Jean-Claude Michéa, « Extension du domaine du capital »

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Jean-Claude Michéa

Extension du domaine du capital

(Trois scolies choisies)
Albin Michel, 2023

 

 

2. Tout ce qui bouge n’est pas rouge

S’il y a bien un trait qui distingue le système capitaliste développé (ou « moderne ») de toutes les sociétés de classes qui l’ont précédé dans l’histoire, c’est sans conteste le caractère révolutionnaire de la dynamique qui l’anime depuis l’origine. Marx et Engels le soulignaient dès 1848, dans le Manifeste du parti communiste, lorsqu’ils écrivaient que « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes ».

Et en 1892 – dans sa préface à la nouvelle édition allemande de La Situation de la classe laborieuse en Angleterre – Engels prenait encore bien soin de rappeler que le mode de production capitaliste [a], du fait qu’il repose par définition sur l’accumulation continuelle et illimitée du capital – ou, si l’on préfère, sur la « croissance » –, « ne peut pas se stabiliser, il lui faut s’accroître et se développer, sinon [il] est condamné à périr ».

On mesure alors tout ce qu’a de mystificateur le dogme habituel de l’intelligentsia de gauche selon lequel la société capitaliste moderne serait conservatrice par essence et ne chercherait donc, à ce titre, qu’à « se maintenir sans changement » (il suffit, du reste, d’observer l’« évolution des mœurs » – ou celle de n’importe quelle agglomération urbaine – sur deux ou trois décennies, pour prendre immédiatement conscience de l’inanité absolue de cette thèse profondément antimarxiste [b]). Ce dogme ne peut que conduire les idéologues de la « gauche progressiste » – c’est-à-dire tous ceux qui croient encore, de nos jours, que « tout ce qui bouge est rouge » (c’était certainement là l’un des slogans les plus naïfs – ou les plus pervers – de Mai 68 !) – à tenir chaque nouvelle « avancée » du capitalisme contemporain (qu’il s’agisse de la voiture électrique, de la « maison connectée », des réseaux sociaux, du « métavers » de Mark Zuckerberg, de l’« Intelligence artificielle », du bitcoin ou encore de la GPA) pour un pas supplémentaire dans la bonne direction – autrement dit, la plupart du temps, celle que symbolisent la Silicon Valley et sa « contre-culture » californienne [c].

La vision qu’avait Engels du « progrès historique » – même si elle reste encore en partie prisonnière de cette « théorie des stades » qui caractérise le « matérialisme historique » – avait pourtant une tout autre allure. « Comme le fondement de la civilisation est l’exploitation d’une classe par une autre classe – écrivait-il par exemple, un an après la mort de Marx, dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Étattout son développement se meut dans une contradiction permanente. Chaque progrès de la production marque en même temps un recul dans la situation de la classe opprimée, c’est-à-dire de la grande majorité. Ce qui est pour les uns un bienfait est nécessairement un mal pour les autres, chaque libération nouvelle de l’une des classes est une oppression nouvelle pour une autre classe. L’introduction du machinisme, dont les effets sont universellement connus aujourd’hui, en fournit la preuve la plus frappante. » Et Engels de conclure – ce qui lui vaudrait certainement, aujourd’hui, les foudres de cette « gauche de progrès » pour laquelle « tout allait forcément plus mal avant » (c’est-à-dire – puisque tel est le sens politique réel de cette maxime « progressiste » – lorsque le système capitaliste n’avait pas encore eu l’occasion de développer toutes ses métastases économiques et culturelles actuelles) [d] – que « plus la civilisation progresse, plus elle est obligée de couvrir avec le manteau de la charité [Mit dem Mantel der Liebe – soit, en termes plus contemporains, de l’“humanitaire” ou de l’“associatif”] les maux qu’elle a nécessairement engendrés, de les farder ou de les nier, bref, d’instituer une hypocrisie conventionnelle que ne connaissaient ni les formes de société antérieures, ni même les premiers stades de la civilisation » [e].

