d’un philosophe arabe, Averroès (xiie siècle) et que l’on peut constater l’influence d’Avicenne dès le xie siècle. Par ailleurs, on reconnaissait aussi que l’influence arabe avait été grande dans les domaines scientifiques, calcul, algèbre, mais aussi médecine, agronomie, astronomie, physique… tout cela était admis et bien connu.

Un peu plus loin, il est indéniable que l’influence arabe se manifeste dans les « arts de l’œuvre au noir », la magie, les diverses « mancies », l’alchimie, la recherche de la pierre philosophale, la musique au xiie siècle. Bien entendu, on connaît parfaitement l’influence arabe sur l’art militaire, sur la cavalerie, etc., et dans certains domaines techniques (irrigation), de même encore en architecture. Enfin, on soulignait régulièrement que c’était aux croisades et au fait de la relation que les croisés ont eue avec les Arabes que bien des transformations de tous ordres ont eu lieu, ne serait-ce que l’apport d’arbres fruitiers (cerisiers, abricotiers) en France. Tout ceci est très banal. Or, ceci veut dire indiscutablement qu’entre les deux ennemis représentés comme irréconciliables il y avait des relations culturelles, intellectuelles, des échanges, des connaissances qui circulaient. À la vérité, il semble que ces connaissances aient circulé assez à sens unique : venant de l’islam et du monde arabe vers l’Occident, beaucoup plus arriéré et « barbare (3) ».

Il reste deux domaines qui, à ma connaissance, n’ont jamais été étudiés dans cette optique : le droit et la théologie ! Or, comment croire, admettre, concevoir que des échanges aient eu lieu sur le plan intellectuel, commercial, économique, sans que cela ait comporté des conséquences dans ces disciplines. On reconnaît par exemple que la lettre de change a sans doute été inventée par les Arabes et adoptée par les Occidentaux pour faciliter le commerce maritime. Mais bien d’autres secteurs du droit ont dû être influencés. Je ne serais pas éloigné de croire que, par exemple, le statut de serf ait été une imitation occidentale du dhimmi musulman. De même l’importance du droit religieux. Je suis convaincu qu’une partie du droit canon a son origine dans le droit arabe. Et ceci nous conduit, en effet, au « christianisme ».

Comment imaginer qu’il y ait eu une influence reconnue et admise sur la philosophie, sans que cela se répercute sur la théologie ! Bien entendu, tout le monde sait que le problème résolu par Thomas d’Aquin fut précisément celui de l’affrontement entre la théologie classique et la philosophie d’Aristote. Mais on fait le pont par-dessus les Arabes. On parle : philosophie grecque/théologie chrétienne. Or, cette philosophie grecque, si fidèles qu’aient été les interprètes arabes, était transmise par eux. C’est au travers de la pensée arabe-musulmane que l’on saisit le problème à cette époque. On ne peut donc pas concevoir que l’influence arabe ait été nulle sauf en ce qui concerne Aristote !

Par ailleurs, on reconnaît apparemment très vite qu’il y a des points communs, des points de confrontation parfaitement aisés : christianisme et islam sont deux religions monothéistes et deux religions fondées sur un livre. De même l’importance accordée dans l’islam au pauvre. Sans doute, il y a rejet d’Allah par les chrétiens, parce qu’il y a négation de Jésus-Christ comme Fils de Dieu, il y a rejet du Coran qui ne peut être conçu comme inspiré par Dieu. Et inversement il y a rejet de la Trinité au nom de l’Unicité de Dieu, et absorption de la Bible entière comme préalable, introduction, préface au Coran. Au fond, avec la Bible chrétienne, les musulmans font ce que les chrétiens ont fait avec la Bible hébraïque. Mais sur cette base commune, il y a forcément rencontres, disputes, discussions, et de ce fait ouverture. Même quand on refuse et récuse, on ne peut pas ne pas subir la question qui a été posée.

Il semble que les intellectuels et théologiens musulmans aient été beaucoup plus forts que leurs répondants chrétiens. Il semble qu’il y ait eu influence de l’islam, mais non la réciproque. Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas tellement le problème philosophique ou les formulations théologiques, qui restaient forcément à l’intérieur d’un petit cercle intellectuel, c’est au contraire comment les influences islamiques ont changé des pratiques, des rites, des croyances, des attitudes devant la vie, tout ce qui est du domaine des croyances et de la conduite morale ou sociale. Ce qui constitue la chrétienté. Là encore, tout le monde sait que dans le royaume franc de Jérusalem, les chevaliers français installés en Palestine ont adopté rapidement quantité de mœurs et de coutumes venant de l’islam. Mais ce n’est pas cet exemplaire exceptionnel qui est important. C’est l’importation en Europe, c’est le fait de l’imitation inconsciente, le fait de s’être situé sur le terrain choisi, délimité par celui que l’on voulait combattre. Je laisserai donc de côté la théologie pure, la différence entre Thomas d’Aquin et une théologie biblique par exemple, et l’influence d’Aristote pour m’intéresser à d’autres problèmes.

Je crois qu’en tout point l’esprit de l’islam est contraire à celui de la Révélation de Dieu en Jésus-Christ. Déjà le fait fondamental : Dieu ne peut pas être incarné. Dieu ne peut pas être autre que le juge souverain qui ordonne à sa volonté toute chose. Et puis l’intégration absolue de « religion-politique-droit ». L’expression de la volonté de Dieu se traduit inévitablement dans du droit. Il n’y a pas de droit qui ne soit religieux, inspiré par Dieu, et réciproquement, toute volonté de Dieu doit se traduire en termes juridiques. L’islam poussait à l’extrême une tendance virtuelle de la Bible hébraïque, mais alors que tout ceci était symbolique du spirituel, et avait été transcendé par Jésus-Christ, avec l’islam nous revenons à la formulation juridique comme telle.

J’ai démontré ailleurs que la double formulation « avoir un droit » et « droit objectif » était contraire à la Révélation. Ceci, bien entendu, ne peut qu’être contesté par tous les tenants du jusnaturalisme et de la théologie classique. Je crois pourtant que cette révélation de l’amour, tendant à établir une relation d’amour (et celle-là seulement) entre les hommes, à tout faire reposer sur la grâce et à donner aux hommes le modèle de relations exclusivement gratuites, est vraiment le contraire du droit où tout se mesure en « doit et avoir » (le contraire de la grâce) et en « devoir » (le contraire de l’amour).

Dans la mesure où nous ne sommes pas dans le royaume de Dieu, on ne peut atteindre bien sûr à cette relation pure de l’amour et de la gratuité, à cette relation parfaitement transparente. Le droit subsiste donc inévitablement. Mais il faut le reconnaître comme une simple utilité (parce qu’on ne peut pas faire mieux) et un mal nécessaire (qui reste toujours un mal !). Or, cette compréhension n’aurait eu rien de commun avec celle qui, au contraire, magnifie le droit à l’extrême, en fait l’expression de la volonté de Dieu et la formulation en termes juridiques du monde « religieux ». Le droit devenant une valeur éminente. Les chrétiens avaient déjà été extraordinairement influencés dans ce sens par le milieu romain. On ne pouvait exclure, minimiser cette valeur du droit romain, nous l’avons vu. Mais voici que tout rebondit avec les Arabes. C’est maintenant l’union intime droit-volonté de Dieu.

Le juriste est le théologien. La théologie devient autant juridique que philosophique, et la vie se trouve insérée dans du droit autant et plus que dans une éthique. Tout le religieux devient juridique. Il n’y a de juge que d’affaires religieuses, et la jurisprudence devient théologie. Ceci va donner une impulsion énorme à la juridicisation de la chrétienté. Le droit canon se multiplie à l’image de ce qui se faisait en islam. Et si tout n’a pas été absorbé, c’est que les féodaux, les rois, restaient très hostiles à cette croissance du pouvoir de l’Église, et aussi que les coutumes (laïques) s’opposaient fermement à cette sanctification. Mais l’esprit juridique pénètre fondamentalement l’Église, et j’affirme que c’est à la fois sous l’influence de l’islam et en réponse à ce droit religieux islamique. Il fallait, n’est-ce pas, faire aussi bien.

En outre, cela arrangeait assez les autorités ecclésiastiques, et leur fournissait un moyen de gouvernement. On aurait bien voulu que tout fût ramené au droit canon et aux officialités, comme dans le monde musulman. L’Église aurait alors régné sans partage ! Mais dans l’islam, il y a corrélation indissoluble entre religion-droit et pouvoir politique. Là encore, ce qui était apparu avec le constantinisme, et que nous avons vu, va recevoir une nouvelle impulsion avec l’islam. Tout chef politique est en même temps le Seigneur des croyants. Il n’y a pas de séparation entre Église et pouvoir politique. Celui-ci est le chef religieux. Il est représentant d’Allah ; ses actes politiques, militaires, etc., sont des actes inspirés.

Or, ceci est bien connu en Europe, la prétention du roi ou de l’empereur, dès ce moment, sera d’être non plus le bras séculier de l’Église, mais le titulaire du pouvoir spirituel. Il veut que l’on reconnaisse qu’il est, lui, personnellement choisi par Dieu, élu du Tout-Puissant. Il faut qu’il ait une parole prophétique, un pouvoir de faire des miracles. Sa parole et sa personne doivent être sacrées.

Bien entendu ceci existait partiellement avant l’islam. Mais ce n’est pas pour rien que toute cette théologie, cette liturgie, cette conception impériale se développent d’abord à Byzance au contact premier avec l’islam, et gagnent ensuite seulement l’Occident. Le pouvoir royal devient religieux non seulement par alliance avec l’Église mais par influence de cet islam, qui est encore beaucoup plus une théocratie que ne le fut jamais l’Occident. Théocratie où seul Dieu est roi, certes, mais où le vrai représentant de Dieu sur la terre est le chef politique, puisque, comme on l’a très justement dit, c’est une « théocratie laïque », c’est-à-dire sans organisation religieuse, sans clergé, sans institution ecclésiastique : on pouvait s’en féliciter, mais cela impliquait alors que seul le pouvoir politique est religieux. L’islam ne connaît pas la dualité Église-État, avec ses conflits, mais aussi avec la limitation que cela impliquait pour le pouvoir politique.

On comprend alors parfaitement le souhait, le désir, la tentation des rois et empereurs d’Occident d’être eux aussi seuls représentants de Dieu sur terre, allant beaucoup plus loin par conséquent que Constantin. La formule selon laquelle « l’empereur est évêque du dehors » ne leur suffit pas. Je suis certain que le modèle islamique a joué en faveur de l’émancipation des rois, de leur prétention à créer, depuis le xive siècle, une Église dépendant entièrement du pouvoir politique. Bien sûr, dans ce grand débat, on ne pouvait faire valoir cet argument ! Quel aveu que déclarer prendre ces affreux infidèles comme modèle !

Or, doublant cette importance majeure du pouvoir politique, il y a bien entendu l’importance, la glorification de la guerre pour répandre la foi. Cette guerre est un devoir de tout musulman. Il faut que l’islam devienne l’Universel. Il faut étendre non pas tellement son pouvoir mais la vraie foi à tous les peuples en les contraignant par tous les moyens, et forcément la guerre. D’où l’importance en même temps du pouvoir politique, qui est guerrier par essence. Les deux sont étroitement conjugués. Le chef politique mène la guerre nécessaire pour la foi, donc il est chef religieux et comme seul représentant de Dieu, il a à combattre pour étendre l’islam. Cette énorme importance de la guerre est totalement oblitérée de nos jours, dans les milieux intellectuels où on s’émerveille de l’islam, et où on veut le donner (à nouveau) comme modèle. La guerre est inhérente à l’islam. Elle est inscrite dans sa doctrine, elle est tantôt un fait de civilisation, tantôt un fait religieux mais ne peut pas en être séparée. Elle est cohérente à la conception même du Dar al harb, le monde entier ayant vocation d’être islamisé par la conquête arabe. La preuve de ceci n’est pas seulement théologique, elle est historique : à peine la religion musulmane a-t-elle été prêchée, aussitôt et comme conséquence immédiate, la conquête militaire commence. De 632 à 651, en vingt ans, après la mort du Prophète c’est une fulgurante guerre de conquête, invasion à l’ouest de l’Égypte et de la Cyrénaïque, au centre du reste de l’Arabie, à l’est de l’Arménie, de la Syrie, de la Perse. Dans le siècle qui suit, la totalité de l’Afrique du Nord et de l’Espagne, et à l’est jusqu’à l’Inde et au Turkestan. Tout cela, non par la vertu et la sainteté, mais par la guerre.

