Jean-Claude Michéa, penseur capital
Alors qu’il vient de publier son nouveau livre, Notre ennemi, le capital, le philosophe ne cesse d’élargir son influence et son audience.
Difficile d’échapper au nouvel essai de Jean-Claude Michéa, Notre ennemi, le capital. Dès sa sortie, le mercredi 11 janvier, Le Monde consacrait pas moins de quatre pages (!) à l’ouvrage et à son auteur en des termes plutôt équilibrés assez peu usités traditionnellement dans le quotidien du soir envers les idées de Michéa. Le même jour, Les Inrockuptibles – incarnation de la gauche libérale-libertaire et «taubiresque» que pourfend inlassablement le philosophe – publiait de son côté un entretien-fleuve bienveillant avec lui. On en passe : d’une page d’entretien croisé dans Le Figaro à l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut sur France Culture où Matthieu Laine apportait la contradiction à Michéa longuement interrogé sur la même station le 11 janvier.
Lecteurs sans frontières
On ne peut que se réjouir de l’effervescence et des débats provoqués par le penseur français le plus stimulant de ces vingt dernières années et dont l’écho ne cesse de grandir. Une performance d’autant plus éclatante que cet agrégé de philosophie a choisi d’enseigner dans un lycée de Montpellier jusqu’à sa retraite en 2010 et qu’il s’est toujours tenu à l’écart des joutes médiatiques spectaculaires en refusant toute apparition télévisuelle. Comme quoi, l’influence réelle d’un intellectuel n’est pas toujours proportionnelle à sa présence dans les médias de masse. Pour preuve, dans un récent essai, Les Nouveaux enfants du siècle, Alexandre Devecchio, journaliste au Figaro et animateur du FigaroVox, évoque l’existence d’une «génération Michéa» dans la jeunesse intellectuelle hexagonale. Quant à Ariane Chemin, dans Le Monde, elle analysait son influence sur «des jeunes gens antimodernes» animant revues ou sites Internet (de sensibilité conservatrice, décroissante, catholique tendance «Manif pour tous» ou autre) qui tiennent l’auteur de L’Enseignement de l’ignorance pour leur maître à penser.
Évoquons encore les hommages à Michéa rendus par Eric Zemmour (qui le cite régulièrement depuis des années), Elisabeth Lévy, Patrick Buisson ou Alain de Benoist, le «père» de la nouvelle droite. Plus à droite, selon certains médias, Marine Le Pen et sa nièce Marion se sont mises aussi à la lecture de ses œuvres sous l’injonction de leurs conseillers respectifs. Il y a évidemment quelque paradoxe à voir une partie de la droite célébrer un penseur invoquant le socialisme originel, Proudhon ou Marx. Pour faire court, certaines idées de Michéa peuvent être relayées dans les pages «Débats» du Figaro, mais pas dans les pages politiques ou le cahier «saumon» du journal de Serge Dassault. D’ailleurs, Michéa a souvent exposé la schizophrénie d’une droite qui vénère le marché tout en maudissant la culture qu’il engendre (par exemple la destruction de l’école et des savoirs classiques).
Par un phénomène à front renversé finalement logique, la pensée anti-libérale de Michéa a été assez vite prise sous les feux de critiques venues de la gauche, ou plus exactement de diverses gauches : de la gauche sociale-libérale à la gauche radicale prétendument anticapitaliste. Dans ce chœur hétéroclite, on peut notamment citer le libelle de Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre, qui flétrissait en 2002 les «nouveaux réactionnaires» à celui plus récent de Jean-Loup Amselle intitulé Les nouveaux rouges-bruns en passant par des articles de Laurent Joffrin dans Libération ou un long texte de Frédéric Lordon (économiste antilibéral et l’un des initiateurs de Nuit Debout), «Impasse Michéa», dans La Revue des livres en 2013. Parmi les griefs retenus : la défense par l’auteur d’Orwell, anarchiste tory d’un certain conservatisme, sa critique implacable d’une gauche moderne ou libérale-libertaire qu’il juge entièrement acquise au capitalisme absolu, son éloge des «gens ordinaires» et du populisme…
Michéa éducateur
De livre en livre (Impasse Adam Smith, Orwell éducateur, L’Empire du moindre mal, La Double Pensée, Le Complexe d’Orphée, Les Mystères de la gauche), cet orwellien – attaché à la notion de «décence ordinaire» – n’a cessé d’aiguiser et d’approfondir une critique du libéralisme perçu non comme une force conservatrice ou réactionnaire, mais comme une «idéologie moderne par excellence» s’efforçant d’éradiquer les valeurs traditionnelles (l’honnêteté, le service de l’État, la transmission du savoir…) et de «briser les résistances culturelles au “changement”, qui trouvent généralement leur fondement dans les “archaïsmes” toujours dangereux de la tradition, ou encore dans les avantages injustement acquis lors des luttes antérieures (et non moins archaïques) de la classe ouvrière et de ses différents alliés.» Dans le sillage de Marx, de Pasolini ou de Christopher Lasch (penseur original dont Michéa se fit le passeur en éditant ou rééditant ses livres dans l’hexagone), il démontre comment, dans sa guerre contre le conservatisme, le libéralisme séduisit la droite par sa version «économiste» (extension du marché) et la gauche par sa version culturelle et politique (extension des droits individuels – donc du Droit – et apologie de la transgression).
Réfutant «l’idée que ce qui est nouveau est nécessairement meilleur» et «la certitude obsessionnelle qu’aujourd’hui tout va forcément mieux qu’hier», Michéa dénonce l’exhortation à «aller toujours de l’avant, à transgresser par principe toutes les limites morales et culturelles reçues en héritage» et «l’interdiction religieuse de regarder en arrière». S’il rejette la «religion du progrès», il renvoie aussi dos à dos la gauche et la droite qui procèdent à une sorte de «division du travail» grâce au mécanisme d’une «alternance unique». Nulle surprise par ailleurs à trouver sous la plume de ce disciple de Marcel Mauss une défense de la décroissance contre le dogme du PIB et le mythe d’une croissance infinie dans un monde fini.
Le nouveau texte de Jean-Claude Michéa, Notre ennemi, le capital, rassemble et prolonge ses réflexions sur le libéralisme et le messianisme progressiste. Sur plus de 300 pages d’une richesse et d’une densité exceptionnelles, il y analyse le relativisme moral de la gauche post-moderne, les nouveaux visages du capitalisme (Silicon Valley, Uber…), la disparition du travail vivant productif, la constitution déjà ancienne d’un capital fictif fait de dettes et de titres financiers… Perspectives historiques, économiques et philosophiques croisent détours par l’actualité, la littérature, le sport, le cinéma, «petits faits vrais» (Flaubert) mariant idées générales et exemples concrets. On retrouve également la forme si particulière de l’écriture de ce pédagogue enchaînant parenthèses, notes et scolies dans un système de poupées russes qui n’obscurcit jamais le propos. Par bonheur, la clarté de l’expression et du style ne néglige pas un humour et un sens de la formule parfois féroces (ainsi «les gardes rouges du capital» pour désigner la gauche radicale et l’extrême gauche libérales malgré elles, à l’instar de Monsieur Jourdain qui faisait de la poésie sans le savoir). Et c’est ainsi que Michéa est grand.
via L’Opinion Indépendante – Article ‘Jean-Claude Michéa, penseur capital’