Notes

[a] Le « mode de production » capitaliste (Produktionweise en allemand) désigne, chez Marx, les manières de produire (quels types de biens ? dans quel but précis ? au moyen de quelles techniques ? dans le cadre de quels rapports de classes ?) qui caractérisent ce système économique et social « éminemment révolutionnaire ». Pour ne prendre qu’un seul exemple, l’obsolescence programmée – une pratique qui n’aurait eu strictement aucun sens dans tous les autres « modes de production » que l’humanité a connus, y compris dans celui du « socialisme » soviétique – constitue ainsi l’un des aspects les plus étranges (mais aussi les plus logiques, dès lors que tout, dans le capitalisme, est effectivement ordonné en fonction de la seule recherche de la rentabilité et du profit) du « mode de production capitaliste ». Et par là même du type de « croissance » irrationnelle, déshumanisante et écologiquement destructrice qu’il induit inexorablement (une « immense accumulation de marchandises » – comme le rappelait Marx dès les premières lignes du Capital – dont l’ultime raison d’être métaphysique est de se poursuivre de façon exponentielle jusqu’à l’extinction définitive de toute vie terrestre).

[b] On pourra se faire une idée plus précise du fondement philosophique « progressiste » de la logique libérale/ capitaliste en se reportant par exemple au projet d’aménagement des Landes imaginé par le baron d’Haussez (il fut le préfet de ce département de 1817 à 1819), tel que l’expose Francis Dupuy dans sa thèse sur Le Pin de la discorde. Les rapports de métayage dans la Grande Lande (Université de Lille III, 1990, p. 67) : « Reprenons les écrits du baron d’Haussez, encore une fois admirablement représentatifs de l’idéologie du XIXe siècle. “Bien des choses restent à faire avant que dans la contrée des Landes, on ait placé la civilisation à la hauteur où elle est parvenue dans le reste de la France. Deux causes contrarient les efforts qui pourraient être tentés pour cet objet : la nature des propriétés et le caractère des habitants.” Si notre auteur envisageait de résoudre le second problème par l’immigration et le métissage, la solution du premier paraissait évidente : “Pour remédier à de si graves inconvénients, un moyen se présente, l’aliénation des landes communales.” Certes, “on ne peut dissimuler que la transition du régime de propriété commune à celui de propriété individuelle froissera des habitudes, attaquera des intérêts particuliers”. Mais tout cela était fait pour le bien de la civilisation, car il était entendu que “les causes d’improduction ne pourraient être combattues que par le plus puissant des intérêts, l’amour de la propriété”. Le baron d’Haussez était convaincu, comme bien d’autres à son époque, que ce “déplorable régime de communauté était le dernier vestige des siècles de barbarie qui asservissaient encore ces plaines immenses”. »

Si l’on ajoute qu’aux yeux du baron d’Haussez cette « barbarie » des Landais ne faisait qu’un avec l’attachement qu’ils éprouvaient pour leurs coutumes et traditions (« Quels efforts ne faudrait-il pas employer pour déraciner chez [les Landais] les plus absurdes habitudes ! Sauvages comme leurs déserts, les hommes des dernières classes sont trop ignorants pour songer que le bonheur peut exister au-delà de leurs plaines immenses et dans un état de société plus perfectionné »), on comprendra alors mieux dans quel type d’héritage idéologique « progressiste » s’inscrivent réellement, de nos jours, le député LFI Aymeric Caron ou les différentes associations métropolitaines « anti-corrida » et « anti-chasse ». Claude Lévi-Strauss, observateur autrement lucide, leur avait pourtant répondu par avance, dans Race et Histoire (1932), en rappelant que « le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ». Sur cette forme exemplaire de « colonialisme intérieur » – pour reprendre ici le concept popularisé dans les années 1960 par Robert Lafont –, on pourra également se reporter à l’excellent ouvrage de Dominique d’Antin de Vaillac, L’Invention des Landes. L’État français et les territoires (L’Harmattan, 2008).

[c] Cf. Joseph Heath et Andrew Potter, Révolte consommée. Le mythe de la contre-culture, L’Échappée, 2020 (l’édition originale, The Rebel Sell, est parue en 2004).