Pendant trois cents ans, le christianisme s’est étendu, lui, par la prédication, la bonté, l’exemple, la moralité, l’encouragement aux pauvres. Et quand l’Empire devient chrétien, la guerre est mal tolérée par les chrétiens. Elle reste, quoique menée par un empereur chrétien, douteuse et mal jugée. Elle est souvent condamnée. On accusera les chrétiens de miner intérieurement la force politique et la puissance militaire de l’Empire.

Pratiquement, les chrétiens vont rester critiques à l’égard de la guerre, jusqu’à la pénétration de l’image flamboyante de guerre sainte. Autrement dit, quelles que soient les atrocités qui se sont produites dans les guerres menées par des nations dites chrétiennes, la guerre est toujours en contradiction essentielle avec l’Évangile, et les chrétiens le savaient toujours, plus ou moins. Elle était jugée et mise en question.

Dans l’islam, au contraire, elle était toujours juste et constituait un devoir sacré. Cette guerre destinée à convertir les infidèles est juste et légitime, parce que, répète-t-on dans la pensée musulmane, l’islam est la seule religion conforme de façon parfaite à la Nature. Si l’homme restait naturel, il serait forcément musulman. S’il est autre chose, c’est qu’il a été induit en erreur et détourné de la vraie foi. En faisant la guerre pour le contraindre à l’islam, on le ramène à sa propre nature. CQFD. Et en même temps cette guerre est la guerre sainte. Le djihad. Il ne faut pas s’y tromper. Djihad a deux sens, différents et complémentaires. C’est une guerre spirituelle, morale et intérieure. Le musulman doit mener cette guerre en lui-même, pour lutter contre les démons, contre les puissances mauvaises, pour se contraindre à mieux obéir à la volonté de Dieu, pour atteindre la parfaite soumission. Mais en même temps et de façon tout à fait, cohérente, le djihad est guerre contre les démons extérieurs. Pour étendre la vraie foi, il faut détruire les fausses religions. Donc cette guerre est toujours une guerre religieuse, une guerre sainte.

Nous voici alors en présence de deux autres énormes influences directes de l’islam sur le christianisme. Celui-ci, avant le viiie siècle, n’a guère affirmé que la Révélation était conforme à la Nature. La tradition affirmait le contraire, fondée sur la Bible. La Nature est déchue, la chair est mauvaise, l’homme est par lui-même, dans sa naturalité, pécheur et incroyant. Bien entendu, je sais que les Pères de l’Église ont déjà rencontré ce problème de la contradiction entre l’affirmation biblique et, par exemple, la philosophie grecque, certains de ses courants, qui présentent la nature comme le modèle qu’il faut suivre. Mais jamais il n’y avait confusion entre Nature et Révélation biblique. Même pour ceux qui admettaient la valeur positive de la Nature, il y avait toujours la réserve de la Nature corrompue. Je crois que c’est l’identification musulmane entre Nature et islam qui pose aux chrétiens la question de façon brûlante : on ne pouvait pas laisser dire cela à ces infidèles ! Il fallait au moins en dire autant.

On connaît les théologies qui depuis le XI siècle vont tendre à faire coïncider Nature et Révélation, à trouver dans la Nature une source de révélation (les développements combien ambigus de Denys sur la Lumière), à élaborer une théologie « naturelle », à démontrer que la chute n’est pas radicale et totale, puis à coordonner les deux en une Nature complétée par la grâce en tant que Surnature. Ainsi, l’énorme déviation de la pensée, de la théologie chrétiennes, s’éloignant de la Révélation biblique quant à la Nature, a au moins deux sources : la grecque et l’arabe. Celle-ci étant, je pense, finalement plus importante. Or, cette orientation conduisait tout droit aux mêmes conclusions que nous avons vues pour l’islam : s’il y a coïncidence entre Nature et Révélation, c’est donc un aveuglement condamnable qui conduit à ne pas reconnaître Dieu (le Dieu chrétien, bien sûr !), puisqu’il suffît d’ouvrir les yeux, de regarder la Nature pour y voir Dieu. Il suffit de se connaître soi-même pour discerner la vraie religion. Si on ne fait pas des choses si simples, on est coupable. Du moment que, à son tour, le christianisme devient une religion conforme à la Nature, alors il faut aussi contraindre l’homme à devenir chrétien. C’est-à-dire à retrouver sa propre nature ! Et les conversions forcées vont alors avoir lieu.

La fameuse histoire de Charlemagne convertissant par la violence et à peine de mort les Saxons n’est que l’exacte imitation de ce que l’islam faisait depuis deux siècles. Mais si la guerre a pour but de convertir au christianisme, on comprend que très vite elle prenne aussi l’aspect de la guerre sainte. Guerre menée contre les infidèles et aussi contre les hérétiques (on sait à quel point, à l’intérieur du monde musulman, la guerre contre les hérétiques dans l’islam fut impitoyable). Mais l’idée de guerre sainte est directement issue du djihad musulman. Si celui-ci est guerre sainte, évidemment la lutte contre eux et pour défendre ou sauver le christianisme ne peut être que guerre sainte aussi. L’idée de guerre sainte n’est pas d’origine chrétienne. Jamais les empereurs n’ont avancé cette notion avant l’apparition de l’islam.

Depuis un demi-siècle les historiens cherchent aux croisades d’autres explications que la toute bête idée autrefois admise et conforme au discours et à la prédication selon laquelle il s’agissait de délivrer les Lieux saints. On a « démontré » que les croisades avaient des objectifs économiques. Ou encore qu’elles étaient provoquées par le pape pour des motifs politiques divers (assurer sa propre prééminence en épuisant les royaumes, ou encore reforger l’unité de la chrétienté qui s’effritait), à moins que ce ne soit un moyen pour les rois de ruiner les seigneurs qui leur disputaient le pouvoir. Et encore que ce soient les banquiers génois, florentins, barcelonais pour avancer de l’argent aux croisés et toucher de fabuleux bénéfices, etc. Mais il y a un fait radical : la croisade est l’exacte imitation du djihad. Y compris, par exemple, le salut garanti, assuré ; celui qui meurt dans le djihad va tout droit au Paradis. Et ceci sera repris pour les croisés. Ce n’est pas une coïncidence : c’est une très exacte identification.

Ces croisades que (après les avoir admirées comme l’expression d’une foi absolue) l’on a tant reprochées à l’Église et au christianisme ne sont pas d’origine chrétienne mais musulmane. Nous trouvons là une suite, une confirmation terrible du vice qui déjà rongeait le christianisme : la tentation de puissance, de violence, de domination. Lorsqu’on lutte contre un mauvais adversaire avec les mêmes armes, les mêmes moyens que lui, on s’identifie forcément à lui. La juste cause est inévitablement corrompue par de mauvais moyens. La non-violence, la non-puissance de Jésus-Christ se transforme en guerre pour lutter contre la guerre menée par l’adversaire et comme celle-ci est une guerre sainte, la nôtre le devient aussi. Ce fut assurément une des perversions majeures de la foi en Jésus-Christ et de la vie chrétienne.

Mais il fallait faire un pas de plus. À partir du moment où le roi est représentant de Dieu sur la terre et où la guerre peut être sainte, naît forcément une autre question. Quand la guerre n’est pas sainte, qu’est-elle ? Il semble bien qu’avec les empereurs chrétiens de Rome, on ne se soit guère posé la question. Elle était une nécessité pour défendre l’Empire. On n’allait pas au-delà. Bien entendu, pendant la période des invasions et des royaumes germaniques non plus. La guerre était un fait, un état permanent. On ne cherchait pas à la justifier. Mais à partir de l’idée de guerre sainte musulmane commence à naître la conception que la guerre peut être bonne même si elle n’est pas motivée par des intentions religieuses, mais menée par le roi légitime. On accède peu à peu à l’idée que le pouvoir politique ne peut pas faire autrement que de mener des guerres, ce pouvoir politique est chrétien, il doit donc obéir à un certain nombre de préceptes, d’orientations, de critères pour agir comme roi chrétien et donc mener une guerre… juste. Nous voici alors embarqués dans l’infinie querelle des conditions pour que la guerre soit juste, jusqu’au décret de Gratien puis à saint Thomas. Mais tout ceci dérive de la première impulsion d’une guerre sainte, et c’est le modèle musulman qui a finalement inspiré ce terrible reniement dont toute la chrétienté s’est rendue coupable.

Reste à examiner une tout autre subversion : celle qui concerne la piété, la relation à Dieu. Et en premier lieu l’influence de ce que nous avons déjà mentionné accidentellement, à savoir que le petit enfant naissant naît musulman, puisque l’islam est conformité parfaite à la Nature. Les sages diront alors que c’est ensuite par une mauvaise influence, celle des parents, celle du milieu « culturel », que ce bébé naturellement musulman est dévié de la vérité, et devient juif ou chrétien ou païen, etc. Or, la pensée évangélique est diamétralement opposée. On devient chrétien uniquement par la conversion. C’est une mutation de l’ancien homme, naturellement perverti, qui s’effectue par l’action du Saint-Esprit et qui fait de lui un homme nouveau. Seule la conversion, et quand elle est consciente, reconnue, qu’il y a « foi du cœur et confession de la bouche », produit un chrétien.

Cette nouvelle naissance, opposée à la naissance naturelle, est confirmée par le signe extérieur du baptême qui semblait impliquer une reconnaissance expresse de foi. Mais progressivement cette rigueur va s’atténuer, il y a tout le problème de l’analyse des sacrements qui s’effectue chez les Pères de l’Église et la tendance à l’opus operatum, à l’efficacité du sacrement par lui-même. Le baptême cesse d’être le signe de la Grâce qui convertit, pour être en lui-même instrument de salut. Dès lors, si on veut que le petit enfant (naturellement damné à cause de la transmission du péché originel) soit sauvé, il doit être baptisé tout de suite, à sa naissance, avant qu’il ne risque de mourir. On rapproche par conséquent le salut du moment de la naissance. Mais comme en même temps on revalorise la Nature qui n’est plus radicalement mauvaise, on acquiert la conviction que l’âme est « naturellement » bonne et sauvée, qu’il y a seulement un empêchement, un vice, le péché originel qui n’est plus qu’une sorte d’obstacle dont triomphe le baptême.

Très vite après, on en vient à la formule : Anima naturaliter christiana, qui est l’exact pendant du « musulman naturel ». Or, cette naturalité de la foi, cette conception d’une transmission du statut de chrétien de façon quasi héréditaire, statut car en effet à partir de ce moment, être chrétien dans cette société devient une sorte de statut, d’état qui en même temps établit l’appartenance à l’Église et à la société (ce qui est bien confirmé puisque l’excommunication est exclusion en même temps de l’Église et de la société), est l’inverse de l’œuvre de Jésus-Christ. Il faut insister sur cette superposition de la chrétienté à l’Église, qui est en effet l’exacte réplique de ce qui était enseigné par l’islam. À partir du moment où l’anima est naturaliter christiana, forcément la société est faite de « chrétiens », il ne peut en être autrement. Déjà, avec les empereurs chrétiens, il y avait une poussée en ce sens, mais c’est le modèle islamique qui va être ici décisif. Chaque fois, nous trouvons le même thème : il faut faire pièce à l’islam, mais cela conduit à l’imiter.

Or, disions-nous, ceci est exactement l’inverse de ce qui est montré dans les Évangiles et dans Paul. C’est la négation de la valeur unique rédemptrice de la mort de Jésus-Christ. Si la « nature humaine » n’est pas totalement incapable d’accéder à Dieu, si elle est naturellement en accord avec la volonté de Dieu, alors à quoi bon la mort de Jésus-Christ ? Il n’était certes pas nécessaire que Dieu vienne parmi nous, que Jésus obéisse à la volonté de son Père jusqu’à accepter la mort à cause du mal régnant dans l’humanité. L’impossibilité que l’homme puisse être en accord avec Dieu est démontrée par le fait que l’homme rejette le saint, le juste, l’amour, la vérité en la personne de Jésus. L’imitation de l’islam a, de façon inconsciente, évacué le sérieux dernier de la mort de Jésus-Christ.

Dans ce domaine de la relation à Dieu, il y a encore deux autres aspects où le christianisme se révèle influencé par l’islam : la mystique et l’obéissance. La mystique n’est pas essentiellement chrétienne. Je dirai même, à la limite, qu’elle est plutôt antichrétienne. Je sais que ceci provoquera de la peine ou de la colère chez certains. Et cependant, quand je regarde la Bible, je ne vois guère d’exemples de mystiques. Paul fait allusion à son expérience, je connais quelqu’un qui fut élevé jusqu’au septième ciel, si ce fut avec son corps, ou sans son corps, je ne sais, etc. Mais ce n’est pas une volonté délibérée de la recherche d’union avec Dieu, un mouvement ascensionnel de l’homme : il fut pris, happé. Force extérieure à lui, comme le char de feu qui vient prendre Élie ou comme la main qui transporte Daniel. Rien de plus. Nous voyons dans l’Ancien Testament des prophètes. Dans le Nouveau, nous rencontrons des apôtres. Dans l’énumération des dons spirituels, il n’est pas question de dons mystiques. On nous dit d’imiter Jésus-Christ, mais en rien de nous unir à Dieu par notre ascèse.

Quand les apôtres sont investis de la puissance spirituelle, c’est par des flammes de feu qui descendent du ciel. Il n’est pas question d’une union à Dieu. Seul, absolument seul, Jésus est celui qui est uni entièrement à Dieu. Et ceci par le fait que Dieu est venu vers nous (est « descendu »), jamais par suite de notre intensité spirituelle, de notre action psychique, de notre effort pour monter vers lui. L’idée même d’une possibilité d’union avec Dieu est exclue par la révélation des chérubins gardant tout retour vers le « Paradis ». Il n’y a, je l’ai souvent écrit, aucune ascension, aucun accès possibles vers Dieu. Or, c’est bien la recherche passionnée des mystiques. Ils veulent l’union avec Dieu. Il y a toute une discipline, un cheminement jusqu’à ce vide intérieur où l’âme est remplie par l’Esprit divin, où s’ouvre l’accès vers Dieu. C’est l’inverse de ce que la Bible nous montre.

Par ailleurs cette opposition est encore plus radicale si l’on accepte l’étymologie souvent proposée selon laquelle mystique vient de « être muet, être sans parole ». Comment cela pourrait-il se concevoir avec l’œuvre de Dieu qui est tout entière de Parole, Dieu lui-même parole et nous appelant à témoigner par la Parole ! Il n’y a pas plus opposé. Et de fait toute expérience mystique est une expérience « indicible », contre quoi Paul s’élève avec véhémence. Il ne s’agit plus, à partir de Jésus, de regarder vers le ciel (pourquoi cherchez-vous dans le ciel, etc.) mais d’être sur la terre, et de vivre de façon très concrète la volonté de Dieu accomplie en Jésus-Christ.

Or, la mystique est un aspect fondamental de la religion musulmane. Et sans aucun doute ceci est en corrélation avec l’Orient. Nous savons à quel point les phénomènes extatiques et mystiques sont recherchés, à quel point on utilise drogues et techniques somatiques pour accéder à cette connaissance abstraite, cette fusion en Dieu. Jeûnes, danses épuisantes, silence absolu, haschich, etc., tout est bon pour se fondre en Dieu. Et les grands mystiques musulmans abondent. Là encore, on peut reconnaître qu’avant la relation avec l’islam, il y a déjà eu des tendances mystiques dans le christianisme, notamment tout le courant issu de la gnose et du néoplatonisme, mais il était tenu pour suspect et ne formait en rien une part glorieuse de la vie chrétienne et de l’Église. La mystique au contraire est intrinsèquement liée à l’islam, elle fait partie du développement spirituel. Ne nous méprenons d’ailleurs pas, quand je parle de volonté de monter vers Dieu, cela ne veut pas dire orgueil et conquête, le mystique se reconnaît objet, anéanti en Dieu. Mais ici encore l’orientation biblique est contraire. Par ailleurs je ne dis pas que l’influence de l’islam fut ici unique, mais qu’elle fut décisive dans le développement de la mystique comme expression de la foi chrétienne.

Il est un dernier aspect qui me paraît essentiel et qui n’est d’ailleurs pas étranger au précédent : l’islam c’est la soumission (à la volonté de Dieu), de même que le mystique s’évacue lui-même pour laisser toute la place à Dieu, de même le musulman n’a pas d’autre orientation religieuse. Plus que l’obéissance, c’est la soumission.

Cela paraît, à première vue, tout à fait conforme à la Révélation biblique. On sait à quel point, dans la piété courante, devient importante la formule du mektoub, c’était écrit. Il faut se soumettre à une volonté de Dieu souveraine, préexistante, éternelle, immuable et toute l’histoire, tous les événements de l’histoire, tout ce qui se passe dans la vie de chacun était déjà prévu, fixé d’avance, écrit par Dieu. C’est, en réalité, l’inverse de ce qui nous est dit du Dieu biblique, qui ouvre la liberté à l’homme, qui laisse l’homme faire son histoire, qui accompagne cet homme dans les aventures plus ou moins inouïes qu’il invente. Un Dieu qui n’est pas une « providence » (jamais ce terme n’est biblique), jamais cause déterminante, jamais l’irréductible conducteur. Le Dieu biblique est celui qui sans cesse rétablit la liberté de l’homme qui retombe toujours dans des esclavages, et sans cesse entre en dialogue avec lui, mais seulement dialogue pour l’avertir de ce qui est bien, pour le mettre en garde, pour l’associer à sa volonté, jamais pour le contraindre. Ici encore, la tendance vers le Dieu, qui parce que Tout-Puissant est de ce fait omniscient (ce qui suppose que tout est déjà dit), cette tendance existait dans la pensée chrétienne envahie par certains aspects de la pensée grecque, mais les thèmes du salut et de l’amour restaient dominants. Je crois que c’est la rigueur de la piété islamique qui va conduire les chrétiens dans cette voie.

Si on fait prédominer la toute-puissance de Dieu sur l’amour et son autonomie, sa transcendance sur l’incarnation et la libération, alors, en même temps, on doit concevoir son omniscience comme une inscription de l’histoire et des événements dans un tout-fait, déjà établi, inchangeable, immuable, et du coup, il n’y a qu’à s’incliner non pas dans un dialogue avec ce Dieu, ou un monologue exigeant de Dieu une réponse, comme Job, mais sous une volonté inchangeable, et proprement inhumaine. Alors que toute la Bible, aussi bien le Premier Testament que les Évangiles, nous annoncent qu’il n’y a pas de destin, qu’il n’y a pas de fatalité, que tout est remplacé par l’amour – et c’était bien cette liberté joyeuse qui était vécue par les premiers chrétiens – voici que, peu à peu, insidieusement, se réintroduit le destin.

Je veux bien, là encore, que les croyances populaires aient subsisté dans une perpétuation de la pensée romaine du fatum, et que l’idée d’une libération à l’égard du destin ait eu beaucoup de mal à pénétrer. Je veux bien aussi que la pensée philosophique ait orienté les théologiens vers des problèmes du type : si Dieu est le Tout-Puissant, donc c’est lui qui fait tout (avec par exemple l’erreur de traduction de Mt 10,29), il est non seulement la Causa sui, mais, la Cause des causes… et l’avenir est devant lui, autant que le passé. Donc pour Dieu notre avenir est déjà acquis. Nous ne vivons donc rien, nous ne construisons rien, nous ne pouvons rien y changer. Mais il faut bien comprendre que ce sont là des questions de logique philosophique, et qui n’ont rien à voir avec ce que nous révèle la Bible. Cette logique tend à assimiler le Dieu biblique aux conceptions romaines de Dieu. Pour unir les restes de croyances populaires et les déductions philosophiques, il manquait un apport nouveau et je pense que c’est l’islam qui l’a fourni avec sa conception spécifique du Dieu Tout-Puissant qui ne retient qu’un aspect du Dieu hébraïque, en le portant à l’absolu.

De là, on joint le destin au Dieu omniscient. Le fidèle peut vivre dans une paix complète parce qu’il sait que tout est écrit d’avance et qu’il ne peut rien changer. Déjà la formulation même du « c’était écrit » ne pouvait venir que d’une religion du livre. Or jamais, ni dans la Bible hébraïque ni dans les Évangiles, on ne trouve une telle formule. Grâce à elle, l’idée de prédestination qui bien sûr hantait déjà la pensée philosophique, chrétienne, va se trouver confirmée, établie avec force, et on va vers la double prédestination (de Calvin) qui, qu’on le veuille ou non, transforme le Dieu biblique en Destin, Ananke, etc. Et ceci dérive de la pensée musulmane. Si bien que c’est non seulement l’événement historique qui est écrit d’avance, mais aussi le salut (ou le rejet) éternel. Or, c’est finalement cette conviction qui a largement dominé dans la chrétienté et que rejoint le paganisme dans sa croyance au Dieu-fatalité.

Enfin, nous avons à tenir compte d’apports un peu différents de l’islam, non plus dans le domaine directement théologique mais quant à certaines conséquences sociales de la croyance, conséquences en tous points contraires à l’éthique chrétienne. Nous en avons déjà rencontré une, au sujet de la guerre sainte. Une seconde, au sujet de laquelle je ne m’étendrai pas, parce que nous l’avons déjà étudiée, est la condition féminine. Avec l’islam se pose un autre problème difficile : des islamisants modernes affirment que la femme est totalement l’égale de l’homme, qu’elle est totalement libre, que l’islam a été un mouvement de libération de la femme. Toutefois on peut dire quand même que nulle part la femme n’a été plus asservie qu’en terre musulmane (4). Les mariages arrangés pour des petites filles, la femme réduite à être l’esclave de l’homme dans les familles pauvres, la femme dans le harem chez les riches, la femme sans aucun droit, n’ayant aucun bien : tout cela est indiscutable. Par ailleurs la fameuse question de savoir si la femme a une âme (on a fait grief à l’Église d’avoir posé cette question, et on prétend, ce qui est faux, que l’Église aux xie-xiie siècles soutenait que la femme n’avait pas d’âme) est une question posée en réalité par des théologiens musulmans. Avant la question soulevée par des théologiens arabes, il n’a jamais été question de cette affaire dans le christianisme, contrairement à la légende antichrétienne que l’on répand avec complaisance : en particulier le fameux concile de Mâcon, de 585, auquel on se réfère souvent ne s’en est pas occupé, comme l’a démontré H. Leclercq dans un article indiscutable du Dictionnaire d’archéologie chrétienne (t. v, p. 1349). Toute cette affabulation polémique repose sur quelques lignes de Grégoire de Tours au sujet desquelles on commet un contresens, la question était purement grammaticale, à savoir : peut-on appliquer le mot homo à la femme (est-ce un mot générique : et on répondit oui), et non pas théologique – « La femme est-elle un être humain pourvu d’une âme ? » Jamais le christianisme ni l’Église n’ont dénié à la femme… « l’âme ». Par ailleurs, c’est certainement dans les pays occidentaux soumis à la domination musulmane que la condition de la femme s’est considérablement détériorée. Il n’est pas possible ici de faire une étude de détail. Mais cette question serait à reprendre entièrement sur la base que j’indique.