À partir du moment où l’on accepte l’idée métaphysique et religieuse selon laquelle il existerait – comme l’écrivait ironiquement Orvell – « un mystérieux processus nommé nécessité historique » conduisant mécaniquement l’humanité vers un avenir toujours plus radieux (c’est-à-dire, en général, toujours plus connecté et artificialisé), il devient forcément très difficile, dans les faits, d’émettre la moindre critique radicale (c’est-à-dire capable de s’attaquer aux racines du problème lui-même) de la dynamique économique, technologique et culturelle du capitalisme contemporain (il suffit observer les débats actuels autour du « ChatGPT »). Avec, à l’arrivée, une impossibilité grandissante de distinguer la vieille idée de la philosophie des Lumières selon laquelle « on n’arrête pas le capitalisme » (confusion qui explique, au passage, bien des déboires et mésaventures de la gauche et de l’extrême gauche modernes). L’un des tout premiers à avoir attiré l’attention sur cette contradiction fondamentale de la gauche progressiste est certainement Charles Péguy. « On oublie trop que le monde moderne, soulignait-il ainsi dès 1907 dans De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle, sous une autre face, est le monde bourgeois, le monde capitaliste. C’est même un spectacle amusant que de voir comment nos socialistes antichrétiens, particulièrement anticatholiques, insoucieux de la contradiction, encensent le même monde sous le nom de moderne et le flétrissent, le même, sous le nom de bourgeois et de capitaliste. » C’est cette contradiction déjà mise en évidence par Péguy que la nouvelle « extrême gauche » (autrement dit, celle qui a pris naissance – sur fond de mise en œuvre économique et culturelle de l’agenda néolibéral – au cours des rugissantes années Delors/Lang/Mitterrand) se retrouve sans cesse contrainte de se dissimuler à elle-même en s’accrochant de toutes les façons possibles au dogme philosophiquement absurde (et qu’elle partage d’ailleurs avec la droite CNews/Valeurs actuelles) selon lequel les progrès incessants du « libéralisme culturel » – y compris sous leur forme « woke » et « intersectionnelle » aujourd’hui dominante – n’auraient absolument « rien à voir » avec ceux du libéralisme économique. Comme si – pour reformuler cette thèse de la nouvelle « extrême gauche » post-mitterrandienne dans le vieux langage marxiste – le mouvement qui anime les « superstructures » idéologiques et culturelles – ou, si l’on préfère, « sociétales » – d’une société capitaliste développée pouvait continuellement s’opérer dans un sens rigoureusement inverse de celui qu’impose, en dernière instance, son « infrastructure » économique et sociale. Je ne suis pas sûr qu’en tournant ainsi le dos à l’une des thèses les plus fondamentales de la philosophie marxiste, on ait véritablement amélioré notre compréhension de la dynamique réelle du capitalisme contemporain.

[d] Il suffit de penser ici à l’état de panique morale absolue dans lequel a le don de plonger sur-le-champ tout défenseur (conscient ou inconscient) du capitalisme – surtout s’il est « de gauche » au sens post-mitterrandien du terme – le simple fait de rappeler que, sur tel ou tel point particulier (le niveau des élèves, l’ampleur des inégalités sociales, l’état du système hospitalier, le degré de dérèglement climatique, etc.), « c’était mieux avant ». Pour prendre toute la mesure des contradictions philosophiques insurmontables qu’induit alors inévitablement cette vision naïvement libérale et « progressiste » de l’histoire – et tout particulièrement dans le domaine écologiquement crucial de l’agriculture et de la vie rurale –, on se reportera, toutes affaires cessantes, aux ouvrages fondamentaux de Pierre Bitoun et Yves Dupont (Le Sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et anthropologique, L’Échappée, 2016) et de L’Atelier paysan (Reprendre la terre aux machines. Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, Seuil, 2021). Deux lectures complémentaires et absolument indispensables si l’on veut effectivement comprendre quoi que ce soit à la dynamique réelle du capitalisme moderne (et donc à la faillite politique, morale et intellectuelle correspondante de la gauche contemporaine). J’ajouterai enfin – pour achever de démoraliser les adeptes de la théologie « progressiste » de gauche – que, dans l’un de ses ultimes écrits (un brouillon de la célèbre lettre rédigée en mars 1881 et adressée à son amie la populiste russe Véra Zassoulitch), Marx lui-même n’hésitait plus à présenter la société socialiste à venir comme « une renaissance, dans une forme supérieure, d’un type social archaïque » (il faisait évidemment allusion à ce type spécifique d’entraide communautaire sur lequel reposent la plupart des sociétés paysannes traditionnelles). Tout en prenant d’ailleurs soin d’ajouter aussitôt (Marcel Mauss reprendra la même idée, et quasiment les mêmes mots, dans son Essai sur le don de 1924) qu’il « ne faut pas trop se laisser effrayer par le mot “archaïque” ». On imagine sans peine ce que penserait aujourd’hui d’un tel texte un(e) jeune stagiaire de Libération ou du Monde, si, par le plus grand des hasards, il (ou elle) avait lu trois lignes de Marx (ou même en connaissait le nom).