Je serai plus affirmatif dans deux autres domaines, en parlant de phénomènes incroyablement douloureux de l’histoire chrétienne. Le premier concerne l’esclavage. C’est non pas brusquement, mais progressivement sous l’influence du christianisme (et non pas comme on le soutient aujourd’hui absurdement et sans aucune preuve à cause de l’amélioration des techniques !) que l’esclavage disparaît du monde romain. On note cependant, en de très rares endroits de l’Empire carolingien, le maintien d’esclaves. Il y a deux courants, celui qui vient du nord de l’Europe (les Slavons) et celui qui arrive de la Méditerranée. Mais c’est assez négligeable et très épisodique. L’affirmation globale qu’il n’y a plus d’esclave en chrétienté reste vraie. La proclamation par exemple que « toute personne est franche en royaume de France » est exacte, et l’on admettait même (peut-être de façon théorique) que lorsqu’un esclave arrivait en France, le seul fait de poser son pied sur la terre française le rendait libre. Ceci correspondait bien à la pensée chrétienne.

Or, à partir du xve siècle, avec le développement de la connaissance de l’Afrique, et surtout, bien sûr aux xviie-xviiie siècles, on connaît l’affreuse histoire de l’esclavage des Africains arrachés à leur pays et transportés en Amérique. Quelle accusation n’a-t-on pas portée contre le « christianisme » et la civilisation occidentale ! À juste titre. Si peu que la Révélation en Christ aurait été prise au sérieux, cela aurait dû interdire totalement, radicalement, sans aucune réserve, l’esclavage. Au Moyen Âge, les trafiquants d’esclaves auraient sûrement été excommuniés. Or, il est curieux de constater que, sauf des historiens consciencieux, personne ne se pose la question élémentaire de savoir comment il se fait que ces navigateurs occidentaux, peu nombreux, aient pu récolter des milliers d’esclaves, dans des peuples qui n’étaient quand même pas des moutons. Voyez-vous une centaine de marins français, même avec des mousquets, s’attaquer à une tribu de plusieurs centaines de durs combattants pour rafler une cargaison d’esclaves ? C’est totalement imaginaire. Par contre il faut savoir que depuis des siècles le continent noir était mis en coupe réglée pour l’esclavage par les musulmans. L’esclavage africain est une pratique musulmane au moins depuis le xe siècle. Et ici l’attaque des tribus africaines était effectuée par des armées nombreuses, véritables invasions, dont nous reparlerons (5).

Les musulmans ont déporté vers l’Orient beaucoup plus d’esclaves noirs que les Occidentaux. Au xie siècle, il y avait quinze grands marchés d’esclaves établis par les Arabes en Afrique noire, descendant à l’Est jusqu’en face de Madagascar, et à l’Ouest jusqu’au Niger. La principale marchandise de tout le commerce musulman, c’est l’esclave du xe au xve siècle. En outre, ils avaient commencé à pratiquer la politique, dont les marchands européens ont profité, consistant à dresser les chefs africains les uns contre les autres, pour qu’un chef fasse des prisonniers chez ses voisins et les revende comme esclaves aux marchands arabes. C’est en utilisant cette pratique établie depuis des siècles que les marins occidentaux ont obtenu aisément des esclaves. Bien entendu, le fait en lui-même est affreux et antichrétien, mais nous sommes bien en présence d’une influence directe de l’islam sur la pratique d’Occidentaux qui n’avaient plus de chrétiens que le nom.

Il faut d’ailleurs rappeler que, comme l’ONU l’a constaté, le commerce des esclaves noirs par des marchands arabes existe toujours aujourd’hui, vers les pays du golfe d’Oman.

Enfin un dernier point : la colonisation. Ici encore, depuis une trentaine d’années on a attaqué le christianisme comme inspirant la colonisation, on a fait grief aux chrétiens d’avoir couvert l’invasion du monde, d’avoir justifié les pratiques capitalistes, et la formule selon laquelle le missionnaire ouvrait la porte aux marchands est devenue traditionnelle. Sans aucun doute, on a raison. Sans aucun doute, jamais des chrétiens conscients et sérieux n’auraient dû accepter l’invasion des peuples du « tiers-monde », l’appropriation de leurs terres, leur réduction en semi-esclavage (ou leur extermination), la destruction de leur culture. Le jugement contre nous est accablant. Et Las Casas a totalement raison. Mais qui a inventé la colonisation ? L’islam. Indiscutablement.

Je ne reparle pas ici de la guerre et de l’établissement en Afrique de royaumes dominés par les Arabes, mais bien effectivement de colonisation, c’est-à-dire cette pénétration par d’autres voies que militaires, la réduction des peuples soumis par une sorte de traité de façon à ce qu’ils fassent exactement ce que le dominant attendait. Pour l’islam il y eut deux voies de pénétration, la commerciale et la religieuse. Exactement comme cinq cents ans plus tard pour les Occidentaux. Les missionnaires musulmans convertissent par tous les moyens les Africains à l’islam. Et comment admettre que leur intervention n’a pas eu les mêmes effets que celle des missionnaires chrétiens, destruction de la religion autochtone, et par conséquent de la culture autonome des tribus et royaumes africains ? Et il ne faut pas soutenir la sottise selon laquelle c’était une affaire « interne » au monde africain ! Les musulmans sont entrés en Afrique du Nord par conquête et les Arabes sont des Blancs. Le missionnaire musulman allant jusqu’au Zanzibar et en Angola a amené dans l’orbite du monde musulman ces peuples africains non conquis et soumis.

Mais l’autre voie c’est le commerce. Le marchand arabe va beaucoup plus loin que les guerriers. Il agit comme le feront cinq cents ans plus tard les Occidentaux : il établit des comptoirs et il procède à des échanges avec les tribus locales. Or, il n’est pas sans intérêt de constater qu’au xe, au xie siècle, l’une des marchandises que l’on va chercher, c’est de l’or ! Dans tout le Ghana, au sud du Niger, sur la côte est vers la Tanzanie actuelle, il y a des places arabes de commerce d’or. Quand on dit que c’est la soif de l’or qui au xve siècle a poussé les Occidentaux, c’est une simple suite de l’islam ! Ainsi le mécanisme de colonisation par les Arabes servira de modèle aux Européens.

Pour terminer, précisons bien, pour qu’il n’y ait pas de malentendu. Je n’ai pas du tout cherché à excuser ce que les Européens ont fait. Je n’ai jamais cherché à faire retomber la « faute » sur quelqu’un d’autre, et à dire que les « coupables » ce sont les musulmans et non les chrétiens. Il s’agit d’essayer d’expliquer un certain nombre de perversions dans la conduite chrétienne. J’en ai trouvé le modèle dans l’islam. Ce ne sont pas les chrétiens qui ont inventé la guerre sainte ou le trafic d’esclaves. Leur immense culpabilité a été d’imiter l’islam. Il s’agissait tantôt d’une imitation directe (on suivait l’exemple de l’islam), tantôt d’une imitation inverse, c’est-à-dire que l’on faisait la même chose que l’islam mais pour le combattre (par exemple la croisade). Dans les deux cas, le drame a été l’oubli complet de la vérité de l’Évangile, le renversement de l’éthique chrétienne, au profit d’un comportement qui paraissait de toute évidence plus efficace : le monde musulman était, au xiie siècle et ensuite, un modèle éblouissant de civilisation. Et l’on a oublié l’authenticité de la Révélation en Christ pour se lancer à la poursuite de ce même mirage.

Notes

  1. Cf., entre tant d’autres, D. Sourdel, L’Islam médiéval, Paris, PUF, 1979, et sur l’influence des mystiques musulmans, Mircea Eliade, Histoire des croyances et idées religieuses, Paris, Payot, 1983, t. III, § 283. Et : Islam et Christianisme, n° spécial de Foi et Vie, 1983.
  2. H. Pirenne, Mahomet et Charlemagne, Paris, Payot, 1937.
  3. Ce qui d’ailleurs a fait regretter à certains fervents de l’islam que les Arabes aient été finalement vaincus et refoulés. Quel merveilleux empire civilisé on aurait eu si l’Europe avait été tout envahie. Cette prise de position, inverse de celle qui avait cours jusque vers 1950 en histoire, conduit à oublier les horreurs de l’islam, la cruauté affreuse, la torture généralisée, l’esclavage, et l’intolérance absolue malgré les bons apôtres qui soutiennent la tolérance de l’islam. Nous y reviendrons. Il suffit de constater que partout où l’islam s’est installé, les Églises si vivantes, si fortes d’Afrique du Nord et d’Asie Mineure ont simplement disparu. Et que toutes les cultures originelles différentes que Rome et les Germains avaient respectées ont été anéanties, dans tous les lieux conquis par les Arabes.
  4. L’excellente étude de G. Bousquet, L’Éthique sexuelle de l’Islam, Paris, Maisonneuve, coll. « Islam d’hier et d’aujourd’hui », 1966. Et la pratique du Prophète lui-même n’a pas été particulièrement édifiante envers les femmes – or il est bien dit qu’il faut en tout imiter le Prophète…
  5. Et en dehors des guerres, il y avait le système de l’expédition brutale, ayant uniquement pour but, justement, de faire des prisonniers pour les rendre esclaves, ou pour enlever troupeau et femmes : c’est la razzia. Mot bien arabe !

 

Jacques Ellul

Ce que je crois
(1987, extrait)

J’ai employé pour expliquer l’apparition et l’utilité du droit le terme de défi. Je faisais ainsi allusion à la théorie de Toynbee. Je sais à quel point elle a été critiquée et combien maintenant, comme tous les grands systèmes explicatifs, elle est rejetée et oubliée. Cependant je la crois fondamentalement exacte. Toute société, comme tout homme, reçoit des défis, et va évoluer en fonction de sa capacité à les relever, les absorber ou les neutraliser. Il y a cent sortes possibles de défis pour une société ; des défis internes, économiques, démographiques, moraux, des impulsions révolutionnaires ; des défis externes, qui peuvent provenir d’autres groupes – prise de possession des terres, guerres –, et de la nature – cataclysmes, épidémies, sécheresse, variation de température. On peut imaginer toutes les formes de défis qui, soit immédiatement soit à longue échéance, provoquent une ou plusieurs réactions. Mais la société soumise à ce défi réagira aussi de cent façons diverses selon son génie propre et son degré d’évolution. On peut constater dans l’histoire des attitudes d’ignorance complète à l’égard du défi. Ce fut par exemple le cas de Byzance en face des Arabes. Soit que l’on se fie à sa force soit qu’on veuille ignorer ce qui vous menace, et l’on continue à mener exactement la même existence, comme si rien ne se passait. Alors que presque toutes les provinces de l’Empire avaient été conquises par l’islam, l’empereur à qui il ne restait plus que la ville de Byzance, sa banlieue et deux îles, continuait à promulguer des décrets signés par l’empereur de l’Empire romain. Par une erreur aussi dans la compréhension des défis, on se défend contre tout autre chose. Le grand défi de l’Éthiopie est la famine mais le gouvernement est avant tout préoccupé de faire la guerre pour l’Érythrée ! On peut constater encore un accueil enthousiaste de ce qui est en réalité un défi, mais que l’on reçoit comme un cadeau et un bienfait. C’est le cas de l’Europe aujourd’hui en face de l’islam, qui est certainement la plus grave menace qu’elle ait connue depuis les grandes invasions du viie au xe siècle. Mais quand je considère la France, bien plus qu’une incapacité à répondre à un défi, je rencontre une sorte de volonté suicidaire. Dans sa tête pensante, la France est prête à accueillir ce qui va l’anéantir, elle s’y livre, que ce soit d’un côté à la culture américaine et à l’américanisation de la nourriture, des jeux, des mœurs, de l’économie, que ce soit de l’autre côté au communisme (mais celui-ci a perdu sa partie), ou, plus gravement, à l’islamisation sous prétexte de la défense des travailleurs immigrés. Quos perdere vult, Jupiter dementat. La France est folle d’amour pour ce qui va l’égorger. Bien entendu, toute parole contre l’islam est un horrible sacrilège, car on ne manque pas de mettre en avant le pauvre malheureux travailleur maghrébin qui est venu relever l’économie française, en même temps que la vocation éternelle de la France, pays d’accueil (1). En réalité, c’est toute l’Europe qui, en présence des divers défis qui lui sont portés, fait preuve d’une pulsion suicidaire inconsciente. Tout en rejetant ses conclusions, il faut constater que finalement aujourd’hui, c’est Spengler qui a raison. Toutes ces attitudes en face du défi annoncent le déclin par incapacité du groupe social à trouver une réponse adéquate ou par ignorance du danger. Mais il arrive, et cela nous est arrivé souvent, que la réponse adéquate, la parade soit trouvée, alors le groupe social s’enrichit, se développe, se complexifie, et plus il absorbe de défis ainsi, plus il devient vivant. Mais le défi au sens de Toynbee n’est pas la seule provocation que le groupe ait à subir.