[e] Le mythe du « Progrès » (ou, si l’on préfère, celui d’un sens prédéterminé de l’Histoire excluant a priori toute possibilité de faire machine arrière et n’admettant ainsi d’autre solution possible, quel que soit le problème, qu’une fuite en avant continuelle) offre un avantage idéologique supplémentaire à tous ceux dont le « désir secret » – sous le masque trompeur d’un combat inlassable pour un monde plus juste et plus « inclusif » – a toujours été de « s’emparer à leur tour du fouet » et de devenir calife à la place du calife (je reprends ici la célèbre analyse d’Orwell dans son essai de 1946, James Burnham and the Managerial Revolution). C’est bien ce mythe, en effet, qui permet, entre autres, de légitimer le concept, par excellence moderne, d’« avant-garde » (qu’on songe par exemple à l’usage qui en est traditionnellement fait dans le monde de la mode et de l’art contemporain) afin de désigner cette minorité éclairée (ou encore « éveillée » – puisque tel est le sens exact, et d’origine religieuse, du terme « woke ») censée avoir compris mieux que les autres (ou, en tout cas, infiniment mieux que les classes « subalternes ») le sens réel de l’Histoire et la nature véritable de cet « Avenir radieux » qui attend l’humanité. C’est seulement au nom d’une telle conscience et d’un tel savoir privilégiés qu’une nouvelle élite intellectuelle (d’ailleurs presque toujours issue – comme le soulignait encore Orwell – de ces nouvelles classes moyennes urbaines et diplômées que l’organisation moderne du capitalisme engendre mécaniquement) a pu progressivement s’arroger le droit de régenter en totalité la vie des autres, sans qu’il soit besoin pour cela – à la grande différence des aristocraties traditionnelles – de fonder ses nouveaux privilèges « inclusifs » sur un ordre divin ou sur une quelconque supériorité « naturelle » (c’est même, au passage, l’une des raisons pour lesquelles le délire idéologique au sens strict – tel qu’on le verra se mettre rapidement en place dès le lendemain de la révolution bolchevique – ne pouvait prendre racine que dans une société moderne, c’est-à-dire dans une société qui valorise officiellement, et sous toutes ses formes, l’imaginaire de l’égalité). C’est précisément pour rendre compte du caractère historiquement inédit de cette « nouvelle aristocratie » intellectuelle (ce sont les termes qu’il emploie dans 1984) – dont la volonté de puissance illimitée ne peut donc paradoxalement s’exercer que sous le masque d’une lutte « radicale » et inlassable en faveur de l’égalité voire de l’indifférenciation absolue (iel, par exemple, pour remplacer il et elle !) – qu’Orwell en viendra progressivement, tout au long des années 1940, à décrire l’idéologie totalitaire (et notamment sa forme stalinienne) comme un mode de pensée typiquement moderne et dont seul le caractère « schizophrénique » (c’est le principe même de la « double pensée ») permet à tout moment aux intellectuels qui lui sont soumis de continuer à se vivre, en toute bonne conscience, comme « plus égaux que les autres ».

Ajoutons, pour terminer, que c’était également là, aux yeux d’Orwell, l’une des principales différences entre le mode de pensée totalitaire qui caractérise le « stalinisme » et celui du national-socialisme allemand. Ce dernier excluant, par définition, toute référence à un idéal égalitaire, il se trouvait en effet paradoxalement protégé, du coup, contre certaines des formes les plus extrêmes et les plus absolues du délire idéologique moderne. Ce qu’Orwell résumait ainsi (et on retrouve dans cette formule toutes les leçons de 1984) : « Hitler brûlait les livres, Staline les réécrivait » (on remarquera, en passant, que la cancel culture de la gauche « woke » aura donc réussi l’exploit « intellectuel » de fondre en une seule ces deux pratiques emblématiques de l’esprit totalitaire !).

 

 

3. Un peuple ne se révolte que s’il a quelque chose à conserver

À la différence des révolutions bourgeoises, dont l’imaginaire, par définition « middle class », se fonde prioritairement sur le mythe du Progrès et son culte corrélatif de l’Avenir, de l’Innovation et de la Croissance (c’est dans sa propre nature, écrivait par exemple le libéral Benjamin Constant, que l’homme doit trouver « la force d’immoler le présent à l’avenir »), les mouvements authentiquement populaires (autrement dit, ceux qui trouvent, à l’inverse, leur ressort premier dans le sentiment d’injustice et la colère morale des « premiers de corvée ») puisent en général l’essentiel de leur énergie première (comme Orwell, après Proudhon et Pierre Leroux, l’avait bien compris) dans leur attachement à ces multiples traditions et pratiques communautaires (qu’il s’agisse de celles du village, du quartier, voire du « pays ») qu’une élite en place a décidé un beau jour, pour telle ou telle raison, de « déconstruire » brutalement du dehors et d’en haut. Sous ce rapport, la révolte, en 1910, des paysans « zapatistes » mexicains est donc particulièrement exemplaire. « Ce livre, explique John Womack au début de sa magnifique biographie du célèbre rebelle mexicain (Emiliano Zapata, Maspero, 1976), raconte l’histoire de campagnards qui ne voulaient pas bouger, et qui se trouvèrent ainsi amenés à faire une révolution. Jamais ils ne s’étaient imaginé pareil dessein. L’enfer, le déluge, les agitateurs étrangers, l’annonce qu’il existait quelque part des prés plus verts que les leurs, tout leur était égal ; ce qu’ils voulaient, c’était rester dans les villages et les petites villes où ils avaient grandi, où avant eux, depuis des siècles, leurs ancêtres avaient vécu et étaient morts, dans le petit État de Morelos, au centre du Mexique méridional. Au début de ce XXe siècle, d’autres gens, les puissants entrepreneurs des grandes villes, eurent besoin pour leurs affaires de déplacer les villageois ».

Sur cette dimension la plupart du temps « conservatrice » au départ, des véritables révoltes populaires – ou jacqueries [a] – (ce qui exclut d’emblée les mouvements à dominante métropolitaine et middle class du type Nuit debout ou Occupy Wall Street), l’ouvrage majeur reste, aujourd’hui encore, celui du grand historien marxiste britannique Edward P. Thompson, Les Usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre (XVIIe-XIXe siècle) [une traduction française est parue chez Gallimard en 2015] [b]. On trouvera également nombre d’analyses particulièrement éclairantes dans La Politique du peuple. Racines, permanences et ambiguïté du populisme (Albin Michel, 2002), un essai absolument magistral de l’historien Roger Dupuy, mais dont on ne peut malheureusement pas dire qu’il ait rencontré auprès de la critique universitaire dominante (même après la révolte des Gilets jaunes) tout l’écho intellectuel qu’il méritait (ce qui, d’un autre côté, est plutôt bon signe !). Je rappellerai enfin que l’un des tout premiers textes philosophiques modernes à avoir souligné les potentialités critiques, voire révolutionnaires, que recèlent souvent le « droit coutumier » et les modes de vie spécifiques des classes populaires (sans compter que lorsqu’une forme de civilité traditionnelle est amenée à disparaître sous l’effet du rouleau compresseur libéral, c’est généralement une norme juridique fixée arbitrairement du dehors et d’en haut qui vient combler le vide social et culturel ainsi créé, plutôt qu’une nouvelle forme de liberté [c]) est le célèbre article rédigé par le jeune Marx en 1842, sur « La loi relative au vol de bois ». Sur ce sujet, on relira donc avec profit, comme toujours, le stimulant petit essai de Daniel Bensaïd, Les Dépossédés : Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres (La Fabrique, 2007) [d].