Par ailleurs, quand nous parlons de « réponse » au défi, ceci peut être mal entendu. Il ne s’agit pas en effet sur le plan de la société globale du mécanisme qui fut très exploité il y a trente ans, en psychophysiologie, stimulus-réponse. Ici la réponse n’est jamais de l’ordre du réflexe, elle n’est jamais le fruit inconscient d’une adaptabilité physiologique. La part de la décision, du choix, de la réflexion est considérable, du moins dans la réponse adéquate qui permet de surmonter le défi. Cette réponse est volontaire, calculée, choisie. À l’inverse, l’absence de réponse, l’erreur sur le défi, la passivité ou la volonté suicidaire relèvent de la disparition de la réflexion, de l’énergie et du choix sociaux. Je crois que l’étroite relation entre la réaction vitale et la réflexion ou l’intervention de l’intelligence est une spécificité de l’histoire humaine. En étudiant les menaces historiques qui se sont abattues sur les sociétés, on s’aperçoit aussi que le choix des réponses excède très souvent le défi. La société attaquée ne se borne pas à repousser l’agression pour se retrouver telle qu’elle était auparavant. La réponse implique une modification du groupe, le défi n’agit pas seulement sur la capacité de défense mais aussi comme une sorte de révélateur de puissances cachées dans le groupe et qui aboutissent toujours à des améliorations sociales ou économiques. Ainsi le défi empêche la société de se reproduire elle-même dans son identité, et (c’est aussi une spécificité) la réponse, quand elle est adéquate, dépasse largement le défi. Il est impossible de savoir d’avance comment un corps social va réagir, chaque groupe trouve ses défenses et ses adaptations de façon différente, selon sa spécificité. Nous retrouvons ici l’extraordinaire capacité inventive de l’homme. Il y a autant de diversité dans les réponses collectives au défi au cours de l’histoire que dans les créations institutionnelles ou techniques. On ne peut donc pas, si on considère l’histoire humaine dans sa réalité, dresser un tableau clinique de ses aptitudes ou inaptitudes ! Cette complexité même interdit qu’on trace une sorte d’évolution « à plat » d’une société et encore moins de l’humanité, tentation toujours présente dans les grandes synthèses historiques, ou dans les systèmes généraux explicatifs de l’histoire (y compris celui de Toynbee !). Mais aussi bien cette créativité, cette inventivité interdisent de « tirer les leçons de l’histoire » et encore moins des « lois » d’évolution historique. On peut analyser une époque et lui trouver des ressemblances avec la nôtre, par exemple l’Empire romain aux ive et ve siècles, mais cela ne permet absolument pas de prévoir ce qui peut se passer dans le demi-siècle à venir. L’histoire ne nous donne jamais de leçon pour comprendre notre temps ou pour choisir une solution. Elle n’est certes pas inutile, mais plutôt comme une incitation à créer du nouveau que comme une collection de remèdes faits d’avance. Chaque situation historique est incommensurable par rapport aux autres, et s’il est essentiel de les connaître, c’est pour comprendre comment nous en sommes venus au point où nous en sommes. L’histoire est utile pour aider au diagnostic, mais non pour une thérapeutique, et encore moins pour nous faire nous incliner devant une inéluctable nécessité. Quand l’homme est convaincu que les prédictions de Nostradamus (ou des lois scientifiques de l’histoire) contiennent en effet l’avenir de sa société, cela veut dire qu’il perd sa capacité créatrice et par conséquent que la société à laquelle il appartient sera inapte à inventer l’indispensable nouveauté.

Note

  1. Je dois dire que je ne comprends pas cet argument : d’un côté les étrangers qui viennent s’installer en France : Portugais, Espagnols, Maghrébins, ne sont en rien des réfugiés qu’il faut accueillir. Mais inversement les Vietnamiens, Cambodgiens, etc., qui fuient des régimes atroces ne sont pas accueillis en France. Ce sont ceux-là les véritables « potes ».

Jacques Ellul

Le Bluff technologique
(1988, extraits)

Le problème européen, c’est qu’en définitive il n’y a plus de culture européenne ! Nous avons assisté depuis un demi-siècle à une ruine de l’art et de la littérature (cf. L’Empire du non-sens), à un remplacement de l’apprentissage (qui unissait des valeurs de vie et des valeurs de connaissance) par l’instruction, à une « mondialisation » de toutes les cultures, qui de fait s’interpénètrent en des ensembles incohérents de miettes et de fragments et spécialement pour l’Europe à une américanisation (je n’ai aucune hostilité contre l’Amérique, mais contre l’invasion de ses plus mauvais aspects) qui a déstructuré des habitudes, des mœurs, des langages implicites, des rituels, qui faisaient la culture européenne autant que la littérature et l’art. Aujourd’hui, le grand thème d’une France multiraciale, avec l’invasion musulmane, achève cette destruction de la cohérence culturelle française.

[…]

On pouvait être tranquille tant que le tiers-monde n’avait pas d’idéologie mobilisatrice. Une révolte anticoloniale de tel ou tel pays, ce n’était pas très grave. Mais maintenant, le tiers-monde est muni d’une idéologie puissante mobilisatrice, l’islam. Celui-ci a toutes les chances de réunir, contrairement au communisme qui était encore importé d’Occident. Et c’est pourquoi le communisme échoue peu à peu dans les pays d’Amérique latine qui l’avaient adopté (sauf à Cuba et en ce moment au Nicaragua), et en Chine où l’on a compris que si l’on voulait devenir le troisième grand, il fallait abandonner le communisme. Au contraire, l’islam est du tiers-monde. Il gagne à une vitesse extraordinaire toute l’Afrique noire, il mord de plus en plus largement en Asie. Or, c’est une idéologie à la fois unificatrice, mobilisatrice et combattante. À partir de ce moment, nous allons être engagés dans une véritable guerre menée par le tiers-monde contre les pays développés. Une guerre qui s’exprimera de plus en plus par le terrorisme, et aussi par « l’invasion pacifique ».

Il est clair que le tiers-monde, même en réunissant toutes ses forces, ne pourrait pas engager une guerre déclarée, frontale, sur un champ de bataille. Ni guerre de tranchées comme en 1914, ni guerre de mouvement comme en 1940, ni même guerre « froide » comme en 1947, ni non plus guerre économique. Il n’aura jamais une puissance militaire suffisante ni une domination économique (on l’a bien vu avec le pétrole). Mais il a deux armes fantastiques : le dévouement illimité de ses kamikazes, et la mauvaise conscience de l’opinion publique occidentale envers ce tiers-monde. Car il est remarquable que cette Europe, qui ne peut pas se décider à prendre les mesures drastiques raisonnables pour rendre enfin le monde vivable, subit une mauvaise conscience permanente. Dès lors, d’une part il y aura un terrorisme tiers-mondiste qui ne peut que s’accentuer et qui est imparable dans la mesure où ces « combattants » font d’avance sacrifice de leur vie. Quand tout, dans notre monde, sera devenu dangereux, nous finirons par être à genoux sans avoir pu combattre. Et en même temps se produira inévitablement l’infiltration croissante des immigrés, travailleurs et autres, qui par leur misère même attirent la sympathie et créent chez les Occidentaux des noyaux forts de militants tiers-mondistes. Les intellectuels, les Églises, le PC, pour des raisons diverses, seront les alliés des immigrés et chercheront à leur ouvrir les portes plus largement. Toute mesure prise par le pouvoir, soit pour les empêcher d’entrer, soit pour les contrôler, rencontrera une opinion publique et des médias hostiles. Mais cette présence des immigrés, avec la diffusion de l’islam en Europe, conduira sans aucun doute à l’effritement de la société occidentale entière. Par suite de la déraison manifestée depuis vingt ans par nous, l’Occident va se trouver, sur le plan mondial, d’ici vingt-cinq ans, dans l’exacte situation actuelle de la minorité blanche d’Afrique du Sud face à la majorité noire. Et cela aurait été, à longue distance, l’effet de la technicisation, jouant à deux niveaux comme nous l’avons montré.


 

Jacques Ellul

France, terre d’asile
(Article paru dans Sud-Ouest, le 3 octobre 1988)

Les « médias », presse et télévision, ont alerté l’opinion des Français sur le drame qui s’est produit en Val-d’Oise, lorsqu’une petite fille était morte parce que les parents, Maliens, avaient pratiqué sur elle l’excision (ablation du clitoris), traditionnelle dans leur pays. Bien entendu, les parents n’avaient aucune idée qu’ils pouvaient faire le mal. Ils se bornaient à suivre leur coutume. Ainsi était posée, pour la première fois, d’une façon brutale, la question d’une société pluriculturelle. En face d’un mal que je considère aussi comme un des dangers politiques et sociaux les plus graves, le racisme, des intellectuels et des hommes politiques croient avoir trouvé la réponse adéquate : « Il faut que la France devienne une société pluriculturelle. » Et chacun peut se rappeler les accents émouvants et tremblotants du président de la République lorsqu’il évoquait cette société pluriculturelle, dans une « France généreuse et ouverte », « terre d’accueil », etc.

Or, je prétends que, prise au pied de la lettre, la formule de la société pluriculturelle est une imbécillité. Au cours de l’Histoire, il n’y a jamais eu aucune société pluriculturelle (sauf entre peuples très voisins dans leur culture, comme Rome et Athènes). Il y a certes eu des sociétés dans lesquelles venaient s’insérer des groupes ayant des cultures différentes, mais très rapidement, se manifestait une culture dominante qui s’imposait à tous, avec l’acceptation de quelques différences mineures. Bien entendu, on évoque le passé de la France, où de nombreuses cultures se sont croisées et fondues. D’accord, mais à quel prix ? On oublie que jamais « la France » n’a accueilli à bras ouverts ces peuples différents avec leurs cultures ! S’il y a eu ces apparitions, ce fut toujours à la suite de guerres, de conquêtes violentes : les Germains, les Arabes, les Normands, les Huns, les Hongres, les Anglo-Saxons. Certes des cultures diverses, mais on était bien obligés de les subir parce que l’on était vaincus ! Et quand on pouvait chasser ces « étrangers à culture différente », on n’a pas manqué de le faire comme pour les Arabes ou les Anglo-Saxons… France terre d’accueil ? Au cours de l’Histoire, France vaincue ou victorieuse, voilà !