Notes

[a] On relira sur ce point l’ouvrage classique de Maurice Dommanget, La Jacquerie (Maspero, 1971). Notons que cet ouvrage est d’abord paru, en 1958, dans le Bulletin du Syndicat des instituteurs de l’Oise (précision qui donne une idée de ce que pouvait encore être, à l’époque, la formation intellectuelle des enseignants du primaire !).

[b] Ces analyses de John Womack et d’Édouard P. Thompson conduisent, entre autres, à projeter une lumière inédite (c’est-à-dire libérée de la grille de lecture qu’impose depuis plus de deux siècles le républicanisme bourgeois) sur ces célèbres « guerres de Vendée » qui ont marqué de façon tragique la Révolution française. Pour une lecture libertaire de ces guerres, on pourra ainsi se reporter, entre autres, à l’essai iconoclaste de Michel Perraudeau-Delbreil (essai dans lequel l’auteur n’hésite d’ailleurs pas à rapprocher la révolte des paysans vendéens de celle de Nestor Makhno pendant la révolution russe), Rapport sur l’état actuel de la Vendée, précédé de quelques considérations historiques (Le Cercle d’Or, 1980) [l’ouvrage a été réédité en 2010 par les Éditions libertaires sous le titre Vendée 1793, Vendée plébéienne]. On en profitera également pour lire, dans la foulée, la remarquable critique que Jean-Luc Debry – auteur toujours aussi pertinent – a donnée de cet ouvrage le 13 octobre 2012 sur l’excellent site anarchiste A contretemps (on pourra également retrouver cette critique sur le site Les Amis de Bartleby).

[c] De la, ce « paradoxe » bien connu (et que David Graeber relevait déjà, avec son ironie habituelle, dans The Utopia of Rules traduit en français sous le titre Bureaucratie, l’utopie des règles, Les liens qui libèrent, 2015) : plus la logique libérale et marchande stend son emprise « axiologiquement neutre » sur l’existence des hommes – en conduisant donc à noyer « dans les eaux glaces du calcul égoïste » la plupart des coutumes et pratiques d’entraide populaires – et plus le mille-feuilles administratif (par exemple le nombre de formulaires à remplir ou de démarches informatiques à effectuer) doit s’épaissir en conséquence, afin d’essayer de « compenser » par les normes abstraites du Droit libéral les effets culturellement désintégrateurs de l’uniformisation technologique et marchande du monde. Une variante, en somme, de cette célèbre « loi de Wagner », formulée dans la seconde moitié du XIXe siècle (Adolph Wagner était, à l’époque, le plus célèbre représentant du « socialisme de la chaire » [Katheder-Sozialismus]), selon laquelle – à l’opposé du dogme libéral habituel – la part des dépenses publiques et le poids du contrôle administratif et juridique sont logiquement condamnés s’accroître de façon exponentielle au fur et à mesure que progresse et s’étend le mode de vie moderne (autrement dit, capitaliste).

[d] Cette idée qu’un « tempérament conservateur » – au même titre qu’un « tempérament anarchiste » – peut tout à fait conduire une personne décente à rallier la cause du peuple et du socialisme a visiblement tellement déstabilisé les traductrices de la nouvelle version du Quai de Wigan (Flammarion, 2022) qu’elles ont, du coup, préféré rendre cette thèse, pourtant centrale, du socialisme orwellien (« The only possible course for any decent person, however much of a Tory or an anarchist by temperament, is to work for the establishment of Socialism ») par « l’unique démarche possible de l’individu raisonnable, que son tempérament le porte vers les travaillistes ou vers les anarchistes, est d’œuvrer à l’accomplissement du socialisme » (p. 310) ! Qu’on puisse ainsi se sentir idéologiquement obligé de traduire le terme anglais de « Tory » – c’est-à-dire de « conservateur » – par celui de « travailliste » (sans même parler des problèmes éthiques que soulève une « traduction » aussi absurde) montre à quel point l’intelligentsia libérale de gauche a décidément toujours autant de mal à accepter l’idée (que défendaient pourtant, entre autres, William Morris, Pasolini, Camus, Marcel Mauss, Paul Goodman, Walter Benjamin, Piergiorgio Bellocchio, Günther Anders, Guy Debord, Jaime Semprun, Cornelius Castoriadis, Christopher Lasch ou encore Simon Leys) selon laquelle le combat pour une société socialiste décente intègre nécessairement et par définition un « moment conservateur ». C’est d’autant plus dommage que la préface de cette réédition – rédigée par Jean-Laurent Cassely – est en tout point remarquable.

8. Le système capitaliste comme « fait social total »

Le fait que le système capitaliste soit devenu aujourd’hui, selon l’expression de Marcel Mauss, un « fait social total » (c’est-à-dire un phénomène indissolublement économique, politique et culturel) permet, au passage, de dissiper un apparent « paradoxe ». Chacun sait, en effet, que les universités où s’enseigne la « science » économique (et ceci vaut bien sûr a fortiori pour les différentes « écoles de commerce ») sont de plus en plus dominées, de nos jours, par l’idéologie du libéralisme économique (autrement dit, par celle que le « pris Nobel » d’économie – en réalité prix de la Banque de Suède – récompense presque rituellement chaque année depuis 1968). D’où leur tendance parfaitement compréhensible (et renforcée, comme dans tout le système universitaire moderne, par les effets de plus en plus pervers et consanguins de la « cooptation ») à recruter de préférence des enseignants considérés, à tort ou à raison, comme « de droite ». Quant aux universités censées former les étudiants aux autres « sciences humaines » (à commencer par cette bonne à tout faire qu’est devenue la « sociologie »), elles apparaissent, à l’inverse, massivement dominées par l’idéologie du libéralisme culturel (et même, de plus en plus, par ses formes américanisées que celles-ci soient « intersectionnelles », « woke » ou « décoloniales »). D’où, au contraire, leur tendance non moins logique et structurelle à recruter en priorité des enseignants « de gauche » ou d’« extrême gauche » (sous réserve, cela va de soi, que ceux-ci ne soient ni marxistes ni trop influencés par la pensée d’un Marcel Mauss ou d’un Karl Polanyi).

Je ne vois dès lors que deux interprétations possibles d’un tel « paradoxe ». Soit l’université bourgeoise est bel et bien devenue schizophrénique, ou bipolaire, et ce serait alors la moindre des choses que de chercher à savoir comment et pourquoi (de même qu’il serait enfin temps de se demander, sur un plan voisin, quelles sont les causes réelles qui poussent les différents partis se succédant au pouvoir depuis plus de trente ans – qu’ils soient de droite ou de gauche – à mettre systématiquement en œuvre une politique à la fois toujours plus libérale sur le plan économique et social et toujours plus « inclusive » et « citoyenne » sur le plan « sociétal » [a]). Ou bien, et c’est la solution qui me paraît la plus logique, libéralisme économique et libéralisme culturel sont effectivement devenus – au fur et à mesure que le capitalisme se rapprochait de sa forme idéale (ou « chimiquement pure ») – les deux faces complémentaires et parallèles d’un même projet historique et d’une même logique philosophique (à l’image de ces « deux » faces qui n’en font qu’une, en topologie, du ruban de Möbius). Et si tel est le cas, on doit alors nécessairement en conclure que l’antagonisme de surface entre économistes de « droite » et sociologues de « gauche » (disons, pour simplifier, entre un Nicolas Bouzou et un Geoffroy de Lagasnerie) ne désigne plus, de nos jours, qu’une de ces ultimes formes résiduelles sous lesquelles se dissimule tant bien que mal leur véritable complémentarité dialectique. Une thèse, il est toujours bon de le rappeler, que Marx et Engels avaient déjà clairement établi en 1846 dans L’Idéologie allemande, lorsqu’ils décrivaient cette « division du travail », antérieure à la bourgeoisie moderne entre, d’un côté, ses « membres actifs » (die aktiven Minglieder dieser Klasse) en charge du monde concret de l’économie et des affaires et, de l’autre, ses « idéologues actifs » (die aktiven konzeptien ideologen), essentiellement chargés, quant à eux, d’« élaborer l’illusion que cette classe se fait sur elle-même ». Une différence de structure, par conséquent, entre l’aile droite et l’aile gauche de la classe dominante et qui « peut même aboutir, prenaient-ils soin de préciser, à une certaine opposition et une certaine hostilité des deux partis en présence » (songeons par exemple à ces « critiques » convenues et puériles du capitalisme – façon Adèle Haenel ou Camélia Jordana – qui accompagnent de façon désormais rituelle les grands-messes du showbiz). Tout en s’empressant d’ajouter que : « dès que survient un conflit pratique où la classe tout entière est menacée, cette opposition tombe d’elle-même, tandis que l’on voit s’envoler l’illusion que les idées dominantes ne seraient pas les idées de la classe dominante et qu’elles auraient un pouvoir distinct du pouvoir de cette classe ». De nos jours, c’est généralement au second tour d’une élection présidentielle que les masques finissent ainsi par tomber (le fameux « front républicain » par exemple) et qu’il devient alors possible de vérifier une fois de plus, dans toute sa vérité prophétique, cette célèbre thèse de Marx et d’Engels.