En réalité, tout repose sur un malentendu au sujet de la « culture » dans le « pluriculturel ». Si l’on entend par culture, la musique, la littérature, les danses et les chants, que l’on soit pluriculturel ne pose aucun problème. Mais la culture, ce n’est pas cela ! C’est l’ensemble des mœurs, des coutumes, des traditions, des règles juridiques aussi, de la religion et de la morale, des concepts politiques, et de l’idée même que l’on se fait de la société, avec ses hiérarchies, ses clans, ses chefs, etc. (1) Alors il faut se poser les questions très concrètes : l’anthropophagie a reparu dans certaines tribus africaines. Est-ce que nous allons admettre la pratique de l’anthropophagie lorsque des groupes africains venant de ces pays s’installent chez nous ? La polygamie est recommandée et pratiquée par l’islam. Est-ce que nous allons admettre le rétablissement de la polygamie en France ? Cas remarquable de pluriculturel, il y aurait des familles monogames selon la loi française et à côté des familles polygames. L’islam place la femme (malgré les protestations de musulmans libéraux) dans une situation tout à fait inférieure et subordonnée : allons-nous rétablir la soumission absolue de la femme et l’autorité absolue du père de famille ? Ou bien y aura-t-il deux cultures côte à côte ? Mais alors les tribunaux français auront-ils à juger selon la loi coranique ? Ou bien, ce qui est en réalité indispensable, y aura-t-il une juridiction française, et une autre musulmane, mais pourquoi pas aussi malienne, etc. ? Voilà les vrais problèmes, ainsi que l’excision, qui n’est pas du tout une opération « rituelle », mais qui est l’expression d’une société où la femme ne doit être rien d’autre qu’un objet passif.

Il y a plus grave ! Beaucoup de ces cultures diverses que l’on prétend accueillir ont leur organisation politique (allons-nous accepter la constitution en France des chefferies ?), et leur conception politique. Et ici se pose nécessairement la question de la relation entre le pouvoir politique et le religieux. Presque toutes les cultures non occidentales établissent des liens étroits entre les deux, sinon même une identification (comme le Coran). Alors, à mes yeux la vraie question est : allons-nous, pour admettre toutes les cultures, remettre en jeu la laïcité de l’État, la sécularisation qui sont pour moi une des conquêtes les plus positives de l’Occident ? Ne comprend-on pas que si l’islam devient très puissant en France, c’est la laïcité du pouvoir qui est menacée ? Jamais un musulman n’admettra la séparation du politique et du religieux. Par conséquent, à ses yeux, les autorités laïques françaises n’ont aucune légitimité. Comprend-on ce que cela signifie si trois millions, et pourquoi pas quatre, d’habitants considèrent les pouvoirs institués comme nuls ? Sur ce point, je serai intraitable si un musulman veut devenir français et électeur, il faut qu’il signe un document précis où il acceptera la laïcité du pouvoir et de la société, la législation française en toutes ses parties (y compris le mariage) et où il renonce expressément au « devoir » de la guerre sainte (djihad). Faute de quoi – où s’il y désobéit – il serait reconduit à la frontière.

J’ai dit plus haut que la formule d’une société pluriculturelle est absurde, je l’ai montré. Mais au contraire, il faut une France accueillante, terre d’asile. Certes oui ! À condition qu’il s’agisse de vrais réfugiés politiques. Et ici je dois dire ma déception. Au temps du président Giscard on admettait (trop peu nombreux !) l’entrée de Cambodgiens venus des camps de réfugiés de Thaïlande, des boat people, etc. Lors de sa candidature, M. Mitterrand avait promis qu’il doublerait les quotas. Déception, déception sous son septennat, on n’a laissé entrer pratiquement aucun Cambodgien, aucun Vietnamien (cependant qu’on accueillait en masse des Maghrébins, nullement réfugiés politiques). Je n’y vois, hélas, qu’une explication : on a accepté des Chiliens, parce que fuyant un régime de dictature de droite, des Algériens parce qu’ils viennent d’un pays socialiste, mais ceux qui fuyaient un régime de gauche, n’étaient pas « intéressants » n’est-ce pas, pour un gouvernement de gauche ! Et les 135 000 Cambodgiens qui continuent depuis 1975 à être enfermés dans les camps de réfugiés de Thaïlande sont évidemment beaucoup moins intéressants que les Palestiniens de Gaza !

Note
1. D’après R. Barthes, une culture est caractérisée par son « unité de style » : ce qui exclut radicalement la société pluriculturelle ! Et pourtant, R. Barthes n’était ni raciste ni réactionnaire !


 

Jacques Ellul

Non à l’intronisation de l’islam en France
(Article paru dans l’hebdomadaire Réforme le 15 juillet 1989)

Ce n’est pas une marque d’intolérance religieuse : je dirais « oui », aisément, au bouddhisme, au brahmanisme, à l’animisme…, mais l’islam, c’est autre chose. L’islam est la seule religion au monde qui prétende imposer par la violence sa foi au monde entier.

Je sais qu’aussitôt on me répondra : « Le christianisme aussi ! »

Et l’on citera les croisades, les conquistadors, les Saxons de Charlemagne, etc. Eh bien il y a une différence radicale.

Lorsque les chrétiens agissaient par la violence et convertissaient par force, ils allaient à l’inverse de toute la Bible, et particulièrement des Évangiles. Ils faisaient le contraire des commandements de Jésus, alors que lorsque les musulmans conquièrent par la guerre des peuples qu’ils contraignent à l’islam sous peine de mort, ils obéissent à l’ordre de Mahomet.

Le djihad est la première obligation du croyant musulman. Et le monde entier doit entrer, par tous les moyens, dans la communauté islamique.

Je sais que l’on objectera : « Mais ce ne sont que les “intégristes” qui veulent cette guerre. »

Malheureusement, au cours de l’histoire complexe de l’islam, ce sont toujours les « intégristes », c’est-à-dire les fidèles à la lettre du Coran, qui l’ont emporté sur les courants musulmans modérés, sur les mystiques, etc.

Déclarer sérieusement qu’en France l’adhésion de « certains musulmans » à l’intégrisme islamique est le résultat d’une crise d’identité est une désastreuse interprétation.

L’intégrisme islamique en Iran, en Syrie, au Soudan, en Arabie Saoudite, maintenant en Algérie est-il une réaction à une crise d’identité ?

Non, l’intégrisme islamique est seulement le réveil de la conscience religieuse musulmane chez des hommes qui sont musulmans mais devenus plus ou moins « tièdes ».

Maintenant, le réveil farouche et orthodoxe de l’islam est un phénomène mondial. Il faut vivre dans la lune pour croire que l’on pourra « intégrer » des musulmans pacifiques et non conquérants. Il faut oublier ce qu’est la rémanence du sentiment religieux (ce que je ne puis développer ici). Il faut oublier la référence obligée au Coran. Il faut oublier que jamais pour un musulman l’État ne peut être laïque et la société sécularisée : c’est impensable pour l’islam.

Il faut enfin oublier comment s’est faite l’expansion de l’islam du vie au ixe siècle. Une étude des historiens arabes des viie et ixe siècles, que l’on commence à connaître, est très instructive : elle apprend que l’islam s’est répandu en trois étapes dans les pays chrétiens d’Afrique du Nord et de l’Empire byzantin.

Dans une première étape, une infiltration pacifique de groupes arabes isolés, s’installant en paix.

Puis une sorte d’acclimatation religieuse : on faisait pacifiquement admettre la validité de la religion coranique. Et ce qui est ici particulièrement instructif, c’est que ce sont les chrétiens qui ouvraient les bras à la religion sœur, sur le fondement du monothéisme et de la religion du Livre, et enfin lorsque l’opinion publique était bien accoutumée, alors arrivait l’armée qui installait le pouvoir islamique – et qui aussitôt éliminait les Églises chrétiennes en employant la violence pour convertir à l’islam.

Nous commençons à assister à ce processus en France (les autres pays européens se défendent mieux). Mais c’est du rêve éveillé que de présenter un programme de fédération islamique en France, pour mieux intégrer les musulmans. Ce sera au contraire le début de l’intégration des Français dans l’islam.

La seule mesure juridique valable, c’est de passer avec tous les immigrés un contrat comportant : la reconnaissance de la laïcité du pouvoir, la promesse de ne jamais recourir au djihad (en particulier sous forme individuelle – terrorisme, etc.), le renoncement à la diffusion de l’islam en France. Et si un immigré, beur ou pas, désobéit à ces trois principes, alors, qu’il soit immédiatement rapatrié dans son pays.


Jacques Ellul

Réflexion sur l’islam intégriste
(Article paru dans Information juive en juin 1990)

Bien entendu, nous savons tous qu’il y a non pas un islam, mais des islams. Celui-ci a, en effet, varié selon les époques et les pays. L’islam de l’Empire du Grand Mogol n’est pas celui du royaume de Grenade. Il s’est adapté à des civilisations et des cultures diverses, par une réinterprétation des textes du Coran et des hadiths. Mais il faut bien remarquer que, au cours de sa longue histoire, il y a toujours eu, en face d’islams libéraux et « laxistes », une reprise en main à un moment par un mouvement intégriste. Toutefois il est certain que deux courants fondamentaux sont permanents, celui des « juristes », qui élaborent, à partir du Coran, une construction rigoureuse et politique, et celui des mystiques, représentés surtout par les soufis, eux aussi fondés dans le Coran mais sans préoccupations politiques. Ceci dit, il faut constater que nous venons de traverser une longue période de modération, près de deux siècles, où l’on a pu, même, assister à la création d’États laïques dans une société musulmane (alors qu’en principe, l’islam est une « religion-politique » ou une « politique-religion »), ou bien, dans les masses, à la pratique d’un islam devenu surtout rituel, obéissance aux cinq devoirs sans que cela implique d’hostilité envers le « non-islam ».

Mais actuellement, sont apparus les tendances et mouvements que l’on groupe sous le nom d’islam intégriste. Ceci est très souvent rapporté au retour de l’ayatollah Khomeyni en Iran et à sa prise de pouvoir en février 1979. Mais en réalité cet événement n’aurait pas eu lieu s’il n’y avait eu au préalable l’énorme boom du prix du pétrole qui a rendu les gouvernements arabes richissimes. C’est sur cette base que se fondent la possibilité et la puissance de la Révolution islamique lancée par Khomeyni. L’ayatollah a voulu établir une société islamique idéale, celle qui existait au viie siècle en Arabie sous Mahomet et son gendre Ali. Une société fondée sur le Tohid, principe de l’unité de Dieu et de l’Univers, qui a pour conséquence l’égalité de tous les hommes. Mais cela implique aussi le rejet des connaissances scientifiques et techniques et les modèles occidentaux. Cette révolution est radicalement anti-moderniste et anti-occidentale.

Loi sociologique

Dans ces conditions, peut-on imaginer que cet intégrisme puisse mieux « réussir » que les renouveaux périodiques de l’intégrisme chrétien, qui ont tous échoué ? La grande différence tient à ce que, lorsque les chrétiens veulent établir un régime de violence et d’exclusion, ils se trouvent en contradiction avec leur texte de base, leur « livre fondateur », les Évangiles. Au contraire, lorsque les musulmans deviennent intégristes avec tout ce que cela comporte d’intolérance, d’exclusion, de domination, ils se trouvent en plein accord avec le Coran. Ils ont donc « objectivement » raison. Mais, répondent les partisans de « l’intégration », c’est une minorité qui est intégriste (et violente), il y a une foule de musulmans qui sont désireux de devenir simplement français et de s’intégrer dans une société occidentale. Je ne doute pas de leur bonne foi, mais, mis au pied du mur, ils seront bien obligés de reconnaître quelle est la « vérité » intégrale de ce Coran auquel ils croient. Et l’on voit resurgir un islam pur et dur à partir d’une croyance qui était devenue traditionaliste et ritualiste. Et ce à quoi il faut toujours penser, dans ces circonstances, c’est que lorsqu’un parti, un groupe social, une collectivité se « met en mouvement », c’est toujours la fraction extrémiste qui l’emporte. Je pourrais prendre dix exemples dans notre siècle de cette sorte de « loi sociologique ». Autrement dit, l’intégrisme musulman me paraît destiné à croître, à « revivifier » de plus en plus les peuples anciennement musulmans, et à conquérir de nouvelles populations ailleurs.

L’avenir ouvert

Et comment s’en étonner ? Nous vivons dans un monde en crise généralisée. Il n’y a plus de « vérité » nulle part (même scientifique). Il n’y a plus de structures sociales stables (pensons à la déstructuration des peuples du « tiers monde », provoquée par la colonisation). Il n’y a plus de « morale », c’est-à-dire de règle commune de conduite : situation intolérable pour l’homme. Voici brusquement que paraissent des mouvements, où l’on « sait ». On sait où est la vérité, la règle de conduite, l’organisation stable ; quel attrait ! Quelle fascination ! L’intégrisme musulman n’est pas seulement terrible, il est fascinant. Que valent contre cela les bons sentiments, les appels à l’humanisme et à la tolérance, la mystique, et même sur le plan intellectuel la contradiction éclatante entre le fait de prétendre revenir à cet islam pur et dur, haïr l’Occident matérialiste, et, en même temps se servir de tout ce que l’Occident produit (par exemple, les armes, la propagande, etc.) ? Aucun poids. Je crains par conséquent que l’intégrisme musulman ait l’avenir ouvert.


 

Jacques Ellul

Les Trois Piliers du conformisme
(vers 1991, publication posthume dans
Islam et judéo-christianisme)

Introduction

Depuis bientôt une dizaine d’années, les intellectuels français sont dans leur ensemble saisis d’un amour immodéré pour l’islam. On ne cesse de lire les louanges de l’islam à tous les niveaux. Religion de l’absolu dernier, riche de civilisation, profond humanisme, dévotion spirituelle ; bien entendu, tout cela est mis en contrepoint avec le matérialisme grossier de notre civilisation barbare, de notre soif de l’argent, de notre passion du travail, de notre technicisation déshumanisante. J’ai lu à plusieurs reprises que la « victoire » de Poitiers en 732, où les « Sarrasins » furent écrasés, a été un désastre pour la civilisation, que les Arabes étaient mille fois plus civilisés que les barbares français de Charles Martel, et que si les Arabes avaient été vainqueurs nous aurions profité d’une civilisation, d’une culture, d’une organisation sociale très supérieures. On met en valeur la haute qualité du royaume de Grenade, aussi bien pour l’art que pour la littérature, et, malheureusement, ce sont une fois de plus les barbares du Nord qui ont réussi à vaincre une si belle création. J’ai lu également que nous devrions nous mettre à l’école de la sagesse et de la spiritualité musulmanes, nous y trouverions la réponse et la compensation à l’intolérable insignifiance de notre Occident.

Certains ont entrepris de combattre courageusement les « légendes » inventées par les Occidentaux sur les massacres qui auraient été perpétrés par les Arabes et les Turcs dans leurs conquêtes. D’autres ont cherché à prouver que ce sont les Européens qui, depuis toujours, ont cherché des chicanes aux pays arabes, et tant qu’à faire, j’ai pu lire que c’étaient les Européens qui sillonnaient la Méditerranée en pillant les côtes, et non pas les pirates barbaresques ; d’ailleurs, argument frappant, l’un des grands chefs de ces « pirates », Barberousse, était un Européen ! Et un remarquable intellectuel de mes amis a proclamé devant moi que le Coran était « le plus grandiose et le plus parfait de tous les poèmes du monde ». Je pourrais poursuivre cette énumération de témoignages de la ferveur et de l’admiration de nombreux intellectuels français pour l’islam. Pour ne pas être en retard, je me suis plongé moi aussi dans le Coran, dans un petit condensé des hadiths, dans des livres concernant l’islam, et, finalement, je n’y ai rien trouvé de ce que l’on m’avait promis. Mais je sais bien qu’il est tout à fait vain de discuter de passions intellectuelles de cet ordre, et que c’était un travail incommensurable de procéder à la triangulation : « Coran – sociétés musulmanes – Conquêtes », l’étude des faits de conquête et de la situation des vaincus dépassait ma compétence (1), aussi bien d’ailleurs qu’une étude sérieuse du Coran, qu’il faut lire en arabe, si on veut ne pas commettre de contresens grossiers (2). Restait quand même pour moi la question insoluble : comment des générations d’intellectuels arabisants ont pu se tromper de façon radicale au sujet de l’islam, en le présentant comme une terreur et une menace ? Comment une unanimité d’opinion a-t-elle pu se faire au sujet des conquêtes islamiques (en se fondant, dit-on aujourd’hui, sur des faits inexacts), comment des générations de populations vivant en bordure de la Méditerranée ont-elles pu vivre dans la terreur de pirates barbaresques, etc., etc. Il y a là un mystère de création d’opinion publique durable mais tenue aujourd’hui pour complètement fausse, que je n’ai jamais vu expliqué ni même abordé.

Aujourd’hui, on a bien « redressé » la situation et rétabli la « vérité ». Le Coran est un livre de prières, hautement mystique (on sait que très unanimement on explique que le jihad, la guerre sainte, n’est nullement une guerre contre des ennemis, mais un combat spirituel qu’il faut mener en soi-même). Les « conquêtes » musulmanes sont tout à fait pacifiques et l’on préfère généralement rester dans le vague (ainsi 1’Encyclopedia Universalis dira : « Du viiie au xie siècle l’islam s’est répandu… », mais on évite soigneusement de dire comment. Il s’est « répandu » tout seul, par une opération magique ou spirituelle…). Quant aux massacres, aux oppressions des peuples chrétiens, etc., tout cela ce sont des légendes, répandues en Occident pour justifier nos conquêtes. Car les coupables, dans toute cette histoire, c’est nous, les Européens. Et l’on s’étend longuement sur les croisades, l’horrible intervention des Européens dans ce Proche-Orient pacifique (on néglige de parler des conquêtes arabes dans l’Empire byzantin !). Ainsi, nous sommes en présence d’une réécriture du passé, de l’histoire, entièrement favorable aux peuples musulmans, d’une réinterprétation du Coran, et de la volonté d’ouverture à tous les courants intellectuels ou spirituels, de l’islam.

On doit se demander quand même à quoi peut être dû un pareil changement, assez profond et spectaculaire en même temps. Pour une pareille « conversion », une cause est insuffisante. Et l’on doit chercher l’entrecroisement de divers facteurs.

Un premier fait, évident et massif, c’est la présence d’une très grande quantité de Maghrébins, cinq millions [1991] apparemment en France. On ne peut donc plus considérer ces peuples comme lointains et étrangers (donc sans relation). On est obligés d’avoir des relations avec eux. Or, la première évidence, que l’on ne cesse de nous répéter, c’est qu’ils sont indispensables à l’économie française. Nous ne sommes pas loin de l’affirmation que toute l’économie repose sur leur travail. Si les Maghrébins n’étaient pas là, tout s’effondrerait, les Français étant, de toute évidence, incapables de travailler. Par conséquent, bien loin que ce soit nous qui rendions service (la France terre d’asile, qui recueille les malheureux, persécutés politiquement ou venant de pays trop misérables pour entretenir toutes ces populations), ce sont ces étrangers qui nous rendent un service inappréciable, et c’est nous qui devons leur être reconnaissants. Qui plus est, ils exécutent souvent un travail que les Français ne voudraient plus faire, les besognes les plus pénibles ou les plus répugnantes, si bien qu’ils sont des « pauvres » (même s’ils ont assez d’argent pour en envoyer à leurs familles restées dans le pays d’origine, on le sait parfaitement). Ce sont les pauvres de notre société d’opulence (quoique, le fait est remarquable, on n’en trouve pas chez les « clochards »). Donc le bon cœur, surtout des chrétiens, s’émeut en leur faveur, et s’ouvre à toutes leurs demandes. De plus, ce sont des étrangers (« Tu traiteras l’étranger comme l’un des tiens », se rappellent les chrétiens), et donc on doit leur apporter une aide plus grande qu’aux autres.

Oui, mais, dira-t-on, en quoi cela concerne-t-il notre changement de compréhension, d’ouverture, à l’égard de l’islam ? Le plus souvent, ces immigrés sont des musulmans de nom, de pure forme. Comme 50 % des Français sont « catholiques », on garde des rites, des fêtes, des jours sans travail… mais c’est tout. Il faut, pour comprendre la réalité, tenir compte du phénomène, que j’ai étudié ailleurs, de « rémanence du religieux » – c’est-à-dire que quelqu’un qui appartient de nom, de tradition, de famille, à une religion, est toujours susceptible de redevenir un religieux fervent et parfois sectaire s’il se produit un « choc », une persécution, un réveil émanant d’un petit groupe mystique, l’injustice dans un pays pratiquant une autre religion, etc. Les rites conservés rendent l’homme ouvert et réceptif à une renaissance religieuse. Et c’est actuellement le cas, en France tout au moins. Il y a d’une part la plongée dans une société laïque (inconcevable pour un homme élevé dans un monde islamique), et d’autre part, on sait qu’un peu partout se produit un réveil islamique. Et ceci, colporté, diffusé par les médias, prend des proportions qu’il n’a peut-être pas dans la réalité (par exemple, le FIS en Algérie est une infime minorité tempérée par les autorités, mais très influent dans les milieux algériens en France). Ces deux facteurs contribuent à vivifier la religion musulmane chez les Maghrébins en France.

Et par conséquent, nous avons ici un ensemble de facteurs qui se rejoignent pour imposer le fait musulman, aux médias, aux intellectuels et aux populations qui vivent au contact avec des groupes maghrébins. Or, ceci prend de l’importance, en tant que fait nouveau. Un groupe juif ou protestant ne pose pas de problèmes, c’est une situation ancienne et installée. Il n’y a pas de nouveauté, de surprise, donc on n’a pas l’attention attirée sur ces croyances. Au contraire, l’attention est attirée sur les croyances musulmanes, et nos intellectuels, au second degré, ne peuvent que chercher à connaître et à comprendre ; donc, ils sont attirés par ce qui semblait négligeable il y a 30 ans (seuls des spécialistes s’intéressaient à l’islam) et qui s’impose maintenant. Et ceci acquiert un impact d’autant plus fort que nous conservons envers les peuples du tiers-monde une mauvaise conscience, à tous les points de vue. Mauvaise conscience d’avoir été des conquérants (des « colonisateurs ») qui se justifiaient en affirmant qu’ils apportaient la civilisation, alors que nous détruisions les cultures vivantes. Mauvaise conscience, en tant que colonisateurs, d’avoir été des exploiteurs. On exagère assurément quand on affirme que l’essor économique de l’Europe tient uniquement à l’exploitation des richesses du tiers-monde, qui était dépouillé, mais il reste exact que dans certains domaines, les matières premières du tiers-monde, acquises à vil prix, ont servi le « développement » occidental. Donc, mauvaise conscience, certes surtout ressentie par les intellectuels (et il faut quand même ajouter un bon nombre de chrétiens) qui produit un sentiment de sympathie maintenant pour tout ce qui est africain, maghrébin, etc.

J’ajouterai quand même une pointe assez méchante : cette mauvaise conscience, elle est quand même née à partir du moment où nous avons été vaincus. Tant que nous étions les plus forts, nous gardions la bonne conscience du « civilisateur ». Et l’intérêt pour les peuples maghrébins, par exemple, est suscité par leur victoire, leur puissance militaire, comme l’intérêt pour les peuples du Moyen-Orient coïncide avec la puissance pétrolière et la crise de 1973-1974. Et, par exemple, la guerre de l’Irak a été en réalité un plein succès pour le monde arabe parce qu’il a fallu mobiliser toute la puissance américaine pour l’emporter. Donc, respect, très grand respect : nous ne sommes plus les plus forts. Ainsi, tout se conjugue : la bonne volonté envers les Maghrébins simples manœuvres exploités, la mauvaise conscience occidentale, pour le passé, le respect pour la nouvelle puissance, pour concentrer l’attention sur le phénomène arabe, et susciter l’intérêt. Intérêt qui porte sur tout, et bien entendu sur cette religion, qui, en même temps, nous le notions plus haut, renaît dans son intransigeance parmi les Arabes eux-mêmes. Ceci, c’est donc le fait global, le fait plus particulier, c’est la tendance à une adhésion pour cette religion.