Notes

[a] La plupart des commentateurs se sont montrés très étonnés, au lendemain de l’élection présidentielle d’avril 2022, de la constitution d’un gouvernement au sein duquel coexistaient aussi bien un Bruno Le Maire (incarnation exemplaire du libéralisme économique le plus plat) qu’un Pap Ndiaye (incarnation non moins exemplaire de l’indigénisme woke et racialiste importé des campus de la bourgeoisie américaine). Mais, en réalité, c’est bien plutôt ce type d’étonnement qui devrait étonner. Le seul fait, par exemple, que le nouveau ministre de l’Éducation nationale ait pu tranquillement se vanter d’avoir placé ses propres enfants à l’École alsacienne (haut lieu de la discrimination de classe et de la reproduction de la classe dominante française) aurait dû éclairer définitivement tous ces commentateurs professionnels sur le sens politique réel du wokisme et de l’« intersectionnalité ». Et tout particulièrement ceux de CNews, du Figaro ou de Valeurs actuelles, quand ils persistent, au mépris de toute analyse philosophique sérieuse, à présenter le « wokisme » – c’est-à-dire le versant culturel du néolibéralisme – comme la marque d’un « anticapitalisme radical », voire, pour les plus imaginatifs d’entre eux, d’une théorie de la décroissance (tout comme l’inénarrable Agnès Verdier-Molinié, dans un registre exactement parallèle, s’entête de façon tout aussi caricaturale à expliquer l’effondrement actuel du système hospitalier et des autres services publics par le seul corporatisme malfaisant d’une administration pléthorique et dépensière, en se gardant bien de préciser que cette dernière ne fait qu’appliquer servilement, depuis maintenant des décennies, tous les mantras du New Public Management néolibéral, depuis son culte absurde et scientiste des indicateurs purement quantitatifs et abstraits jusqu’à l’« évaluation » permanente des personnels, en passant par l’informatisation systématique des échanges humains). Une confirmation supplémentaire, si besoin était, de la célèbre remarque du critique marxiste américain Russell Jacoby sur cette droite conservatrice incohérente – ou schizophrénique – « qui vénère le marché tout en maudissant la culture qu’il engendre » (on ne saurait mieux définir la contradiction fondamentale de tout « anti-wokisme » de droite). Sur Russell Jacoby, un auteur malheureusement trop peu connu en France (il a notamment été l’élève de Christopher Lasch), on pourra par exemple se reporter à son récent entretien avec Fabien Delmotte, D’une pensée critique sous emprise, publié sur l’excellent site anarchiste A contretemps.

Jean-Claude Michéa
Extension du domaine du capital.
Notes sur le néolibéralisme culturel et les infortunes de la gauche.

Albin Michel, octobre 2023

Source : Jean-Claude Michéa, « Extension du domaine du capital  | «Les Amis de Bartleby

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