Je prendrai d’abord le cas de la majorité des Français, laïque et libre penseur : tant que la laïcité a été un combat et un idéal, elle donnait un sens à la vie de ceux qui combattaient l’Église catholique (principalement). Mais depuis que la laïcité, la république, l’agnosticisme sont bien installés, cela ne présente plus beaucoup d’intérêt ! Or, ceci s’accompagne, dans notre société contradictoire, de faits majeurs : il n’y a plus guère de morale (au sens large, d’un devoir être, et pas seulement d’un conformisme), on ne croit plus en aucune valeur, les dernières comme le patriotisme ou le socialisme sont bien finies. On ne croit plus rien. On ne se trouve pas de sens élevé, car gagner de l’argent ou s’obséder de vitesse ne suffisent pas à donner un sens à la vie. Mais que le lecteur ne se méprenne pas : je n’accorde aucune valeur aux idéologies (dont je sais à quel point elles peuvent être dangereuses – nazisme, communisme), mais je me borne à constater qu’aucune société ne peut subsister sans un ensemble de croyances communes et sans idéologie qui donne une raison de rester ensemble. Et tout d’un coup arrive par miracle une croyance forte, avec tout le corpus qui donne un sens : vérité proclamée, rites, morale spécifique, absolu de comportements, intransigeance… Comment ne pas être attiré par ce trop-plein de richesse venant combler notre vide ? Évidemment, les intégristes font peur ; mais il y a maintenant autour de nous tant de musulmans pieux et d’agréable commerce – après tout, pourquoi pas ? Les intellectuels y trouvent un renouveau de possibilité d’un sens et d’une vérité (tout en dépouillant cette vérité de son caractère religieux ; mais il y a tant de richesses chez les philosophes musulmans, ils ont déjà apporté tant de lumières que nous ignorions – al-Kindi, al-Farabi, Avicenne, Averroes… De quoi sortir de la monotone querelle hégélienne… !).

Autrement dit, sur tous les plans, l’arrivée en force du monde musulman en Occident apparaît moins comme un danger que comme une possibilité de reviviscence de notre culture. Ce bref panorama dressé, reste à parler des chrétiens. Eux aussi connaissent l’attraction, provoquée par la présence proche, par le sérieux, l’exigence, de cette religion, et tant de proximités (apparentes). On multiplie les colloques entre musulmans et chrétiens. Et, pour autant que j’y aie assisté, ceux-ci sont très en retrait dans leurs affirmations. Nous ne sommes plus du tout en présence d’un christianisme pur et dur qui s’affirme comme tel. Lors d’un de ces colloques, j’ai pu entendre un théologien catholique de renom dialoguer au sujet de « Dieu » avec un théologien musulman, sans aucune réserve quant au Dieu en question, et il est arrivé au bout de ce colloque en ayant réussi à ne pas prononcer le nom de Jésus-Christ. C’est que les chrétiens, outre toutes les raisons que j’évoquais plus haut, sont quand même attirés par une religion intransigeante et sans faille, d’une rigueur logique extrême, tout en comportant des mystiques illustres. Ces chrétiens sentent bien la mollesse de la foi commune, le désintérêt général pour le christianisme (tout en constatant que dans notre société il y a grand besoin d’une croyance, d’un sens, etc.). Les églises se vident. Il n’y a plus guère d’efforts d’évangélisation, les groupes annexes à l’église disparaissent un à un… On a essayé bien des méthodes, mais les jeunes sont attirés par cent autres choses. On a voulu rénover les liturgies, sans réfléchir à cette réalité si simple que seuls ceux qui suivent déjà cultes et messes sauront que cette liturgie est plus accessible, plus vivante, etc. Ceux de l’extérieur n’en savent rien et ne sont pas attirés, cela ne les concerne plus. Et à côté…, un peuple entièrement religieux (car les chrétiens en sont encore à donner valeur générique au « religieux », le « christianisme » n’étant plus qu’une religion comme les autres). J’ai montré ailleurs l’opposition totale entre la religion et la Révélation biblique, je ne la reprends pas. Donc, islam, christianisme, religion pour religion. Sans doute, ces chrétiens ne sont pas prêts à renier Jésus-Christ, loin de moi ce soupçon ! Mais hormis cela (et il y a eu déjà tant d’autres interprétations de la spécificité du christianisme), ne peut-on trouver un terrain d’entente ? De dialogue au moins ? On a commencé par là, et il faut bien dire que ce fut assez réussi. Il suffit d’estomper certaines particularités, et de ne pas regarder en face le jugement (qui n’a pas changé) des musulmans sur les chrétiens et les juifs. Puis, voici peu d’années on a entrepris (du côté chrétien) de chercher les éléments d’une parenté. Et ce fut finalement assez facile. D’abord indiscutable, ce sont des religions monothéistes. Ensuite, ce sont des religions du « Livre » : un livre saint de chaque côté, quelle aubaine, quelle base commune ! Enfin, on s’est rappelé que les Arabes descendent d’Ismaël, et par conséquent que nous sommes tous descendants d’Abraham.

Si j’ai décidé la rédaction de ce petit opuscule, c’est à cause du succès de ces trois arguments, qui attestent la parenté de l’islam et du christianisme. Je vais examiner ces trois principes, et j’espère montrer que c’est du vent, et que ces mots ne recouvrent rien.

(Suivent trois chapitres : « Nous sommes tous des fils d’Abraham, « Le monothéisme », « Des religions du livre », dans lesquels Ellul bat en brèche les prétendues parentés entre l’islam et la révélation biblique, pour conclure à « un fossé infranchissable entre les deux. La ressemblance des mots cache totalement les oppositions, à la fois du sens et de l’être. »)

Notes

  1. Cette lacune est comblée par les ouvrages essentiels de Bat Ye’or, dont le dernier, L’Occident entre jihad et dhimmitude, est radical. [Jacques Ellul donne ici le titre initial du manuscrit de Bat Ye’or pour lequel il écrivit la préface présentée p. 5. Le livre fut publié en septembre 1991 aux éditions du Cerf sous le titre Les Chrétientés d’Orient entre jihad et dhimmitude : viie-xxe siècle.]
  2. Mon ami Jean Bichon, qui était un arabisant de premier plan, et qui connaissait parfaitement le Coran, a laissé quelques articles critiques indiscutables.

Jacques Ellul

Rôle de la communication
dans une société pluriculturelle
1993

[…] Il me reste à donner trois exemples significatifs : le Liban, entre une culture islamique et une culture chrétienne. Deux cultures tout à fait opposées, mais je devrais dire des « sous-cultures » ! En effet le Liban, envahi par des flots militaires de tous ordres, devient une sorte de terre d’asile pour des groupes persécutés, et d’origine très diverse, mais ces groupes, chrétiens ou musulmans, vont coexister par force, et se subdiviser en sectes diverses dans les deux cas. Deux grands règnes au xviie siècle confirment cette coexistence. L’un, d’un émir musulman, l’autre d’un émir converti au christianisme (Bachir II, 1789-1840) : tous deux maintiennent l’unité et la paix religieuse. À la suite d’une histoire complexe, la Turquie va diviser le Liban au xixe siècle en deux « préfectures », l’une maronite (chrétienne), l’autre druze. Coexistence très difficile. Les Druzes en 1860 massacrent six mille chrétiens… De nombreuses interventions et tractations internationales arrivent à maintenir un Liban à peu près pacifique. Jusqu’à l’explosion de ces dernières années. Autrement dit, malgré une origine ethnique commune, malgré des mœurs à peu près identiques, malgré des coutumes et une langue communes, la société pluriculturelle libanaise n’a jamais pu exister par elle-même : elle l’a bien fait mais lorsqu’elle était sous la contrainte d’un pouvoir supérieur qui maintenait ensemble les deux communautés. Ici encore l’obstacle était bien de l’ordre de la communication : il ne pouvait pas y avoir de communication religieuse, la rupture était radicale, et la langue, comme vecteur était insuffisante ; les croyances et la conception de la vie étaient un obstacle à la coexistence pacifique parce que l’on ne pouvait pas se comprendre (1).

[…]

Pour terminer cette série d’exemples, je voudrais citer un cas, un peu en marge, parce qu’il ne s’agit pas d’une société pluriculturelle. On sait qu’au cours du xixe siècle il y a eu des séries de traités (commerciaux, politiques, etc.) entre la France et le Dahomey [le Bénin aujourd’hui]. Jamais ces traités ne donnaient satisfaction et, finalement, le gouvernement français, lassé de ce qu’il considérait comme des trahisons, finit par annexer le Dahomey. Or le Dahomey avait une administration développée, des archives, des fonctionnaires. C’était un royaume « modèle ». J’ai eu l’idée de soumettre comme sujet de thèse à l’un de mes étudiants, dahoméen, la question de l’interprétation des traités par les fonctionnaires dahoméens et par les juristes français du ministère des Affaires étrangères. Il a pu se procurer au Dahomey ces traités et les interprétations. Même chose au ministère des Affaires étrangères. Et la comparaison était tout à fait édifiante : chacune des deux parties attribuait aux mêmes textes des significations totalement incompatibles. C’étaient les mêmes mots. Les traductions étaient parfaitement correctes, mais le fonds culturel des uns et des autres interdisait que l’on pût se comprendre. La même phrase qui pour les uns n’avait qu’un contenu de pure forme, et presque de déclaration rituelle, comportait pour les autres des obligations juridiques (implicites) précises ! Telle formule avait une valeur religieuse pour les uns, juridique pour les autres, etc., si bien que chacun observait correctement le traité, dans sa compréhension du traité, mais il était aussitôt contredit par les autres qui inséraient ce traité dans leur interprétation : ils allaient de malentendu en malentendu, chacun accusant l’autre de mauvaise foi. On comprend que dans ces conditions la rupture était inévitable (2).

[…] La seconde remarque à présenter porte sur l’actualité évidente de notre question. Nous sommes actuellement en France en présence de l’éventualité d’une société pluriculturelle, avec d’un côté la culture encore dominante, d’origine chrétienne, et correctement laïcisée, de l’autre côté, la culture islamique. Tant que les Maghrébins venaient eux-mêmes assez détachés de l’Islam sauf pour les formes extérieures et rites sans significations particulières, cela ne constituait pas un problème. Ils s’intégraient assez dans la culture dominante, se retrouvant entre eux pour célébrer sans agressivité, leurs fêtes, comme le font les Vietnamiens, les Malgaches… Le pluriculturel devient inquiétant lorsque le groupe musulman devenu très nombreux est en même temps saisi par la renaissance d’un Islam pur et dur, intolérant et conquérant. Ici encore, la communication devrait être le moyen de la coexistence, mais pour qu’il y ait communication, il ne faut jamais cesser de l’affirmer, il faut que les deux partenaires veuillent communiquer. Si l’un des deux refuse les informations que l’autre veut lui transmettre, si en même temps, il prétend prendre pour lui les moyens de communication et imposer sa loi, alors il ne peut pas y avoir de société pluriculturelle : les cultures entreront en conflit, et cela peut faire éclater la société. Or nous avons vu que cela restait toujours une menace pour une telle société, et l’exemple du Liban doit nous donner à réfléchir sur le sort de notre propre société.

Notes

  1. Je ne parlerai évidemment pas comme sociétés pluriculturelles de ces créations politiques totalement artificielles comme la Yougoslavie : entre Serbes, Croates, Slovènes, etc., règne une absence complète de communauté.
  2. Cet exemple peut aujourd’hui s’appliquer aux conventions entre Européens et musulmans. Il faut en effet se rappeler que toutes les conventions, traités, contrats, signés par un croyant avec un incroyant n’ont aucune valeur et le croyant n’a pas besoin de les respecter. Il est dit dans le Coran que Allah n’est jamais tenu par une parole qu’il a dite à un incroyant, donc son Prophète non plus… ni les croyants. Et par ailleurs, aucun pacte n’est admis par Dieu et son Prophète avec un incroyant autre que le « pacte que vous avez déjà conclu auprès de la Mosquée sacrée » (IX, 7).

Source : Jacques Ellul et l’islam | Les Amis de Bartleby

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